Pourquoi une telle flambée ?

En un an, le prix du baril de référence est passé de 30 à plus de 50 dollars. Une envolée injustifiée au regard de la loi de l’offre et de la demande.

Publié le 12 octobre 2004 Lecture : 6 minutes.

Avant-hier, il était à 30 dollars, hier à 40, aujourd’hui à 50. Demain, il sera peut-être à 60… Que le baril de référence du pétrole brut s’échange à plus ou moins 50 dollars ne choque plus personne. À peine un gros titre à la une des quotidiens, le 21 août, quand il franchit la « barre » des 49 dollars. Idem, le 28 septembre, quand il dépasse celle des 50 dollars pour se vendre à 50,47 dollars. Le lendemain, il « retombe » à moins de 49 dollars. Pour remonter à 52,02 dollars le 7 octobre…
Le baril n’est pas près de s’arrêter de jouer au yo-yo. Il perdra quelques cents le temps qu’un groupe de spéculateurs engrange ses bénéfices en vendant ses contrats. Ou en gagnera en cas d’achats massifs. Telle est la nouvelle réalité du marché pétrolier dont l’équilibre repose sur les épaules des agents d’une Bourse américaine, le Nymex (New York Mercantile Exchange).
Bourse privée gérée comme une boîte à profit, le Nymex vit le jour en 1872. À l’époque, il était censé mettre de l’ordre dans le marché… du beurre et du fromage, un marché que se disputaient soixante-deux industriels américains. Des produits laitiers, le Nymex n’en traite plus guère. Il s’est spécialisé depuis une vingtaine d’années dans des marchés autrement plus juteux, celui des métaux rares et précieux, et celui de l’énergie, toute l’énergie : gaz, charbon, électricité et, bien sûr, pétrole et dérivés (essence, kérosène…).
Depuis 1983, les transactions sur le sweet crude – le pétrole préféré des Américains car il contient moins de soufre et permet de produire les meilleurs carburants – influencent toutes les autres Bourses du monde : leurs cours servent de référence (benchmark) à l’établissement des prix des autres variétés de brut (Brent de la mer du Nord, Arabian Light du Golfe ou Bonny Light du Nigeria).
Situé à l’intérieur du World Financial Center, sur la One North End Avenue, le Nymex fonctionne tous les jours ouvrables. Des milliers de brokers s’y pressent, de 10 heures à 14 h 30 pour les transactions à la criée et de 15 h 15 au lendemain 9 h 30 pour les transactions télématiques. Chaque contrat vendu ou acheté porte sur mille barils. Le Nymex enregistre un millier de transactions par minute. Plus les acheteurs sont nombreux, plus les prix grimpent. Et inversement. Depuis le 1er janvier 2004, les acheteurs sont nettement plus nombreux. Résultat : le baril de référence est passé de 30 à plus de 50 dollars en moins d’un an.
Une telle flambée est-elle justifiée par les « fondamentaux » du marché, c’est-à-dire l’équilibre entre l’offre et la demande et le niveau des stocks ? Non, répondent tous les spécialistes. Alors, pourquoi le baril est-il aussi cher ? Y a-t-il un seuil limite ? Les réponses sont unanimes : le prix de référence du Nymex comprend une prime de risque de 15 à 20 dollars. Qui évalue le ou les risques ? Personne. C’est « la main divine », disent les capitalistes. Alors on se tourne vers les « psychiatres » du pétrole – une spécialisation promise à un bel avenir ! Au début de l’année, on a expliqué le passage de 30 à 40 dollars par les risques liés aux incertitudes planant sur deux grands producteurs – l’Arabie saoudite, avec 10 millions de barils par jour (b/j), 12 % de la demande mondiale, et l’Irak avec 2,5 millions de b/j. Si, en Irak, les attentats quotidiens pouvaient réduire à zéro les exportations, en Arabie saoudite, les menaces n’ont eu aucun effet : la production ne cesse d’augmenter. Et le ministre saoudien du Pétrole Ali Naïmi a promis, le 29 septembre, de la faire passer rapidement à 10,5 voire 11 millions de b/j.
À ces menaces toujours persistantes sont venues s’ajouter les grèves dans le secteur pétrolier vénézuélien (2,6 millions de b/j), les conséquences des ouragans dans le golfe du Mexique (1,6 million de b/j) et, la dernière semaine de septembre, les menaces brandies par un rebelle se prétendant islamiste – adepte tout à la fois d’Oussama Ben Laden, de Charles Taylor et de Mouammar Kadhafi – sur la production du Nigeria (2,5 millions de b/j). Il n’en fallait pas plus pour que le baril franchisse, le 28 septembre, le cap des 50 dollars au Nymex. Le rebelle en question, Alhaji Moujahid Dokubo-Asari (voir aussi pp. 66-67), a intimé l’ordre aux ouvriers étrangers travaillant pour la compagnie Shell de déguerpir… Shell, qui produit 910 000 b/j, a du coup fait évacuer 235 ouvriers et fermé des champs produisant 28 000 b/j. Voilà pour la goutte qui a fait déborder le baril à New York.
Le Nymex est en effet l’instrument grâce auquel des agents boursiers, travaillant pour eux-mêmes ou pour d’autres, se couvrent à court terme : ils se garantissent la livraison, disons pour novembre, d’une certaine quantité de pétrole à prix fixe, livrable théoriquement à Cushing, dans l’Oklahoma. S’ils estiment que le brut peut passer à 55 dollars en décembre, ils seront prêts à le payer 52 dollars avec l’espoir de le revendre plus cher. Si les cours atteignent 55 dollars, ils feront alors un bénéfice de 3 dollars par baril. S’il est à 50, ils en perdront 2. Face à une telle incertitude, ils sont prêts à multiplier les contrats dans un sens et dans l’autre pour équilibrer leurs positions futures.
Le tiers des transactions sur le Nymex sont, selon les experts, purement financières : c’est ce qu’on appelle le baril-papier. D’autres transactions, dont la presse ne parle jamais, portent sur des positions « longues » : le baril livrable en décembre 2005 se vendait en septembre à 42 dollars, celui de décembre 2006 à 38 dollars, celui de décembre 2010 à 34 dollars. C’est dire que le marché du pétrole à terme est plutôt calme.
Mais il suffit d’un ouragan dans le golfe du Mexique, premier fournisseur des États-Unis, pour que le Nymex tousse. Puis d’une rébellion au Nigeria, cinquième fournisseur, pour que le Nymex s’enrhume, avec 50 dollars de fièvre. Les États-Unis consomment, en effet, 25 % du pétrole mondial (20 millions de b/j). Un rien les inquiète. La Chine, qui a succédé au Japon comme deuxième consommateur mondial (7 millions de b/j), est aussi de la partie. Depuis que son principal fournisseur, le producteur russe Ioukos (numéro un avec 1,9 million de b/j), est sur la sellette à Moscou, Pékin achète tout ce qu’il trouve sur son passage pour satisfaire les besoins de sa croissance économique (+ 9 % par an) et pour constituer des stocks de réserves à l’instar des pays occidentaux, lesquels disposent de cinquante et un jours d’autonomie en cas de rupture totale de leurs approvisionnements.
La prime de risque de 15 à 20 dollars s’explique, d’une part, par la spéculation, de l’autre, par les craintes ponctuelles qui pèsent sur tel ou tel fournisseur – Arabie saoudite, Irak, Nigeria, Venezuela, Russie (ces cinq pays fournissent un volume de 30 millions de b/j, 37 % de la demande mondiale). À cela s’ajoute la dépréciation du dollar par rapport aux principales devises (euro, yen), qui représente un surcoût de 3 à 5 dollars par baril.
Les fondamentaux, eux, parlent d’eux-mêmes. L’offre de pétrole n’a jamais été aussi élevée pour faire face à une demande grandissante : 82 millions de b/j, dont 30 millions fournis par l’Opep, un record historique, contre 80 millions en 2003 et 78 millions en 2002. Le seul risque réel à court terme est une rupture brutale et importante de la chaîne d’approvisionnement : la capacité non utilisée de production est en effet réduite à son minimum (1,5 million de b/j, dix fois moins qu’en 1980). Pis, elle repose, pour les deux tiers, sur un seul swing producer, l’Arabie saoudite. À qui la faute ? Aux compagnies pétrolières nationales et internationales qui ont peu investi au cours des quinze dernières années de peur que le baril ne rechute à 9 dollars comme en 1986. Les engagements récents ne porteront leurs fruits que dans plusieurs années : 20 milliards de dollars en Angola par ChevronTexaco pour 1 million de b/j de plus à partir de 2008 (annonce faite le 29 septembre), 4 milliards par Conoco Phillips en Russie (pour exploiter des gisements de Lukoil, annonce faite également le 29 septembre), 35 milliards de dollars sont prévus à partir de 2005 par la Libye pour doubler la production à 3 millions de b/j en 2010. Avec un pétrole à plus de 30 dollars, tous les gisements – mêmes les plus marginaux – sont rentables. Les réserves « prouvées » à ce jour ne pourront qu’augmenter. Elles s’élèvent à 1 150 milliards de barils (quarante ans de production), contre 720 milliards en 1984 (trente ans), selon les estimations de l’Agence internationale de l’énergie. Le monde ne manque donc pas de pétrole, mais d’investisseurs. Et regorge, hélas ! de spéculateurs.

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