Gbagbo, son avion et les otages

Pourquoi et comment le chef de l’État ivoirien s’est laissé entraîner dans les méandres sulfureux de « l’affaire Julia »

Publié le 11 octobre 2004 Lecture : 5 minutes.

Christian Chesnot et Georges Malbrunot accueillis sur le tarmac de l’aéroport d’Abidjan par un Laurent Gbagbo tout sourires, avant d’être remis aux représentants de la France : ce happy end, scénarisé sur le modèle des otages de Jolo libérés par Mouammar Kadhafi, n’a pas eu lieu. Telle était pourtant l’issue triomphale escomptée par le président ivoirien lorsqu’il a, début septembre, accepté de mettre l’un de ses avions officiels à la disposition de l’« équipe parallèle » constituée par le député français Didier Julia afin d’arracher les deux journalistes des griffes de leurs ravisseurs irakiens. Une mission qui, on le sait, a sombré dans la confusion. Comment et pourquoi Laurent Gbagbo s’est-il laissé entraîner dans une telle galère ?
À l’origine de l’implication ivoirienne dans cette étrange équipée figure un personnage à la fois secret et sulfureux, comme on en rencontre beaucoup ces temps-ci à Abidjan : Mustapha Aziz. Ce Libanais, détenteur de plusieurs passeports (marocain, saoudien et… diplomatique ivoirien), résidant à Paris, navigua un moment dans l’entourage du feu maréchal Mobutu, sans pouvoir réellement s’y implanter. « Il s’intéressait à Savimbi et aux diamants de l’Unita », se souvient un ex-dignitaire zaïrois. Spécialisé dans le commerce des armes, Mustapha Aziz réapparaît à Luanda, du côté du président Dos Santos, puis à Abidjan lorsque le gouvernement Gbagbo cherche désespérément, à partir de la fin 2002, à se procurer du matériel militaire. Le nom de ce proche du secrétaire général du Congrès juif européen Serge Cwajgenbaum est ainsi cité au coeur du réseau de fourniture d’armes israéliennes à la Côte d’Ivoire, via l’Angola. Rapidement ami de Gbagbo, Aziz persuade ce dernier de le nommer conseiller diplomatique au sein de la délégation ivoirienne à l’Unesco, dont le siège se trouve à Paris. Les Français, qui ne veulent pas d’une nouvelle affaire Falcone, renâclent. Mais le président ivoirien insiste personnellement. C’est sur ces entrefaites – nous sommes alors fin août 2004 – qu’éclate l’affaire des otages français en Irak. Mustapha Aziz, qui a quelques relations du côté des chefs tribaux du triangle sunnite, entre en contact avec un certain Philippe Evano. Ce professeur d’histoire à la Sorbonne, très à droite, ancien membre de la galaxie de Jacques Foccart et qui tenta un moment de se faire coopter au sein du cabinet de Xavier Darcos, à l’époque où ce dernier était ministre délégué à l’Enseignement scolaire, est un proche du député UMP Didier Julia. Agrégé de philosophie et élu de Fontainebleau depuis… 1967 (une sorte de record), Julia est l’une des figures de proue du lobby pro-irakien en France. Aziz et lui se rejoignent dans un projet commun : libérer les otages en dehors des canaux officiels. Chacun en tirera ensuite les bénéfices qui lui conviennent.
Reste à trouver la logistique, c’est-à-dire l’argent et l’avion. Mustapha Aziz, dont l’interface à Abidjan n’est autre que le pasteur évangéliste Moïse Koré, un Bété de 42 ans, conseiller spirituel et homme de confiance de Laurent Gbagbo, grand acheteur d’armes devant l’Éternel, pense immédiatement au président ivoirien. Lors d’une rencontre à Abidjan, tout début septembre, Aziz et Koré lui mettent le marché entre les mains : un avion en échange des substantiels dividendes que lui procurera, en termes d’image et de relations avec la France, sa participation à la libération des journalistes otages. Qualifiant son geste d’« humanitaire », Laurent Gbagbo dira plus tard avoir simplement voulu « rendre service à la France ». Faut-il le croire ? À peine méfiant, Gbagbo demande tout de même à ses interlocuteurs si « l’Élysée est au courant ». « Oui », lui répond-on. Lui a-t-on assuré ce que l’on raconte dans le sillage d’Aziz – et qui est faux -, à savoir que ce dernier est un proche de Claude Chirac et de Michèle Alliot-Marie ? Peut-être. Toujours est-il qu’avec une étonnante naïveté, Laurent Gbagbo ne vérifie rien. Ni l’ambassadeur de France à Abidjan, ni l’Élysée, ni le Quai d’Orsay ne sont mis à contribution pour corroborer les dires de Mustapha Aziz. « Certes, le président ivoirien est tout sauf méthodique, il n’a ni carnet ni stylo, mais là, tout de même… », soupire l’un des pivots de la politique africaine de la France.
Le « coup » est vendu. Aussitôt, l’un des trois jets Grumman G3 du parc aérien présidentiel ivoirien est mis à la disposition de Didier Julia (qui le surnommera poétiquement « mon tapis volant »), de Mustapha Aziz et de leurs compagnons. Un premier voyage Abidjan-Le Bourget-Le Caire-Amman a lieu dès le 5 septembre, un second le 10, un troisième le 22. Le mardi 28 septembre, ainsi que le raconte l’enquête du quotidien Le Monde, de violentes dissensions éclatent entre Aziz et Julia. Reste à savoir pourquoi. Une première version veut que l’on se soit disputé les « valises d’argent » (l’expression est de Didier Julia) que Mustapha Aziz aurait embarquées à bord afin de payer le carburant, la logistique et une éventuelle rançon. Une autre, plus plausible, fait état d’un désaccord à propos de l’escale d’Abidjan, la partie française souhaitant un retour direct sur Paris avec les otages libérés en évitant le détour par la Côte d’Ivoire. Affolé, l’un des membres de l’expédition, Philippe Evano, cherche depuis Damas à joindre les autorités françaises, afin qu’à leur tour elles interviennent auprès de Laurent Gbagbo pour qu’il calme Mustapha Aziz. Mais il n’a de contacts ni avec Michel de Bonnecorse, le « monsieur Afrique » de l’Élysée, ni avec Nathalie Delapalme, la « madame Afrique » du Quai d’Orsay. Evano joint donc un ami commun, l’ancien sénateur des Bouches-du-Rhône Jean-Pierre Camoin, 62 ans, membre du Conseil économique et social. Franc-maçon, médecin dermatologue et missi dominici en Afrique d’un grand laboratoire pharmaceutique, Camoin a ses entrées à Bangui et à Abidjan. Il a l’avantage d’être proche à la fois de Laurent Gbagbo – dont il est l’un des lobbyistes – et de Jacques Chirac. Il transmet, donc, le message d’Evano auprès de Bonnecorse et de Delapalme, lesquels découvrent l’implication ivoirienne dans cette affaire à l’occasion de son coup de fil. Aussi étonnant que cela puisse paraître en effet, si l’on en croit les principaux intéressés, la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) n’aurait établi aucune « note blanche » informant l’exécutif des passages par Le Bourget de l’avion présidentiel ivoirien.
La suite est connue. La mission Julia échoue – tout au moins dans l’immédiat -, et le député rentre à Paris, le 4 octobre au soir, sans les otages. Aucune explication n’aura lieu entre les présidences française et ivoirienne avant le 8 octobre. Ce jour-là, le directeur de cabinet de Laurent Gbagbo, Paul David N’Zi, était reçu dans une annexe du « château » et, l’après-midi même, le chef de l’État ivoirien recevait un appel de l’Élysée. Pour s’entendre dire avec un brin d’ironie que, contrairement à son camarade socialiste François Hollande, son homologue français ne le jugeait pas, lui, « infréquentable ». Mais qu’il fallait tout de même qu’à l’avenir il se méfie un peu plus des marchands d’illusions et des faux missionnaires.

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