La facture du terrorisme
Au moins 100 milliards de dollars : tel est le coût des sanglantes aventures du régime, depuis trente ans.
Où commence et où finit le terrorisme ? Bien difficile, s’agissant de la Libye, de
répondre à cette double question. Faut-il faire remonter le « terrorisme Kadhafien » à 1986, date du premier attentat attribué aux services spéciaux libyens (contre la discothèque La Belle, à Berlin-Ouest) ? Ou à 1973, avec la première incursion armée dans la bande d’Aouzou, au Tchad ? Pour de nombreux Libyens, le phénomène commence véritablement avec la proclamation de la Jamahiriya libyenne, l’« État des masses », le 2 mars 1977.
Parvenu au pouvoir à l’âge de 27 ans, le colonnel Mouammar Kadhafi s’est empressé d’éliminer la plupart de ses camarades de combat, les putschistes du 1er septembre 1969.
Par la suite, beaucoup d’opposants connaîtront le même sort, à commencer par Mansour Kikhia, son ancien ministre des Affaires étrangères, disparu dans de mystérieuses
conditions, en 1993.
La « Révolution du Fateh » a renversé une monarchie honnie et, dans un premier temps, suscité la ferveur d’une large majorité de Libyens, séduits par ses promesses d’indépendance politique (fermeture des bases militaires américaines et britanniques) et d’amélioration du niveau de vie, grâce à la nationalisation de l’industrie pétrolière.
Très vite, ils vont déchanter. En 1974, le quadruplement des prix du pétrole se traduit par une augmentation proportionnée des recettes, dont le montant passe à 8,2 milliards de dollars, contre 2,1 milliards cinq ans auparavant. Hélas! cette manne va être dilapidée dans l’achat d’armements divers. Et dans la conquête de la bande d’Aouzou, revendiquée sans raison sérieuse par Kadhafi. Cette guerre inutile dont le coût n’a jamais été évalué (ni les responsabilités établies) aura des conséquences funestes, tant sur l’économie du pays que sur le moral des Libyens. En 1989, elle s’achèvera sur une cinglante défaite. Cinq ans plus tard, un arrêt de la Cour internationale de justice confirmera la souveraineté tchadienne sur la bande d’Aouzou, d’où les troupes libyennes seront
contraintes de se retirer définitivement.
Parallèlement, le « Guide » autoproclamé (en 1977) de la « Révolution » multiplie les opérations de harcèlement contre les grandes puissances, États-Unis, Grande-Bretagne et France en premier lieu. Les premières escarmouches ont lieu en 1979 avec le saccage de plusieurs ambassades occidentales à Tripoli. En 1980, l’élection de Ronald Reagan à la présidence des États-Unis donne le signal de l’escalade : rupture des relations diplomatiques, interdiction des ventes d’armes et de matériels sensibles américains à la Libye, arrêt des achats de pétrole, etc.
Le 17 avril 1984, des opposants en exil manifestent devant l’ambassade de la Jamahiriya à Londres. Par la fenêtre, un agent libyen ouvre le feu et abat Yvonne Fletcher, une policière britannique, dont la famille sera discrètement indemnisée quinze ans plus tard (le montant de l’indemnisation n’a jamais été divulgué).
C’est le début d’une longue série d’attentats aux conséquences humaines et financières beaucoup plus graves. Le 5 avril 1986, une bombe explose dans une discothèque de Berlin-Ouest très fréquentée par les marines américains. Cette fois, Reagan se fâche vraiment. Dix jours plus tard, des avions américains bombardent les villes de Tripoli y compris
la résidence du « Guide » et de Benghazi dans le dessein de détruire des bases militaires et des usines d’armes chimiques Kadhafi a beau protester de son innocence, les sanctions tombent. Côté américain: retrait des compagnies pétrolières et embargo
économique. Côté européen: gel de la coopération, des ventes d’armes et des relations diplomatiques. La Libye finira par reconnaître, indirectement, sa responsabilité dans l’attentat de Berlin-Ouest en acceptant, le mois dernier, de verser à titre d’indemnisation 35 millions de dollars à chaque victime européenne ou à sa famille. Un
arrangement du même ordre devrait intervenir prochainement pour les victimes américaines.
Pour Kadhafi, le bombardement de sa résidence et la débâcle de ses troupes au Tchad ne sauraient rester sans réponse. Les services libyens reçoivent carte blanche pour passer à
l’action. Les États-Unis sont les premiers visés. Le 21 décembre 1988, un Boeing 747 de la compagnie PanAm explose en plein vol au-dessus de Lockerbie, en Écosse. Bilan : 270 morts (259 à bord de l’appareil et 11 au sol). Toutes les hypothèses sont étudiées par les enquêteurs, mais la piste libyenne finit par s’imposer. La Libye dément farouchement
tout en préparant sa prochaine opération. Sa cible, cette fois, est la France, son ennemie
au Tchad. Le scénario est identique. Le 19 septembre 1989, un DC-10 de la compagnie UTA, aujourd’hui disparue, explose au-dessus du désert du Ténéré, au Niger. Tous les passagers
et les membres d’équipages sont tués : 170 personnes au total, dont 88 Africains, 71 Européens et 11 Nord-Américains.
Différentes enquêtes permettront d’établir sans discussion la responsabilité de plusieurs agents libyens, dont certains proches de Kadhafi. Comme d’habitude, Tripoli nie tout en bloc, puis accepte de négocier et finit par céder devant l’abondance des preuves
matérielles et, surtout, sous la pression internationale. En 1992, l’ONU décrète en effet un strict embargo aérien, militaire et financier, qui sera encore aggravé l’année suivante.
Les deux auteurs présumés de l’attentat de Lockerbie sont livrés en avril 1999. L’un sera libéré, l’autre condamné à une peine de réclusion à perpétuité. La France n’obtiendra pas
qu’on lui livre les auteurs de l’attentat du Ténéré et devra se contenter d’une
condamnation par contumace, en mars 1999. Cette même année, l’ONU lève provisoirement les sanctions, en attendant le règlement définitif des deux affaires et la reconnaissance explicite par le régime de Tripoli de sa responsabilité.
Ce sera chose faite quatre ans plus tard. En août 2003, la Libye accepte d’indemniser les 270 victimes de Lockerbie (10 millions de dollars chacune). Le 19 décembre suivant, elle
annonce solennellement sa renonciation au terrorisme et la destruction sous supervision américaine et internationale de toutes ses armes de destruction massive (ADM). Au mois de janvier dernier enfin, elle fait savoir que les victimes du Ténéré seront elles aussi indemnisées (1 million de dollars chacune). La page est-elle pour autant tournée ?
Non, le passé terroriste libyen continue de hanter les chancelleries et, surtout, les familles des victimes, dont certaines refusent l’indemnisation qui leur est proposée et ne renoncent pas à poursuivre Kadhafi devant la justice. Raison pour laquelle le président
George W. Bush a décidé de lever toutes les sanctions américaines, sauf une: la Libye demeure sur la liste des pays soutenant le terrorisme. Pas question, dans ces conditions, d’un prochain rétablissement des relations diplomatiques. Ni d’une reprise des ventes d’armes. Les Européens, en revanche, devraient mettre fin à leur embargo militaire le 11 octobre.
Bien entendu, la politique insensée menée par Kadhafi depuis près de trente ans a aussi fait des victimes en Libye même. Les cinq millions d’habitants que compte le pays ont vu, en effet, leur niveau de vie s’effondrer : le revenu moyen a baissé de moitié en dix ans (8000 dollars en 1992, 4000 dollars en 2003). Les salaires ont été gelés tandis que les prix quadruplaient, que le dinar libyen perdait 75 % de sa valeur par rapport à 1970 et que la qualité des systèmes sanitaire et éducatif se détériorait gravement. Les pertes provoquées par les divers embargos ont été officiellement évaluées à plus de 40 milliards de dollars depuis 1992. Soit l’équivalent de trois années de recettes pétrolières.
À cela s’ajoutent les pertes entraînées par les aventures militaires et terroristes du régime : armements détruits ou abandonnés au Tchad; destruction de trois usines chimiques
et d’une usine nucléaireparles Américains ; honoraires de plusieurs centaines d’avocats et d’intermédiaires ; frais de justice et de négociation avec les familles des victimes ; augmentation des frais de déplacement et des prix à l’importation consécutive à l’embargo aérien ; diminution de la production pétrolière (de 3 millions de barils par jour en 1970
à 1,5 million en 2004), etc. Sans renier officiellement les préceptes du fameux Livre vert Kadhafien, le gouvernement de Choukri Ghanem ne manque pas une occasion de rappeler que les temps ont changé, que la propriété privée a été rétablie, que les investisseurs étrangers peuvent revenir sans crainte
Mais les Libyens pourront-ils oublier que le quart, au moins, des 400 milliards de dollars de recettes engrangées depuis l’arrivée au pouvoir de Kadhafi a servi à acheter des armes, à financer le terrorisme, puis à réparer les conséquences de l’embargo et à indemniser les victimes ?
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