Poker menteur

Téhéran est-il sur le point de se doter de la bombe ? Les Américains sont-ils réellement décidés à l’en empêcher par tous les moyens ? La guerre est-elle inéluctable ? Quelques clés pour comprendre.

Publié le 12 octobre 2004 Lecture : 10 minutes.

Téhéran n’a pas encore rompu les ponts avec la communauté internationale, mais la crise au sujet du nucléaire iranien a connu d’inquiétants développements ces dernières semaines. Le régime islamique a répondu par des menaces aux mises en garde des grandes puissances, qui soupçonnent les mollahs de temporiser et de chercher à se doter le plus rapidement possible d’un arsenal de bombes atomiques. L’hypothèse d’une saisine prochaine du Conseil de sécurité des Nations unies commence à prendre corps. Téhéran a annoncé qu’en pareil cas le pays sortirait du traité de non-prolifération (TNP). Cette escalade – verbale – ressemble au début d’un engrenage, et laisse craindre le pire. Faut-il avoir peur d’un nouvel embrasement dans le Golfe ? L’Iran bluffe-t-il ou, au contraire, est-il déterminé à aller jusqu’au clash si ses intérêts l’exigent ? Que veulent et que peuvent les Américains ? Les Européens ? Les Israéliens ? Voici quelques clés de la partie de bras de fer qui est en train de se jouer entre Vienne, New York et Téhéran.

Les Iraniens veulent-ils vraiment la bombe ? Oui, même si, officiellement, l’Iran jure ne développer son nucléaire que pour des usages civils et scientifiques (recherche). Le projet ne date pas d’hier, puisque le régime du shah le caressait déjà. Cette entreprise exprime d’abord et surtout un besoin de sécurité. Les Iraniens estiment qu’ils ont le droit de se défendre. Hier face à l’Union soviétique et à l’Irak belliqueux de Saddam Hussein. Aujourd’hui face aux États-Unis – qui encerclent militairement la République islamique (Afghanistan, Qatar, Bahreïn, Arabie saoudite, Irak) – et face à Israël. Le tournant impulsé par les néoconservateurs à la politique américaine après l’élection de George W. Bush et le 11 septembre 2001 a ruiné les timides tentatives de rapprochement avec les États-Unis. L’inscription de l’Iran sur l’axe du Mal et les appels renouvelés au renversement du régime des mollahs ont achevé de convaincre les plus réticents que la « coexistence pacifique » avec l’Amérique était une pure vue de l’esprit.
Le programme nucléaire fait l’objet d’un consensus à Téhéran. Conservateurs, réformateurs et opinion publique, tous les Iraniens s’accordent pour considérer que la possession de la bombe est la condition de la préservation de l’indépendance nationale, une indépendance considérée comme un des acquis fondamentaux de la Révolution. La politique du « deux poids deux mesures » pratiquée par les Américains en Irak et en Corée du Nord a renforcé la volonté des Iraniens de se doter rapidement de moyens de dissuasion efficaces. Bagdad avait joué loyalement le jeu des inspections et même accepté, quelques semaines avant le terme de l’ultimatum, de démanteler les quelques missiles Al-Samoud qui lui restait. On connaît la suite. À l’inverse, le régime de Pyongyang s’est comporté en État voyou, a dénoncé le TNP, mais a assuré sa survie. Grâce à l’avancement de ses programmes balistiques et nucléaires, et à la menace qu’elle fait peser sur la Corée du Sud voisine et le Japon, la Corée de Kim Jong-il est intouchable. Message reçu et compris cinq sur cinq à Téhéran.

la suite après cette publicité

Peut-on décrypter la stratégie de Téhéran ? Tâche difficile tant les Iraniens sont passés maîtres dans l’art de la dissimulation. Téhéran veut gagner du temps, poursuivre en sous-main son programme, tout en évitant une confrontation avec la communauté internationale. L’Iran a d’abord habilement opté pour l’apaisement pendant la visite, en octobre 2003, de la troïka des ministres des Affaires étrangères européens (le Britannique Jack Straw, le Français Dominique de Villepin et l’Allemand Joschka Fischer). Le pays a commencé par signer le protocole additionnel au TNP, autorisant des inspections surprises de ses sites. Un geste salué et qui a permis au passage de renforcer les tenants de la solution diplomatique (les Européens) au détriment des partisans de l’intimidation et de la force (les Américains).
Le durcissement constaté ces derniers mois s’explique par plusieurs facteurs. D’abord, la victoire par K.-O. des conservateurs sur les réformateurs. Les dirigeants actuels sont persuadés qu’aucun compromis n’est possible avec une administration Bush qui a juré leur perte. Ils pourraient se montrer plus accommodants avec John Kerry, s’il était élu, pour éviter de le braquer. On n’en est pas encore là. En attendant, entre la présidentielle américaine de novembre et l’enlisement militaire en Irak, les capacités de réaction des États-Unis sont paralysées. Et les Européens, même s’ils ont récemment laissé percer leur irritation, ne sont toujours pas disposés à porter l’affaire du nucléaire iranien devant le Conseil de sécurité. Car cela reviendrait à faire une fleur à l’administration Bush et risquerait d’être contre-productif. Téhéran a logiquement tiré profit de ces circonstances pour afficher sa volonté de « maîtriser la totalité du cycle nucléaire ». La visite de Mohamed al-Baradeï en Israël au début de juillet a offert un prétexte à l’Iran pour hausser le ton. Cette visite était destinée à dissiper l’impression que l’État hébreu, qui possède illégalement deux cents armes atomiques, bénéficiait d’une impunité génétique. Mais elle n’a débouché sur rien de concret.

Le programme nucléaire militaire est-il très avancé ? Impossible de le dire. L’Iran a fait montre d’une remarquable discrétion à ce sujet jusqu’en 2002. Depuis, les experts de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) sont allés de découverte en découverte sans jamais cependant tomber sur la preuve flagrante (le smoking gun, dans la terminologie chère aux inspecteurs de l’agence de Vienne) permettant de confondre Téhéran. En mettant la main, cet été, sur des traces d’uranium enrichi à 36 % et 54 %, les enquêteurs ont cru trouver la preuve que l’Iran procédait illégalement à un enrichissement à usage militaire. Mais, après vérification, ils ont dû se ranger aux arguments de Téhéran, qui affirmait que ces traces venaient en réalité d’équipements russes importés du Pakistan. Selon certains experts, volontairement alarmistes, l’Iran est à un an de se doter de la bombe. Selon d’autres, les mollahs ne disposeront pas de l’arme atomique avant fin 2006. Ce qui est sûr, c’est que l’Iran a bénéficié de transferts de technologie pas toujours avouables, et que ses scientifiques sont compétents et bien conseillés par des spécialistes de l’ex-Union soviétique.
Le pays produit de l’uranium et a déclaré un stock de 37 tonnes de Yellow Cake – un concentré de minerai d’uranium – qu’il a d’ores et déjà commencé, aux dires du chef de la délégation iranienne à l’AIEA, à convertir en hexafluorure d’uranium (UF6). L’obtention d’UF6 est légale au regard des traités internationaux, mais cette opération constitue l’ultime étape avant l’enrichissement à usage militaire (à 80 %). Pour cela, l’Iran dispose de centrifugeuses en nombre : 160 sont encore opérationnelles, plus d’un millier pourraient être assemblées rapidement. Il en faut 2 500 pour arriver à la bombe. En février 2003, les experts ont découvert que le site de Natanz, à 250 km au sud de la capitale, était configuré pour accueillir un parc de 5 000 centrifugeuses en 2005. En signe de bonne volonté, la République islamique avait annoncé, en février 2004, la suspension de l’assemblage des centrifugeuses, mais elle est revenue sur sa décision en juillet pour manifester son irritation devant le contenu jugé exagérément sévère de la résolution du Conseil des gouverneurs de l’AIEA. Un geste « inquiétant », mais le chemin qui sépare l’Iran de la bombe reste long : il lui faudra produire l’uranium enrichi en quantités suffisantes, mettre au point un engin expérimental, le tester, et, enfin, miniaturiser le prototype pour pouvoir l’embarquer sur des missiles.

Jusqu’où peuvent aller les Américains ? Là encore, les choses ne sont pas claires. Les Américains, fidèles à leur doctrine de non-prolifération, veulent empêcher l’Iran de se doter de la bombe. Pour l’instant, ils font monter la pression. Leur objectif à court terme est de renvoyer l’affaire devant le Conseil de sécurité. Ils ne désespèrent pas d’y arriver en novembre, lors de la prochaine réunion du Conseil des gouverneurs de l’AIEA. Il n’est pas encore question de guerre ou de frappes. Le but est d’isoler diplomatiquement l’Iran. Officiellement, toutes les options sont à l’étude, ce qui signifie que le recours à la force n’est pas exclu, en théorie. Mais il n’est pas d’actualité, pour plusieurs raisons. D’abord, les Américains ne sont pas prêts, une attaque de l’Iran ne s’improvisant pas. Comme il y a peu de chances que le régime de Téhéran laisse détruire son arsenal nucléaire sans riposter, la guerre prendrait des allures de guerre de renversement du régime – d’invasion. Longue, coûteuse et aléatoire. Pas sûr que les Américains, qui éprouvent les pires difficultés en Irak, aient très envie « d’y aller ». Le débat fait rage au sein de l’administration et dans les fondations conservatrices.
Une autre école, dite « modérée », plaide pour une approche plus intelligente : le changement de régime sans guerre. Un Iran nucléaire ou sur le point de se doter de l’arme nucléaire, mais gouverné par un régime neutre ou ami, constituerait un moindre mal. Problème : comment y parvenir ? Les scénarios avancés par les tenants de cette école évoquent curieusement ceux envisagés pour déloger Saddam Hussein du pouvoir sans passer par la case « intervention militaire directe ». John Kerry, le challengeur de Bush, pencherait, lui, pour une approche réaliste et « sans confrontation ». Mais il n’a pas donné beaucoup de détails.

Israël peut-il lancer des frappes préventives ? Pas forcément. Militaires et politiques israéliens n’ont cessé de répéter que leur pays était prêt à prendre ses responsabilités en cas d’échec des négociations avec l’Iran. Des déclarations « de bonne guerre », destinées à mettre la pression sur Téhéran. Mais aussi sur les Européens. Et qui servent les desseins de la diplomatie américaine, qui souhaite convaincre les Européens de saisir le Conseil de sécurité. La menace est à peine voilée : si la communauté internationale n’agit pas, les Israéliens pourraient être tentés d’attaquer les premiers. Avec les conséquences catastrophiques que cela ne manquerait pas d’entraîner sur la région.
Pourtant, il n’est pas sûr que cette menace soit très crédible. Rien ne dit que les Israéliens veuillent s’embarquer dans une aventure aussi dangereuse. Ni qu’ils recevront l’aval américain. Ni même qu’ils en aient les moyens. Car, contrairement au précédent d’Osirak, en 1981 (le bombardement par l’aviation israélienne du réacteur nucléaire en construction de l’Irak), Téhéran est prévenu du risque, et l’a intégré. L’effet de surprise ne jouera pas. Les Iraniens ont pris le soin de disperser leurs sites sensibles, au nombre d’une quinzaine, et de les enterrer. Plus qu’un raid, il faudrait une opération d’envergure, mobilisant plusieurs dizaines, voire des centaines d’appareils. Les sites sont, pour certains, très éloignés du territoire israélien. Surtout, une attaque provoquerait une réaction en chaîne. Courant août, l’Iran a testé avec succès un nouveau missile, le Shahab 3, d’une portée de 1 300 à 1 700 kilomètres, qui équipe maintenant les Gardiens de la Révolution, une unité d’élite de l’armée. Il peut frapper des cibles au coeur du territoire israélien. Ainsi qu’en Turquie, pays membre de l’Otan, et en Arabie saoudite, les villes ou les champs de pétrole par exemple. La tête du missile peut être conventionnelle (explosifs classiques) ou chimique. Aux dires des experts, elle semble « très au point ». L’Iran a même annoncé, le 5 octobre, par la voix de l’ancien président Hachemi Rafsandjani, que le Shahab avait désormais une portée de 2 000 kilomètres. Cet arsenal balistique conséquent peut être transporté par des batteries mobiles, ce qui le rend moins vulnérable à une attaque préventive. Le test du mois d’août, très médiatisé, est intervenu après l’échec d’un test de missile antimissile israélien Arrow 2, qui a souligné la vulnérabilité actuelle d’Israël. Début septembre, l’État hébreu a essuyé un nouvel échec, avec la perte en mer du satellite Ofek 6, lancé pour espionner le territoire iranien. Le rapport de force est donc plus équilibré qu’il n’y paraît entre les deux puissances rivales.

la suite après cette publicité

Les menaces de sanctions commerciales et diplomatiques peuvent-elles faire plier l’Iran ? Non. Le pays vit déjà depuis plusieurs années sous un régime de sanctions unilatérales américaines. Ce qui ne l’empêche pas de fonctionner. Un vote du Conseil de sécurité des Nations unies est nécessaire pour imposer des sanctions contraignantes, comme un embargo commercial et militaire par exemple. Or les avis des différents membres permanents divergent assez sensiblement au sujet de l’Iran. À supposer que les Européens (France et Royaume-Uni) se rallient aux thèses américaines, il resterait à convaincre la Russie et la Chine. La chose ne sera pas facile. L’Iran est un gros client de la Russie, qui vend notamment des technologies nucléaires à usage civil et participe à la construction du réacteur de la centrale de Bushehr, dont la livraison est prévue en 2006. La Chine, elle, redoute qu’un régime de sanctions pour « conduite proliférante » ne fasse jurisprudence et que, par souci de cohérence, le Conseil de sécurité ne soit tenté d’adopter une position « dure » à l’égard de la Corée du Nord, dont le régime est l’allié de Pékin. Mais même si les membres permanents arrivaient à se mettre d’accord, les sanctions risqueraient d’être plus symboliques que réelles. L’économie iranienne, faiblement diversifiée, pourra supporter un embargo sur les ventes de pistaches, de caviar et de tapis. Le seul embargo véritablement préjudiciable pour Téhéran serait un embargo pétrolier. Mais le remède serait alors « pire que le mal ». L’Iran est un trop gros producteur d’or noir, et le marché est beaucoup trop « tendu ». Le retrait de l’Iran provoquerait une réelle pénurie. Le cours du pétrole s’envolerait pour atteindre 70 ou 80 dollars, voire davantage.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires