Le testament de James Wolfensohn

Publié le 12 octobre 2004 Lecture : 5 minutes.

Je ne suis pas, mais alors pas du tout, un « fan » de la Banque mondiale, ni de ses présidents – j’en ai (un peu) connu deux ou trois sur les neuf qui se sont succédé à sa tête depuis soixante ans qu’elle existe. J’ai vu beaucoup de ses hauts cadres défiler en Afrique imbus de leur « mission », ne quittant les halls des grands hôtels que pour les antichambres des ministères des Finances afin d’asséner la vérité du moment sur ce qu’il faut faire pour le développement économique.
La vérité du moment ? C’était « il faut mettre l’accent sur l’agriculture et les grands barrages ». Pouvait lui succéder, une ou deux années plus tard, « non ! il faut industrialiser » ou bien « pas de dépenses sociales, consacrez moins d’argent public à l’éducation » ou bien encore « développez le tourisme ».
Avec l’arrogance de ceux qui savent tout et qui viennent enseigner à des « ignorants », sans rien connaître d’un pays que sa macroéconomie, ils débitaient d’un ton péremptoire des « recettes » élaborées à Washington et qui se contredisaient d’une année à l’autre.

La Banque mondiale s’est occupée de tous les pays sous-développés. Elle n’en a développé aucun.
La Tanzanie de Nyerere fut l’un de ses « chouchous » : elle y a favorisé « l’agriculture de village », qui n’a rien donné ; la Tunisie de Ben Salah en fut un autre : elle y a encouragé un « socialisme coopérativiste » qui a conduit au désastre économique. Sans craindre la contradiction, dans le Zaïre de Mobutu, elle a laissé faire (et accompagné) une aberrante politique de « zaïrisation » et d’« éléphants blancs » qui a mené le pays à la ruine…
Cela dit, ou plutôt rappelé, son actuel président, James D. Wolfensohn, américain comme ses huit prédécesseurs(*) – mais de fraîche date puisqu’il est né australien en 1933 et n’a acquis la nationalité américaine que pour être éligible à ce poste -, est un personnage intéressant et controversé au sein même de la Banque.
Depuis peu, il se répand dans la presse pour dire, sur la Banque mondiale et sur le développement économique, des vérités dont je voudrais vous faire bénéficier.

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Désigné puis élu à la tête de la Banque une première fois en 1995, désigné à nouveau et réélu en 1999 pour un deuxième mandat qui s’achève, Wolfensohn voudrait bien commencer en juin prochain un troisième mandat. Il a peu de chances de l’obtenir : « Je ne sais pas, dit-il, si on voudra que je reste, si quelqu’un d’autre se présentera, si je veux moi-même passer cinq années de plus à la tête de la Banque… Je prendrai ma décision en décembre. »
Est-ce son « testament politique » qu’il livre à l’opinion via la presse ? Ou bien est-ce son programme pour un hypothétique troisième mandat ? Je ne sais et vous livre, en tout cas, sa pensée et ses analyses. Elles valent le détour.

Wolfensohn, il faut le savoir, est d’extraction modeste, mais a réussi à devenir très riche. C’est par conséquent en connaissance de cause, et non sans mérite, qu’il constate et déplore :
– « Dans notre monde de 6 milliards d’habitants, 1 milliard d’entre eux contrôlent 80 % du Produit intérieur brut mondial, et les cinq autres milliards seulement 20 %. Près de la moitié vivent avec moins de 2 dollars par jour. Un milliard d’êtres humains n’ont pas accès à l’eau potable ; plus de 100 millions d’enfants n’ont jamais eu la possibilité d’aller à l’école ; et plus de 40 millions d’habitants des pays en développement (PED) vivent avec le VIH-sida, sans grand espoir de bénéficier d’un traitement.
– L’absence d’opportunités économiques et la compétition qui en résulte pour l’accès aux ressources sont à l’origine de la plupart des conflits de ces trente dernières années, plus que les problèmes ethniques, politiques et idéologiques. Lorsqu’on a du travail et de l’espoir, on est moins tenté d’avoir recours à la violence. […]
– Entre 1980 et 2001, la proportion d’êtres humains vivant en dessous du seuil de pauvreté dans le monde en développement a été réduite de moitié, passant de 40 % à 21 %. Dans le même temps, l’espérance de vie dans les PED a augmenté de vingt ans, tandis que l’illettrisme des adultes était réduit de moitié, à 25 %. Nous savons donc que le développement permet d’obtenir des résultats. Ce qu’il faut, c’est faire davantage.
– Cette année, le monde consacrera aux dépenses militaires 900 milliards de dollars, dont 450 milliards, la moitié, pour les seuls États-Unis d’Amérique.
Ce que nous consacrons aux vrais facteurs de paix que sont l’éducation et la lutte contre la pauvreté est (de ce fait ?) très insuffisant.
– Nous avons interrogé 60 000 pauvres dans 60 pays : à quels changements aspirent-ils ? La grande majorité d’entre eux n’ont pas parlé de la pauvreté elle-même. Ils nous ont dit vouloir avoir « voix au chapitre » et des opportunités pour leurs enfants : ce qui montre bien qu’ils ont compris que la pauvreté n’est qu’une conséquence d’un système, de l’injustice, de la non-participation.
Ils ont ajouté qu’ils voulaient la démocratie, mais savaient, eux, qu’elle n’a pas une forme unique et n’est pas aisément transférable d’un pays à un autre. »

James Wolfensohn n’hésite pas à aborder l’épineux sujet de la corruption.
« La Banque mondiale n’osait pas regarder en face le problème de la corruption, considéré comme politique, donc extérieur à notre sphère. J’ai expliqué que c’était une erreur.
Quand vous allez dans un pays en voie de développement, vous savez, en moins de quarante-huit heures et sans vous donner beaucoup de peine, les noms et les fonctions des personnages corrompus, si le président lui-même, ou sa femme, participe au phénomène et combien il en coûte d’obtenir un contrat ou une décision judiciaire.
Il n’y a donc pas de vrai secret en matière de corruption et, pour peu qu’on le veuille, on peut s’attaquer au problème pour le faire disparaître.
À condition de ne pas cibler seulement les corrompus, mais aussi les corrupteurs : il y a trois ans encore, les montants ayant servi à corrompre étaient légalement déclarés dans la moitié des pays européens – et déductibles des impôts sur les bénéfices.
Dans ces conditions, il n’est pas correct de faire comme si la corruption a été inventée en Afrique ou en Amérique latine… »

Ainsi s’exprime, dans la presse, ce riche Américain de 71 ans né à Sydney et qui aimerait bien continuer à diriger la Banque mondiale jusqu’en 2010.
Mais, s’il s’exprime avec cette étonnante et rafraîchissante franchise, c’est qu’il sait qu’on ne le gardera pas.

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* Une règle non écrite veut que le président de la Banque mondiale soit américain, et le directeur général du Fonds monétaire international (FMI) européen, les autres continents n’ayant droit, jusqu’à ce jour, à aucun des deux postes.

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