Le fantôme d’el-Qaïda

En décembre 2002, policiers togolais et français procédaient en secret à l’extradition vers le Liban d’un membre présumé du réseau Ben Laden. Révélations sur un épisode africain de la « guerre de l’ombre » contre le terrorisme.

Publié le 12 octobre 2004 Lecture : 5 minutes.

Dans ce maelström auquel ressemble parfois l’Afrique de l’Ouest, là où les trafics en tout genre prospèrent à l’ombre des zones grises et des guerres civiles, nul ou presque n’échappe à la loi du crime. Même si elles ont pris la mesure du danger et tentent de s’en prévenir, les autorités togolaises sont ainsi régulièrement confrontées aux diverses formes de la délinquance transfrontalière : pétroliers fantômes venus du Nigeria, cargos bourrés de cocaïne en provenance de Colombie – en ces temps de mondialisation, les narcotrafiquants utilisent de plus en plus les ports d’Afrique occidentale comme plaques tournantes à destination de l’Europe -, filières à peine clandestines d’émigration chinoise, elles aussi réexportables et alimentées par les mafias de Shanghai, etc. Concomitamment, depuis l’éclatement de la crise en Côte d’Ivoire, une bonne partie de la communauté libanaise d’Abidjan a rejoint celles de Freetown et de Monrovia en ces lieux de repli encore sûrs que sont Douala, Cotonou, Dakar mais aussi Lomé. Parmi ces « réfugiés » provisoires, pour la plupart chiites, figurent une grande majorité de gens honnêtes, travailleurs, aux remarquables facultés d’intégration. Mais aussi une minorité d’activistes douteux évoluant aux frontières de la criminalité et du terrorisme, souvent proches de l’islamisme radical, aussi dévoués à la cause du djihad que prompts à corrompre pour poursuivre leur business. Certains rackettent les membres de leur propre communauté pour les besoins de la cause, d’autres font de leurs havres africains des bases arrière opaques pour des opérations d’une tout autre ampleur.
Était-ce le cas du dénommé Abdallah Mohamed al-Muhtadi ? Sans doute. Les conditions d’exfiltration du Togo de ce sympathisant d’el-Qaïda originaire d’Égypte, mais résidant à Tripoli, au nord de Beyrouth, sont jusqu’ici restées secrètes. On savait simplement que cet homme d’une trentaine d’années, suspecté par la police libanaise d’être le logisticien d’un groupe de vingt-deux personnes préparant des attentats, avait été livré à Beyrouth en décembre 2002, avant d’être condamné à la mi-2003 à cinq ans de prison. L’enquête menée par J.A.I. à Lomé permet désormais d’en savoir beaucoup plus sur cette rocambolesque affaire.
Début décembre 2002, à la suite d’une information fournie par les services libanais, le commandant D., chef d’antenne de la DGSE à Lomé, prévient ses collègues togolais de la présence depuis quelques mois, au sein de la communauté libanaise travaillant dans l’enceinte du port, d’un certain Muhtadi. Selon sa fiche de renseignements, ce militant islamiste, qui a effectué des séjours en Iran et en Afghanistan, serait un spécialiste de la préparation des véhicules piégés. Le vaste marché de l’import-export des voitures d’occasion en Afrique de l’Ouest étant largement contrôlé par des commerçants libanais, Muhtadi aurait trouvé là de quoi bricoler discrètement des véhicules, lesquels étaient ensuite réexpédiés par bateau vers Beyrouth ou Tripoli, puis pris en charge par une filière locale et enfin bourrés d’explosifs. Le président Eyadéma ayant donné son feu vert à l’arrestation et à l’extradition – sous supervision française – du suspect vers le Liban, qui a émis contre lui un mandat d’arrêt international, Muhtadi est appréhendé dans l’enceinte même du port de Lomé, au beau milieu du parking où s’entassent les voitures fraîchement débarquées.
Pendant quatre jours, le jeune Libanais sera détenu dans une discrète villa de la capitale togolaise, où on lui fera perdre peu à peu la notion du temps : pièce sans fenêtre allumée en permanence, montre retirée, repas fournis à des horaires variables… Le commandant D. et le capitaine togolais Y. veillent à ce que leur « prise » devienne peu à peu aussi docile qu’un mouton de l’Aïd. Pour mieux le désorienter, on a fait croire à Muhtadi que les autorités sénégalaises le réclament et que son extradition vers Dakar est imminente. Le temps presse : les Français, qui ont décidé de livrer Muhtadi à la police libanaise, savent que la CIA a eu vent de l’arrestation et que ce présumé membre – ou proche – du réseau el-Qaïda intéresse les Américains. Trouver un avion devient urgent. Pour 150 000 dollars, payés cash en deux parties par le commandant D., un affréteur européen établi à Lomé prête son Boeing 727 VIP (un appareil lui-même loué auprès d’une compagnie sise au Swaziland) et le 18 décembre 2002 à 6 h 30, l’avion décolle en direction de Beyrouth.
À son bord, outre l’équipage, quatre policiers togolais armés encadrent Abdallah Mohamed al-Muhtadi. Deux d’entre eux sont de confession musulmane, choisis tout exprès afin de mieux appréhender le comportement du détenu. Les hublots ont tous été soigneusement occultés, et le Libanais, qui pense voler vers le Sénégal, s’agenouille sur la moquette pour prier. À la suite d’un fort vent de face au-dessus du Sahara, l’avion est contraint de se poser à Louxor, en Égypte, pour refaire le plein. Ironie de l’histoire : Louxor est la ville natale de Muhtadi ! La police égyptienne, qui interroge rapidement l’équipage sans monter à bord, n’est guère curieuse. Elle aurait dû l’être pourtant, puisque Muhtadi est également recherché en Égypte pour s’expliquer à propos de cinq « suicides » non élucidés survenus au Caire quelques mois plus tôt. Cinquante minutes plus tard, le 727 redécolle à destination de Beyrouth. Au large d’Israël, les contrôleurs aériens de Tsahal se manifestent : « Appareil 3DJNM, avez-vous bien le colis à bord ? » Manifestement, le Mossad était, lui, au parfum. Lorsque l’avion se pose sur une piste militaire de l’aéroport de Beyrouth, Muhtadi croit avoir atterri à Dakar. Il sort, encadré par les policiers, et se retrouve nez à nez avec une unité d’élite en treillis bleu des services libanais. L’homme marque un temps d’arrêt, puis tente de faire demi-tour en direction de la carlingue. Il est aussitôt empoigné, menotté, affublé d’un gilet pare-balles et projeté à l’intérieur d’un fourgon blindé.
Jugé cinq mois plus tard, Abdallah Mohamed al-Muhtadi reconnaîtra avoir séjourné en Iran et en Afghanistan, mais restera muet sur son séjour au Togo et sur les activités qu’il y menait. Une omerta étrangement respectée par ses juges qui ne lui ont posé aucune question à ce sujet. Verdict : cinq ans de prison dont trois ferme pour… vol de voitures. Les services syriens, dit-on à Beyrouth, seraient discrètement intervenus pour que Muhtadi soit récompensé de son silence.

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