La galaxie Wade

Ils sont ses enfants, ses neveux, ses camarades de parti, ses amis proches ou lointains, ses zélateurs ou ses obligés… Chacun joue un rôle précis dans la mécanique présidentielle. Au gré des promotions et des disgrâces.

Publié le 12 octobre 2004 Lecture : 9 minutes.

« Je ne peux pas dire qu’Idrissa Seck ne reviendra plus à mes côtés. Le mot  » jamais » ne s’emploie pas en politique. Mais Idrissa a commis beaucoup d’erreurs, s’est mis à dos plusieurs de mes proches collaborateurs, ainsi que de nombreux responsables et militants du PDS [Parti démocratique sénégalais, au pouvoir]. Il a abusé de ma confiance, tenté de casser mon parti à mon insu pour le remodeler en fonction de ses ambitions présidentielles. Son retour n’est pas d’actualité. » Ces propos nous ont été tenus par le président sénégalais Abdoulaye Wade, sur celui qui fut son principal collaborateur de son arrivée au pouvoir, le 19 mars 2000, au 21 avril 2004.
Personnage central de la « galaxie Wade » depuis les dernières années d’opposition, Idrissa Seck fut nommé le 1er avril 2000 directeur de cabinet du président de la République, avec rang de ministre d’État, au moment de la désignation de Moustapha Niasse comme Premier ministre, et avant celle de tous les autres membres du premier gouvernement de l’alternance. Il s’installa par la suite à la primature, du 4 novembre 2002 au 21 avril dernier. Seck a eu une influence que nul n’aura sans doute jamais plus dans le Sénégal sous Wade. Homme de confiance du chef de l’État, il a concentré entre ses mains pendant plus de trois ans tous les pouvoirs : celui de nommer aux fonctions les plus importantes de l’État (le président entérinait toutes ses propositions les yeux fermés), la gestion des fonds secrets, la direction du PDS…
Le limogeage de Seck, après des mois d’une déchirante brouille avec le chef de l’État (voir J.A.I. n° 2259), a chamboulé la galaxie Wade, reconfiguré l’espace présidentiel à la faveur d’une purge que la presse sénégalaise a désignée par le néologisme « déseckisation ». « Depuis le 21 avril, indique un proche collaborateur du chef de l’État, on a assisté à un éclatement du pouvoir que Seck centralisait. L’influence s’est émiettée. Les uns et les autres se sont partagé les morceaux. »
Parmi ceux qui tirent profit de la nouvelle donne, Karim Wade, 36 ans, fils et conseiller de son président de père, devenu, en juin 2004, directeur de l’Agence chargée du sommet de l’Organisation de la conférence islamique (OCI) prévu fin 2006 à Dakar. Expert en ingénierie financière, employé d’une banque londonienne avant de venir aux côtés de Wade au lendemain de l’alternance, Karim est aujourd’hui consulté par son père sur toutes les questions relatives à la vie économique et financière de l’État. Et sur beaucoup d’autres, à en croire certains habitués du palais de l’avenue Léopold-Sédar-Senghor. À les entendre, traumatisé par sa séparation avec Idrissa Seck, le chef de l’État s’est rabattu sur un homme à la loyauté absolue, son propre fils, qu’il consulte sur tout, et dont l’avis compte de plus en plus.
Rempart naturel dans l’adversité, la famille de Wade est présente – voire trop présente au goût de certains – à ses côtés et constitue le tout premier cercle. L’épouse, Viviane née Vert, une Française devenue « une Sénégalaise d’ethnie toubab », est très active sur le front social, à travers son association humanitaire « Éducation Santé (ES) ». Mais la première dame ne manque pas, chaque fois qu’elle l’estime utile, d’émettre un avis sur telle ou telle décision du chef de l’État. « Depuis que tu es arrivé au pouvoir, les gens n’osent plus te dire la vérité, a-t-elle un jour lancé à son mari. Pour éviter toute dérive, je constitue l’opposition à l’intérieur du palais. »
Syndiély, le second enfant du couple, 31 ans, ex-auditrice chez Pricewaterhouse Coopers à Genève, nommée « assistante spéciale du chef de l’État » par un décret de novembre 2001, fait l’unanimité. Réputée courtoise, bosseuse, et à l’écart des querelles d’influence et de positionnement, elle a choisi de s’éloigner du palais pour « travailler sur les dossiers que lui confie [son] père ». Après avoir installé ses bureaux dans un immeuble de l’avenue de la République, à Dakar, elle s’est entourée d’une task force constituée d’Hassan Bâ, un ancien employé de l’Unops (United Nations Office for Project Services) à New York nommé « assistant spécial » de Wade en novembre 2001, et de jeunes collaborateurs issus de l’Institut supérieur de management de Dakar. Version sénégalaise de Claude Chirac, Syndiély « travaille » l’image de son père, organise sa communication et lui soumet sur un certain nombre de questions des avis qui seraient ceux d’un cadre d’entreprise européen.
Une autre femme de la famille est du premier cercle. Il s’agit de N’Dèye Sakho, fille de Khady Wade, une soeur aujourd’hui décédée du président. N’ayant aucune attribution officielle, elle est la « madame Relations sociales » du chef de l’État, qui ne se lasse pas d’assister aux baptêmes, mariages, deuils et autres cérémonies pour transmettre le mot de félicitations ou de compassion de son oncle.
En dehors de la famille, la galaxie a subi un profond remue-ménage au cours des derniers mois. À commencer par l’arrivée aux affaires du successeur de Seck à la primature, l’ancien ministre de l’Intérieur Macky Sall. Deuxième personnalité de l’exécutif, fait numéro deux du comité directeur du PDS par une décision du chef de l’État, Sall, 43 ans, a tiré les leçons du départ de son prédécesseur. Discret, rassurant, il a donné comme consigne aux membres de son cabinet de « [l’] aider à [se] faire oublier ».
Celui qui se voit, après la primature, dans une organisation internationale ou une entreprise privée est bien introduit au palais, bénéficiant de la confiance du « patron » et de l’amitié de Karim. Faisant figure d’homme lige, Macky Sall est aujourd’hui l’une des personnalités les plus influentes de l’équipe au pouvoir ainsi qu’au sein du parti. Il surclasse même Aminata Tall, ministre d’État chargée de la Décentralisation et des Collectivités locales. Au zénith au plus fort de la « guerre » entre la présidence et la primature au cours des derniers mois de Seck à la tête du gouvernement, l’influence de Tall s’est fortement érodée après le départ de celui-ci.
Mais Sall n’est pas sans susciter quelque méfiance chez ceux qui, dans l’entourage du chef de l’État, le soupçonnent de préparer la succession de connivence avec le directeur de cabinet Abdel Kader Sow et le ministre du Tourisme Ousmane Masseck Ndiaye. À l’instar de tous les palais, celui de Wade a ses faucons, et ses férus de complots. Mais aussi ses « fous du roi », comme se définissent les deux hommes qui ont le plus poussé Seck vers la sortie : le chef de cabinet de la présidence, Papa Samba Mboup, et l’ex-conseiller spécial du chef de l’État devenu ministre délégué à la Solidarité nationale, Farba Senghor.
Le premier, 61 ans, est un fidèle parmi les fidèles, six fois jeté en prison pour activités politiques sous l’ère socialiste. Incontrôlable, cet ancien chef de protocole de Wade au cours des années d’opposition affirme travailler « pour le compte et sous les ordres du seul et unique Abdoulaye Wade ». Le second, qui « gardait la maison » chaque fois que l’actuel chef de l’État séjournait en prison, est, en dépit d’un caractère iconoclaste, le « protégé » de la première dame. Il n’est pas pour autant à l’abri de rappels à l’ordre. Telle l’injonction que lui a adressée le chef de l’État, fin juin 2004, au cours de la visite à Dakar du roi du Maroc Mohammed VI, de retirer les étendards du PDS qu’il avait fait accrocher le long du parcours du cortège à côté des drapeaux nationaux marocain et sénégalais.
La galaxie Wade est ainsi faite que nul n’est à l’abri d’une mise au point du président, un personnage de 78 ans aussi prodigue en amabilités qu’en coups de colère, qui inspire fascination mais aussi crainte à ses collaborateurs.
En dehors de Wade – la constante -, tous les autres membres de la galaxie sont des variables, amovibles au gré de la volonté du « Vieux ». Le départ de Seck, que beaucoup pensaient indéboulonnable, a ramené tout le monde à cette évidence : Wade peut se comporter en patron, comme il sait être un père, voire un grand-père. Il a de l’affection pour son conseiller spécial pour les nouvelles technologies, Thierno Ousmane Sy, 37 ans, fils de son ami et ministre d’État Cheikh Tidiane Sy. L’un des cadets de la galaxie, chargé de « mettre en place la stratégie informatique de l’État et de changer le parc d’ordinateurs », est aussi complice avec le « Vieux » que l’est la directrice de l’Agence nationale de la promotion de l’investissement et des grands travaux (Apix), Aminata Niane. Cette dame de 48 ans, moderne et cultivée, formée en Grande-Bretagne en « stratégies de développement du secteur privé », incarne la parité homme-femme revendiquée par Wade sur toutes les tribunes internationales. Tout comme M’baye Jacques Diop, un ancien dignitaire du régime d’Abdou Diouf promu le 9 août 2004 président du Haut Conseil de la République pour les affaires économiques et sociales, donne corps au thème de l’ouverture du président aux autres forces politiques du pays.
Comme suivant une logique de tiroirs, chacun dans le dispositif de Wade joue un rôle précis. Le ministre d’État Cheikh Tidiane Sy, représentant des Nations unies en Centrafrique jusqu’en juillet 2001, expérimenté dans la gestion des crises, est l’homme des « missions internationales délicates ». Il a ainsi discrètement séjourné à Abidjan du 16 au 18 septembre pour « raffermir les relations d’amitié » entre Abdoulaye Wade et Laurent Gbagbo, et préparer une visite de travail du président ivoirien à Dakar.
Farba Senghor mobilise les foules pour les meetings, accueils et autres manifestations populaires. Tandis que Papa Samba Mboup, expert dans l’art de négocier la « transhumance » des ténors du Parti socialiste (PS, anciennement au pouvoir) vers le PDS, règle les problèmes financiers des citoyens nécessiteux et des militants, et sert de trait d’union entre le « patron » et les imams.
Les tâches les plus délicates sont confiées au très discret et effacé Alioune Diop. Ce chargé de mission à la présidence, dont peu de Sénégalais connaissent le nom, assurait la permanence du parti à Paris et tenait compagnie à Wade lorsque, opposant, il passait dans la capitale française. De ce passé, Diop a gardé des contacts avec les amis du président à l’extérieur (voir encadré) qu’il se charge aujourd’hui d’accueillir et de guider quand ils rendent visite au chef de l’État à Dakar. Il s’occupe également d’une tâche stratégique : gérer les rapports entre le palais et les autorités des confréries du Sénégal.
Quoique moins assidu au palais qu’au début de l’alternance, l’architecte Pierre Goudiaby, originaire de la Casamance (la région sud du pays), reste l’interlocuteur de Wade sur deux grands dossiers de son septennat : les grands travaux (l’aéroport de Diass, l’Université du futur africain…) et le règlement de la crise irrédentiste casamançaise.
Si plusieurs membres de la galaxie se recrutent dans la famille, le parti ou le gouvernement, nombreux sont ceux qui proviennent d’autres sphères de la société sénégalaise. Ainsi d’Iba Der Thiam, leader de la Convention des démocrates et des patriotes (CDP-Garab Gui), un parti membre de la Cap 21, le regroupement des formations de la mouvance présidentielle. Le professeur agrégé d’histoire et ancien ministre d’Abdou Diouf fait aujourd’hui partie des personnes les plus écoutées par Abdoulaye Wade. Le chef de l’État s’est également rapproché d’un arrière-petit-fils de Cheikh Ahmadou Bamba (fondateur de la confrérie mouride), Serigne M’Backé Sokhna Lô, à qui il a rendu visite le 5 juin dernier à son fief de Taïf. S’il se défend de toute influence des autorités religieuses sur la gestion des affaires publiques, le chef de l’État a des liens poussés avec la famille maraboutique de Touba.
Abdoulaye Wade ne cesse d’élargir son réseau, de nouer des alliances. Notamment avec la mégastar Youssou Ndour, une icône pour la jeunesse sénégalaise, qui affiche aujourd’hui ouvertement sa sympathie pour le chef de l’État. Au point de rendre hommage dans une chanson au rôle de pacificateur et de bâtisseur de celui que ses compatriotes appellent affectueusement Gorgui, « le Vieux », en wolof.
Le cercle restreint de ce dernier enregistre certes de nouveaux arrivants, mais, à l’épreuve du pouvoir, il connaît aussi des défections. C’est la loi de la mutation d’un groupe d’opposition en une force de gouvernement. À la suite d’Idrissa Seck, plusieurs de ses proches (Pape Diouf, Awa Guéye Kébé, Opa Ndiaye…) ont été écartés de l’équipe au pouvoir. S’il reste à son poste, le jadis tout-puissant « fils de Wade », Mamadou Diagne Fada, 35 ans, ministre de l’Environnement et ancien président du mouvement de jeunesse du parti, est sous le coup d’une « punition » de son « père » pour délit de proximité avec l’ex-Premier ministre. Ainsi tourne la roue du pouvoir…

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