Mozambique : des années de corruption ont permis la montée en puissance des jihadistes
L’État islamique a revendiqué l’attaque lancée fin mars contre la ville de Palma, dans la province du Cabo Delgado. Mais cela ne doit pas détourner l’attention du cœur du problème – la corruption – ni occulter la responsabilités des élites.
L’histoire aurait pu être toute autre pour le Mozambique. Au pouvoir de 1986 à 2005 et plusieurs fois récompensé par des prix internationaux, le président Joaquim Chissano et son équipe étaient parvenus à redresser le pays après des années de guerre civile.
En 2009, le représentant résident du FMI, Felix Fischer, déclarait même à l’auteur de ces lignes que le rebond observé au Mozambique était semblable à celui constaté après la fin de la guerre au Vietnam des années plus tôt. De nouveaux projets miniers et énergétiques avaient été lancés, une fonderie avait attiré des capitaux internationaux et Maputo avait réussi à conjuguer infrastructures chinoises et soutien budgétaire européen. Résultat : l’économie créait des emplois.
La bascule s’est opérée début 2005 avec l’arrivée au pouvoir d’Armando Guebuza – un général autoritaire du Front de libération du Mozambique (Frelimo). Les technocrates, qui avaient émergé sous la présidence de Chissano, ont progressivement perdu du terrain face aux cadres liés à l’armée. Bientôt surnommé « Mr Gue-Business », le nouveau chef de l’État a ouvert la voie à l’enrichissement personnel des élites et la politique de son administration à l’égard du nord du Mozambique s’est durcie.
Drogues, corruption et criminalité organisée
Au fil des années, le trafic de drogue a prospéré et le Mozambique n’a bientôt plus été en mesure d’empêcher les organisations criminelles de prospérer sur ses 3 600 kilomètres du littoral. « Malgré la rhétorique anti-corruption, le Frelimo [au pouvoir depuis l’indépendance] n’a pas montré de volonté politique sérieuse pour lutter contre le trafic de stupéfiants », affirmait un câble diplomatique américain, divulgué en 2010. Et les diplomates d’ajouter : « Mohamed Bachir Suleman, qui est décrit comme le plus grand narco-trafiquant du Mozambique, a des liens directs avec le président Guebuza et avec l’ancien président Chissano. D’autres soudoient des fonctionnaires à tous les niveaux. Le chef des douanes, Domingos Tivane, est un bénéficiaire important des pots-de-vin liés au trafic de stupéfiants. Les responsables de la police ont déclaré aux agents de l’ambassade qu’ils ne voulaient pas s’attaquer aux ‘gros poissons’ en raison de leurs liens avec de hauts fonctionnaires. »
Le Mozambique est un maillon du trafic d’héroïne en Afrique de l’Est »
Certaines personnalités attirent particulièrement l’attention. C’est le cas de Celso Correia, un ancien directeur de campagne de Filipe Nyusi, au pouvoir depuis 2015, devenu ministre des Terres et du Développement rural. C’est lui qui a repris la gestion du port de Nacala, stratégique pour une grande partie des marchandises illicites qui entrent et sortent du Mozambique. Quant à Mohamed Bachir Suleman, « l’autre MBS », il a un temps été le financier numéro un du parti au pouvoir, selon les diplomates américains.
En 2018, dans un article intitulé « L’ubérisation du commerce de l’héroïne au Mozambique », Joseph Hanlon, un universitaire basé à Londres, estimait qu’entre 600 et 800 millions de dollars d’héroïne transitaient chaque année par le Mozambique, et que sur cette somme, 100 millions de dollars servaient à corrompre des membres du Frelimo. « Le Mozambique est un maillon du trafic d’héroïne en Afrique de l’Est. La drogue va de l’Afghanistan jusqu’à la côte de Makran, au Pakistan, et est transportée par boutre [petit voilier] vers le nord du Mozambique. Là, les trafiquants la déchargent et la transportent sur plus de 3 000 km par la route jusqu’à Johannesburg, et de là, d’autres l’expédient en Europe », précisait encore Hanlon.
Prêts secrets
La drogue, bien sûr, n’est pas l’unique problème. À la fin des années Guebuza, alors que celui-ci essayait de modifier la Constitution pour briguer un troisième mandat, l’administration mozambicaine est parvenue à contracter des prêts auprès du FMI en dissimulant sa dette et en mentant sur la destination réelle des fonds, ce qui a été rendu par un vaste système de corruption et de pots-de-vin.
Tandis que les élites locales s’accaparent les richesses, un climat insurrectionnel s’installe dans le Nord, une région historiquement négligée
À l’époque, les investisseurs affluent et les élites locales s’enrichissent. Mais tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. « Aucun Mozambicain ne peut se sentir fier quand il ouvre la portière de sa voiture et voit une personne affamée chercher à manger parmi les ordures », lance le président brésilien, Luiz Inácio « Lula » da Silva, lors d’une tournée dans le pays. Dans le Nord, une région historiquement pauvre et négligée par l’administration centrale, un climat insurrectionnel s’installe.
Islamistes radicaux et mineurs artisanaux
Pour ne rien arranger, le Cabo Delgado subit le contrecoup des politiques menées dans les pays voisins. Ainsi de cet événement survenu à des centaines de kilomètres de là : l’assassinat à Mombasa, dans le sud du Kenya, du chef islamiste Aboud Rogo Mohammed. Lié à Al-Qaïda, ce dernier acheminait argent et recrues vers les jihadistes somaliens. Il faisait figure de leader pour les jeunes partisans du Conseil de la jeunesse musulmane d’Ansar. À sa mort, ceux-ci sont repoussés vers le Sud, autrement dit en Tanzanie, où ils sont accueillis par des imams radicaux.
Mais en 2017, une série de meurtres de policiers perpétrés à Kibiti, dans le sud de la Tanzanie, déclenche une répression féroce de la part du gouvernement tanzanien. « Certains des survivants, déjà radicalisés, se sont alors installés au Mozambique », avance Dino Mahtani, directeur adjoint d’International Crisis Group pour l’Afrique.
Le nord du Mozambique, une région où circulent drogue et alcool, s’en trouve profondément transformée, et la réaction des autorités ne se fait pas attendre. Le Cabo Delgado devient une zone militarisée, où les forces armées, secondées par une société de sécurité sud-africaine, se rendent parfois coupables d’exactions.
Début 2017, une insurrection connue localement sous le nom d’Al-Shabaab, inspirée par les insurgés somaliens mais sans lien avec eux, s’empare brièvement de la ville portuaire de Mocímboa da Praia. Ce sera leur première offensive, mais pas la dernière.
Cette lente migration des insurgés vers le Sud coïncide avec un renforcement des efforts du Kenya et de la Tanzanie en matière de sécurité maritime, souligne César Guedes, de l’Office des Nations unies contre les drogues et le crime (ONUDC). Ces efforts ont repoussé les trafiquants vers le Sud, sur la côte. Là, ils ont été rejoints par des trafiquants de pierres précieuses et de bois, d’espèces sauvages et même d’êtres humains.
Alliance opportuniste
Dans quelle mesure les insurgés et les organisations criminelles travaillent-ils ensemble ? « Maintenant qu’Al-Shabaab contrôle de larges portions de la côte du Cabo Delgado, il y a des craintes de voir les jihadistes profiter de la contrebande côtière », pointe Dino Mahtani.
« Ils ne participeront pas activement au commerce international de stupéfiants, poursuit-il. Mais si le trafic de drogue continue de transiter via le Cabo Delgado, il va de soi qu’ils pourraient prendre leur part dans ce commerce, soit en imposant des frais de transit ou des « taxes », soit en intervenant dans le transport et le débarquement des cargaisons. »
Les militaires sont tous mouillés jusqu’au cou »
Aujourd’hui, de fait, ce sont des réseaux criminels qui contrôlent la province. Ils soudoient les autorités ou les attaquent si elles se mettent en travers de leur chemin. La collusion existe au plus haut niveau du renseignement militaire, affirment même certains analystes. « Les militaires sont tous mouillés jusqu’au cou », confirme une source diplomatique. Tomàs Queface, chercheur mozambicain, fait aussi état de craintes concernant des liens directs qu’entretiennent l’armée et les trafiquants. « Ils semblent toujours savoir où l’armée va attaquer. Le président Nyusi avait nommé un général plus compétent dans la région en janvier, mais il a contracté Covid-19 peu de temps après et est décédé. »
Le Mozambique n’ayant pas été en mesure de mettre fin à l’insurrection, certains de ses partenaires appellent au déploiement d’une force d’intervention internationale. Mais des analystes affirment que si les autorités y sont réticentes, c’est parce qu’elles craignent que « tous se rendent compte de l’ampleur du trafic illicite qui se déroule dans la province, et parce que bien d’autres choses pourraient être révélées », affirme Liesl Louw-Vaudran de l’Institut d’études de sécurité (ISS Africa).
Photo ALFREDO ZUNIGA/AFP
Le 8 avril, le Sud-Africain Cyril Ramaphosa a organisé une réunion de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) à Maputo, laquelle s’est engagée à envoyer une « mission technique » au Cabo Delgado. Si le président zimbabwéen, Emmerson Mnangagwa, a fait pression pour que son pays prenne la tête d’une force d’intervention, c’est finalement le plan soutenu par Pretoria qui l’a pour le moment emporté.
Une intervention internationale nécessaire, mais risquée
L’attaque de Palma, lancée le 24 mars, marque en tout cas un tournant : pas seulement parce que l’attaque traduit un niveau inédit de préparation, mais aussi parce que les jihadistes sont parvenus à frapper un grand coup. « Les rebelles ont volé entre 40 et 80 véhicules pendant le raid, ils se sont infiltrés dans les coffres des banques et ont récupéré du matériel de télécommunications », affirme Jasmine Opperman, analyste en sécurité. « Ils ont de l’argent, des véhicules et des moyens de communication, et maintenant des ambitions peut-être encore plus grandes », ajoute la chercheuse, qui dit craindre que d’autres grandes villes, comme Nangade, soient à leur tour ciblées.
« La communauté internationale doit s’impliquer au plus vite et commencer par éradiquer le trafic de drogue dans l’océan Indien, insiste César Guedes, de l’ONUDC. Mais il ne faut pas se précipiter dans une contre-insurrection et mener une stratégie de la terre brûlée. Il faut commencer par reprendre les ports et avoir un plan politique pour écarter certains des insurgés locaux en les exhortant à se rendre et en formulant des promesses de développement pour convaincre les enfants du pays à renoncer à l’insurrection. Il n’est pas trop tard pour agir. »
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