Hommes, femmes mode d’emploi

Le projet de réforme du très rétrograde code de la famille marque un certain nombre d’avancées importantes. Et suscite la farouche hostilité des islamo-conservateurs.

Publié le 12 octobre 2004 Lecture : 6 minutes.

Pour les uns, il est favorable aux femmes. Pour les autres, il contrevient à la charia, la loi islamique. Le moins que l’on puisse dire est que le nouveau code de la famille approuvé par le gouvernement algérien le 18 août suscite la polémique. Avant même sa probable adoption par le Parlement – sans doute au cours de la session d’automne -, le débat fait rage entre islamistes et démocrates.
En vigueur depuis vingt ans, le précédent texte consacrait l’inégalité entre les hommes et les femmes. Depuis son accession à la tête de l’État, en avril 1999, le président Abdelaziz Bouteflika s’est à plusieurs reprises engagé à le réformer dans un sens plus libéral, et c’est une promesse qu’il est en passe de tenir aujourd’hui. Au moins en partie. En quoi consiste cette réforme ?
Première nouveauté : la suppression du tutorat exercé par l’homme sur la femme, lors du mariage. L’article 7 du texte en vigueur impose en effet qu’un membre masculin de la famille de l’épouse (ou, à défaut, un juge) consente à cette union, sous peine de nullité du contrat. Les associations féminines ont toujours dénoncé cette disposition qui fait de la femme une mineure à vie. L’amendement proposé stipule que « le mariage est un contrat consensuel passé entre l’homme et la femme dans les formes légales ». Autrement dit : sans intermédiaire.
Deuxième nouveauté : la pratique de la polygamie est soumise à des conditions. Le mari polygame doit désormais, avant de convoler, obtenir le consentent de son ancienne et de sa nouvelle épouse, ainsi que l’autorisation d’un juge. La polygamie est relativement peu pratiquée en Algérie, mais cette possibilité offerte à l’homme de prendre jusqu’à quatre épouses n’en constitue pas moins, aux yeux des islamistes, un principe sacré de la loi musulmane.
Autre changement important : l’obligation faite à l’époux, en cas de divorce, d’assurer à la mère ayant la garde des enfants « un logement décent ou, à défaut, le paiement de son loyer ». Tant que cette condition n’est pas satisfaite, précise le texte, « la mère a le droit de demeurer au domicile conjugal ». En théorie, cette disposition offre aux divorcées un minimum de sécurité. En pratique, elle est presque inapplicable compte tenu de la grave crise du logement à laquelle l’Algérie est confrontée. Avec un appareil judiciaire largement sclérosé et une bureaucratie étouffante, faire appliquer des décisions de justice favorables aux femmes divorcées relèverait presque du miracle.
A priori, le nouveau code de la famille n’en constitue pas moins une avancée remarquable. Pourtant, en matière d’égalité des sexes, l’Algérie reste loin derrière le Maroc et la Tunisie. Dans ce dernier pays, feu le président Habib Bourguiba fit promulguer dès 1956 un code du statut personnel qui consacre l’égalité entre l’homme et la femme. Presque quarante ans plus tard, Mohammed VI a fait de même. La réforme de la Moudawana adoptée au mois de janvier dernier, à son initiative, instaure en effet « l’égalité des droits et des devoirs » entre les deux sexes et abolit le principe de « l’obéissance de l’épouse à son mari ».
Reste que le projet du gouvernement d’Ahmed Ouyahia suscite une assez impressionnante mobilisation des islamistes, dont l’objectif avoué est d’en édulcorer, sinon d’en dénaturer, le contenu. À défaut, ils se contenteraient de la tenue d’un référendum populaire appelé à trancher la question, ne doutant pas un instant de l’emporter.
Deux amendements, surtout, provoquent leur indignation. Le premier est l’abrogation du tutorat. Pour eux, le mariage est davantage que l’union de deux individus : une alliance entre familles. Supprimer le tutorat reviendrait, à les en croire, à mettre en péril l’un des fondements de la religion musulmane. Le second concerne les restrictions imposées à la polygamie. Leurs arguments prêtent parfois à sourire. « Dans le cas où la femme est malade ou stérile, la polygamie est préférable au divorce. Et puis, vaut-il mieux tromper son épouse ou en prendre une seconde, en toute transparence ? » s’interroge Abdelrazak Mokri, le vice-président du Mouvement de la société pour la paix (MSP), un parti membre de la coalition gouvernementale.
Leader du mouvement El Islah, Abdallah Djaballah, candidat malheureux à la dernière élection présidentielle, est l’un des plus farouches opposants à la réforme. Dans un opuscule d’une dizaine de pages qu’il vient de publier, il exhorte ses partisans à entreprendre une véritable croisade – si l’on peut dire – contre un projet qualifié de « laïc ». Il ne dispose pas d’un nombre de députés suffisant pour en bloquer l’adoption, mais peut compter sur une base militante très remontée pour peser sur le débat. Au Parlement et ailleurs.
Au mois de septembre, lors d’un meeting à la salle Ibn-Khaldoun, à un jet de pierre des bureaux du Premier ministre, Abouguerra Soltani, le numéro un du MSP, est allé jusqu’à qualifier le texte d’« incitation à la désobéissance civile » ! Et les journaux évoquent l’existence d’une pétition dont les auteurs ambitionnent, paraît-il, de réunir 1,5 million de signatures afin de contraindre le gouvernement à retirer les amendements controversés. Cette stratégie de harcèlement, sinon de chantage, peut-elle se révéler payante ? Ce n’est pas exclu. Les détracteurs de la réforme n’ont pas oublié le bras de fer victorieux qui les opposa au chef de l’État, en 2000, à propos de la venue d’Enrico Macias en Algérie. Né à Constantine, le chanteur français d’origine juive était l’invité personnel de Bouteflika. Mais l’annonce de sa tournée avait suscité une telle levée de boucliers chez les islamistes, mais aussi chez les conservateurs, qu’il avait dû y renoncer.
Quid des démocrates et des associations qui réclament sinon l’abrogation du code, du moins sa refonte en profondeur ? Globalement, les avis sont plutôt favorables aux amendements, mais la riposte à l’offensive islamiste n’est pour l’instant pas très vigoureuse : elle se limite à la publication de communiqués et de tribunes libres dans la presse francophone. C’est que les islamistes ont réussi à placer le débat sur le terrain religieux, où les démocrates n’ont jamais été très à l’aise.
L’avocate Nadia Ait Zaï se montre plus combative. Elle n’admet pas que les militantes féministes puissent être présentées, au choix, comme des « salonnardes », des « désaxées » voire des « agents du colonialisme et de la franc-maçonnerie ». Dans une tribune récemment publiée par le quotidien El Watan, elle accuse carrément les islamistes de mal interpréter le Coran. « S’il faut en passer par l’interprétation des textes religieux pour faire adopter les amendements, nous le ferons », promet-elle.
Occuper l’espace médiatique à défaut d’animer des meetings, telle semble donc être la tactique des associations féminines, dont l’influence reste, il faut bien le dire, limitée. Membre de l’association Tharwa Fatma N’Soumer, Yasmine Chouaki conteste à ses adversaires le monopole de la religion. « Ils se sont arrogé le droit exclusif de parler au nom de l’islam afin de mieux dicter leur loi », dit-elle. Sans doute, mais que faire ? Comment contrebalancer le poids des fondamentalistes religieux sur la société algérienne ?
« La solution est politique, estime Saïd Sadi, le très laïc président du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD). Il revient au chef de l’État de trancher une question qui concerne la nation tout entière. Sur certains sujets sensibles, il ne s’est pas privé de légiférer par ordonnances, de manière d’ailleurs abusive. Pourquoi se montre-t-il aussi timoré quand il s’agit de promouvoir le code de la famille, alors que celui-ci reste très en retrait des lois en vigueur au Maroc et en Tunisie ? »
Bref, Sadi admet volontiers que le projet constitue « une petite avancée », mais il redoute que Bouteflika ne soit amené à le sacrifier pour sauvegarder les équilibres politiques sur lesquels repose la coalition gouvernementale. Mais le président en a-t-il vraiment besoin ? N’a-t-il pas été réélu, au mois d’avril, à une écrasante majorité (85 % des suffrages) ? Le patron du RCD persiste et signe : « Comme pour les réformes ratées de l’école et de la justice, la révision du code de la famille pourrait bien n’être, in fine, qu’un projet mort-né. » L’avenir le dira.
Quoi qu’il en soit, Bouteflika a le choix entre plusieurs solutions. Soit attendre tranquillement l’adoption du texte par le Parlement, en dépit de la franche hostilité des islamistes et d’une partie du FLN. Soit contourner l’obstacle parlementaire en légiférant par ordonnances. Soit, enfin, soumettre la question à un référendum populaire.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires