Comment les « néocons » ont conquis la Maison Blanche

Convaincue que l’Amérique a pour mission de faire triompher la liberté partout dans le monde, y compris par la force, une « secte intellectuelle », les néo-conservateurs, a réussi à gagner George Bush à sa cause. Une histoire édifiante.

Publié le 12 octobre 2004 Lecture : 6 minutes.

Le bourbier dans lequel se sont enfoncés les États-Unis en Irak est tel que l’évidente question que l’on se pose est : comment pourront-ils en sortir ? À quelques semaines de l’élection présidentielle, nul n’a de réponse. Mais à qui veut savoir comment ils ont fait pour s’y enfoncer, on ne saurait trop recommander la lecture de l’ouvrage de deux journalistes du Monde, Alain Frachon et Daniel Vernet, l’un directeur adjoint de la rédaction, ancien correspondant à Washington, l’autre directeur des relations internationales : L’Amérique messianique. Les guerres des néoconservateurs.
Ceux-là mêmes qui s’intéressent aux États-Unis n’imaginaient pas, lorsqu’on se battait sur le décompte des voix Gore-Bush en Floride, en 2000, qu’il aurait pu y avoir un tel basculement après les années Clinton. Il n’était pas fatal. Il a fallu la rencontre improbable de trois éléments : la fermentation obscure de la mentalité américaine, la personnalité très particulière de George Walker Bush et le coup de théâtre du 11 septembre 2001. Sur ces trois points, Frachon et Vernet ont non seulement réuni une vaste et minutieuse documentation – articles de presse, travaux de think tanks, revues, ouvrages spécialisés -, ils ont aussi rencontré et interviewé les principaux membres de la « secte intellectuelle », selon la formule de William Pfaff, qui a pris le contrôle de la politique étrangère américaine : les néoconservateurs.
Beaucoup d’Américains croient dans le caractère exceptionnel de leur République et partagent « la conviction puritaine de la coïncidence entre l’intérêt propre des États-Unis et celui du Bien » (Pierre Hassner). Mais de cette exception deux usages sont possibles. Les uns, comme Thomas Jefferson, privilégiaient la vertu de l’exemple. John Quincy Adams (1767-1848), sixième président de l’Union américaine, faisait cette recommandation : « N’allez pas à l’étranger chercher des monstres à abattre. » Les « néocons », adeptes d’un « wilsonisme botté » (Pierre Hassner), veulent tout au contraire aller à l’étranger y terrasser les monstres. L’un d’eux, Michael Ledeen, lançait lors d’un séminaire de l’American Entreprise Institute (AEI), le principal think tank où ont fermenté ces idées : « Nous voulons faire tomber tous les tyrans… Nous incarnons une vision messianique, qui se révélera victorieuse. Et notre message à l’adresse du monde est notre vision messianique : le triomphe de la liberté, partout dans le monde. C’est quelque chose qui fait partie de notre ADN. » Commentaire de Henry Kissinger, ce « prototype du réaliste en politique étrangère », cité par Frachon et Vernet : « Quand la doctrine de l’intervention universelle se répand et que les vérités adverses entrent en lice, nous risquons de nous engager dans un monde où, comme le dit G.K. Chesterton, « la vertu est prise de folie meurtrière ». »
Mais d’où vient cette « secte intellectuelle » qui n’a jamais été organisée en parti ?
« Le néoconservatisme est d’abord une histoire new-yorkaise, écrivent Frachon et Vernet, plus exactement une aventure d’intellectuels new-yorkais, pour la plupart juifs ou d’origine irlandaise ; enfin, une affaire de gens de gauche mais antistaliniens. Cette marque des origines ne disparaîtra jamais totalement, au fil de l’histoire qui conduira les néoconservateurs bien loin de là : à la Maison Blanche, à Washington, dans l’entourage des présidents républicains Ronald Reagan et George W. Bush. »
C’est le socialiste Michael Harrington qui, dans les années 1970, donne leur nom aux « néoconservateurs ». Ces derniers ont cherché « le substrat théorique à leur doctrine politique » auprès du philosophe d’origine allemande Leo Strauss. Paul Wolfowitz, fils d’un grand professeur de mathématiques, lui-même universitaire, aujourd’hui adjoint de Donald Rumsfeld à la Défense, et son ami Francis Fukuyama, l’auteur de La Fin de l’histoire, ont été les élèves assidus de Leo Strauss.
Reagan (à la Maison Blanche de 1980 à 1988) mettra le pied à l’étrier à des néoconservateurs comme Richard Perle au Pentagone ou Elliott Abrams au département d’État. Abrams est le gendre de Norman Podhoretz, rédacteur en chef de la revue Commentary et l’un des penseurs du néoconservatisme. Reagan tiendra aussi, le 8 juin 1982, à Londres, devant la Chambre des communes, des propos néocons : « Nous devons être fermes dans notre conviction que la liberté n’est pas l’apanage de quelques chanceux, mais le droit inaliénable et universel de tous les êtres humains. » Et son « empire du Mal » appliqué à l’URSS en 1983 a probablement servi de modèle à « l’axe du Mal » de l’un de ses successeurs. Mais Reagan a su se contenter de formules efficaces, comme celle-ci ou comme « la guerre des étoiles ». Les néocons, eux, ne veulent pas que l’Amérique s’endorme sur ses lauriers. Ils auront, avec George Walker Bush, une autre occasion de mettre leur messianisme en pratique.
Comment l’ont-ils gagné à leur cause ?
« Rien ne prédisposait le quarante-troisième président des États-Unis à s’intéresser à l’univers des néoconservateurs », soulignent Frachon et Vernet. Instinctivement, il est dans la tradition de la droite républicaine, plutôt isolationniste. Il n’a strictement aucune curiosité pour l’étranger. Il déclare au cours de la campagne 2000 : « Si nous sommes une nation arrogante, [les autres pays] nous considéreront ainsi. Mais si nous sommes une nation humble, ils nous respecteront. » De quoi horrifier tout bon néoconservateur. (Sur le conseil de Dick Cheney, Bush avait quand même accepté de se faire briefer par un détachement de néocons lorsque, encore gouverneur du Texas, il avait décidé de se présenter à la Maison Blanche. Conduit par Condoleezza Rice, ce détachement comprenait, entre autres, Richard Perle et Paul Wolfowitz. Ces moniteurs se baptisaient eux-mêmes les « Vulcains », comme le dieu romain du feu. )
C’est « la déflagration du 11 septembre 2001 qui change tout. L’impensable est arrivé . Les néocons sont les seuls dont le discours donne un début d’ »explication » à l’inexplicable. Ils vont convertir le président. De cette conversion, les témoignages abondent. » Et voilà que, sans jamais utiliser l’expression, George W. Bush se met à parler « néoconservateur ».
Cette « irrésistible conversion » n’est pas la première. Bush est un born again Christian qui, la quarantaine venue, a redécouvert la foi et s’est convaincu que Dieu voulait qu’il soit président des États-Unis (voir J.A.I. n° 2278). La particularité de Bush est que, comme l’écrit le New York Times, « sa foi religieuse lui donne une confiance absolue dans ses choix une fois qu’il a décidé telle ou telle politique ». Or son choix, comme celui de Michael Ledeen, c’est le triomphe de la liberté. Il confie à Bob Woodward dans Plan d’attaque : « Je dis que la liberté n’est pas un don de l’Amérique au monde. La liberté est un don de Dieu à chacun dans le monde. Et je crois que nous avons le devoir de libérer les gens. » Ce messianisme militant emprunté aux néoconservateurs s’applique en priorité au monde arabe et à l’Irak. Le 26 février 2002, Bush déclare à l’American Entreprise Institute : « Un nouveau régime en Irak servira d’exemple de liberté, radical et séduisant pour les autres pays de la région. »
Pourquoi l’Irak ?
C’est un des credo des néocons : après le bloc soviétique, la nouvelle « frontière » à conquérir est la démocratie dans le monde arabe. Or l’Irak est l’élément clé de la situation stratégique au Proche- et au Moyen-Orient. Selon les néocons, expliquent Frachon et Vernet, « le Proche-Orient pourrait être stabilisé par un changement de régime à Bagdad, lequel délivrerait l’Irak d’un tyran monstrueux et serait pour l’Amérique une occasion, salutaire, d’employer sa formidable machine de guerre… L’Amérique a le pouvoir et le devoir de façonner le monde de l’après-guerre froide. »
À la fin de la guerre du Golfe, en 1992, le président George Herbert Bush a décidé de « ne pas aller jusqu’au bout », c’est-à-dire jusqu’à Bagdad. Dès lors et jusqu’à la veille du 11 septembre, les néoconservateurs multiplient les interventions appelant au renversement de Saddam Hussein : lettre au Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou en 1996, lettre cosignée par Richard Perle, David Wurmser et Ahmad Chalabi en 1998, lettre à Bill Clinton la même année, etc.
De novembre 2000, date de l’élection, à janvier 2001, date de l’entrée en fonction de George W. Bush, l’ultraconservateur Dick Cheney (dont la femme fait partie du groupe néoconservateur et travaille à l’AEI) est chargé de nommer les principaux membres du gouvernement. Il y place ses amis néocons. Tous les prétextes seront bons pour l’invasion de 2003, décidée bien avant.

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