Les sept leçons du 11 Septembre

Bien entendu, les attentats contre le World Trade Center n’ont pas été sans conséquences. Mais, paradoxalement, celles-ci n’ont pas été aussi spectaculaires que les images des deux avions percutant les tours jumelles new-yorkaises.

Publié le 11 septembre 2006 Lecture : 9 minutes.

« Le 11 Septembre a tout changé »
Non. L’essentiel du commerce international et de la mondialisation n’a pas été affecté par les attentats du 11 septembre 2001. L’émergence de la Chine en tant que nouveau géant économique de l’Asie de l’Est continue à s’affirmer, avec toutes ses conséquences économiques, diplomatiques et militaires. Des points de friction vieux de plusieurs décennies n’ont pas disparu. La Chine et Taiwan continuent à se regarder en chiens de faïence de part et d’autre du détroit. Le conflit sur le Cachemire qui oppose les deux puissances nucléaires que sont l’Inde et le Pakistan est loin d’être réglé. Le jeu de cache-cache et de provocation de la Corée du Nord avec les États-Unis et le Japon n’a pas changé fondamentalement depuis l’administration Clinton.
Même au Moyen-Orient, la continuité l’emporte sur le changement. L’offensive d’al-Qaïda n’a pas résolu les problèmes de l’influence iranienne en Syrie et au Liban et de l’impact à long terme de la révolution de l’ayatollah Khomeiny dans la région. La dépendance générale à l’égard du pétrole du golfe Persique est toujours aussi forte. Les régimes saoudien et égyptien s’accrochent avec obstination. Israël continue à se battre contre les activistes du Sud-Liban et des territoires palestiniens. Quels qu’aient été leur retentissement et leur caractère dramatique, les attentats du 11 Septembre n’ont pas touché aux forces sous-jacentes et aux tensions persistantes qui pèsent sur la politique internationale.

« Le 11 Septembre a été une victoire pour al-Qaïda »
En partie seulement. L’opération a été un coup d’éclat du terrorisme international. Mais a-t-elle servi les objectifs de l’organisation ? À la suite de ces attentats, al-Qaïda a été privée de ses bases et de ses alliés les talibans, en Afghanistan. Certains stratèges d’al-Qaïda voulaient étendre la domination exercée par les talibans sur l’Afghanistan aux pays voisins : Tadjikistan, Ouzbékistan et même Pakistan. Au lieu de quoi les dirigeants du mouvement ont été obligés soit de s’enfuir très loin, soit de se réfugier dans un réseau de cavernes. Les frappes militaires et les opérations de renseignement ont cassé l’organisation, et des centaines de cadres du mouvement ont été arrêtés au Pakistan. Du courrier intercepté et des échanges sur Internet montrent que certains membres d’al-Qaïda en veulent vivement à Oussama Ben Laden et à son adjoint, Ayman al-Zawahiri, d’avoir déchaîné la colère des États-Unis. Bien qu’al-Qaïda, en tant que mouvement ou que symbole, ait pu bénéficier de l’insurrection irakienne, ses chefs n’avaient pas prévu la guerre en Irak. Cela dit, l’organisation a profité des combats pour mieux faire entendre son message et pousser son recrutement.

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« Des actions limitées des cellules locales ont remplacé les opérations de type 11 Septembre »
Probablement. Le terrorisme de l’après-11 Septembre – de Bali à Madrid et à Londres – est devenu l’apanage de petits groupes locaux qui imitent al-Qaïda, sans contacts directs avec elle. Ces cellules peuvent apprendre certains modes d’opération sur Internet, et elles peuvent faire des dégâts et des victimes, mais leur rayon d’action reste limité. Au mieux, faire sauter des trains.
Les répercussions économiques et sociales de ces opérations sont réduites, et c’est pourquoi al-Qaïda elle-même ne s’y intéresse pas. Les principaux dirigeants d’al-Qaïda préfèrent le terrorisme qui a un puissant impact psychologique et politique. Atteindre ce niveau d’impact est devenu très difficile. Les pirates de l’air du 11 Septembre ont exploité des insuffisances conceptuelles des systèmes de sécurité américains : les responsables ne s’attendaient pas à ce que les pirates soient capables de piloter de tels avions, et ils ne s’attendaient pas à ce qu’ils acceptent le suicide. Il serait très difficile de renouveler une opération aussi audacieuse. Les capacités de commandement et de contrôle de l’organisation ont été fortement mises à mal, et les services de sécurité mondiaux sont en alerte.
Mais al-Qaïda n’est pas entièrement hors jeu. En février 2006, ses membres ont presque réussi à faire sauter la raffinerie d’Abqaiq, en Arabie saoudite, ce qui aurait provoqué une envolée à court terme du prix du pétrole et une pénurie généralisée. Mais le fait qu’un appareil de sécurité saoudien jadis très approximatif ait déjoué l’attentat souligne les limites des capacités d’al-Qaïda.

« Le 11 Septembre a été un choc de civilisations »
Faux. L’idée que les musulmans haïssent l’Occident en raison de son mode de vie est parfaitement erronée, et le 11 Septembre n’y a rien changé. L’Enquête sur les valeurs mondiales (la World Values Survey) a montré que 90 % des personnes interrogées dans l’ensemble des pays musulmans considéraient que la démocratie était la meilleure forme de gouvernement. Les sondages du Pew Research Centrer for the People and the Press ont permis de constater que la moitié des personnes interrogées dans des pays tels que la Turquie et le Maroc estimaient qu’un musulman aurait une meilleure qualité de vie s’il émigrait aux États-Unis. Le seul secteur où les musulmans reconnaissent une différence de valeur avec les États-Unis et l’Europe est dans les normes de comportement sexuel et, en particulier, dans l’acceptation de l’homosexualité. Autrement dit, les musulmans rejettent ce qu’on pourrait appeler la moralité hollywoodienne, comme le font les conservateurs et les chrétiens évangéliques américains. De telles divergences ne suffisent pas à déchaîner la violence.
S’il ne s’agit pas d’un choc de civilisations, de quoi s’agit-il ? D’un choc de politiques. Ben Laden a exprimé son indignation devant « l’occupation des trois villes saintes » – La Mecque, Médine et Jérusalem – du fait de la présence militaire américaine en Arabie saoudite (qui a cessé) et de la mainmise d’Israël sur Jérusalem. Avant la guerre d’Irak, les sondages montraient régulièrement que ce que n’acceptaient pas les musulmans, c’était avant tout le soutien sans réserve apporté par les États-Unis à la politique d’Israël à l’égard des Palestiniens. La sanglante occupation de l’Irak par l’Amérique a créé un autre point de tension : les pays arabo-musulmans ne croient pas que l’intervention américaine soit une bénédiction pour l’Irak. L’autonomie et l’indépendance nationale semblent être pour les musulmans deux des composantes de la « démocratie » et ils jugent que les interventions occidentales sont une trahison des idéaux démocratiques. Le 11 Septembre et les réactions américaines ont aggravé le désaccord sur la politique, mais ils n’ont pas provoqué un choc de civilisations.

« La guerre contre le terrorisme est sans fin »
C’est ce que l’on veut faire croire. L’administration Bush a donné de la lutte à mener une définition vague précisément pour qu’elle n’ait pas de fin. George W. Bush est manifestement très satisfait d’être un président de guerre. L’administration a donc étendu les buts et les objectifs de guerre d’un groupe ou d’une région géographique à d’autres. Une action contre-terroriste est actuellement menée contre al-Qaïda et, plus largement, contre le courant djihadiste du fondamentalisme sunnite. Il y a aussi la lutte pour renforcer les Tadjiks, les Hazaras et les Ouzbeks de l’Alliance du Nord en Afghanistan et pour contenir de façon durable les talibans d’origine pachtoune. En Irak, l’objectif est d’assurer la prééminence des Kurdes et des chiites sur les Arabes sunnites. Il y a également l’objectif de contenir ou de renverser le régime laïc baasiste en Syrie et les ayatollahs chiites en Iran. La Corée du Nord elle-même s’inscrit parfois dans cette campagne tous azimuts. C’est moins une guerre cohérente qu’une liste de cadeaux pour « faucons ».
Si la « guerre contre le terrorisme » est effectivement tout cela, elle peut durer des décennies. Plus vraisemblablement, l’opinion publique américaine ne tolérera plus très longtemps un tel fatras de coûteuses obsessions. S’il n’y a pas d’attentat majeur contre les États-Unis, la pression montera contre Washington pour qu’on cesse de faire n’importe quoi avec Kandahar et Ramadi, et encore moins avec Damas et Téhéran. Un jour ou l’autre, les Américains devront choisir entre donner leur argent pour les guerres de Bush ou pour Medicare (protection sociale). Et ce sera la vraie fin de la guerre contre le terrorisme.

« Le prochain 11 Septembre sera pire »
Tout est possible. Les efforts d’al-Qaïda pour se procurer du matériel nucléaire ont été du travail d’amateur. En 2002, en Afghanistan, des agents américains ont mis la main sur des stocks dans des entrepôts occupés par des talibans et par al-Qaïda : le matériel était complètement inutilisable. L’organisation a continué à chercher d’autres outils de destruction massive, mais sans grand succès. Le bruit a couru que les agents d’al-Qaïda se préparaient à répandre des gaz toxiques dans le métro de New York, mais il semble que Zawahiri ait coupé court aux préparatifs. Peut-être l’expérience du groupe terroriste japonais Aum Shinrikyo l’a-t-elle dissuadé : l’attentat de 1995 avait fait 12 morts au lieu des milliers qu’espéraient afficher les terroristes.
Il serait cependant irresponsable de minimiser la menace. Les progrès technologiques permettent à de petits groupes de causer de grands dégâts, et al-Qaïda a souvent attiré des ingénieurs et des savants très qualifiés. Des avancées dans les recherches sur l’ADN, par exemple, pourraient permettre la fabrication de virus qui feraient le bonheur des terroristes. Internet a créé de nouveaux risques, car il est largement utilisé pour de grandes infrastructures, des barrages aux usines nucléaires. Les systèmes financiers mondiaux sont de plus en plus vulnérables. Les gouvernements, les universités et les entreprises doivent veiller à ce que les technologies émergentes ne soient pas dévoyées. Al-Qaïda n’a pas fondamentalement changé le monde depuis le 11 Septembre, mais il n’y a aucune raison de lui donner une seconde chance.

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« Le 11 Septembre a radicalement changé la politique étrangère américaine »
Non. Les attentats ont temporairement supprimé les contraintes qui pesaient sur les élites politiques américaines, leur permettant d’être plus agressives. Comme nous le savons désormais, le président Bush et ses conseillers voulaient en finir avec le régime de Saddam Hussein bien avant le 11 Septembre. Les attentats ont brusquement rendu acceptable une guerre terrestre de plusieurs années au Moyen-Orient. Mais cet élan est désormais brisé.
Quoi qu’il se dise sur la « guerre contre le terrorisme », l’Égypte, l’Indonésie, la Jordanie, les monarchies du golfe Persique, le Maroc et le Pakistan restent de proches alliés des États-Unis. Les relations avec la Libye se sont réchauffées sous Clinton, et la guerre d’Irak n’a pas changé la trajectoire. Le soutien américain à Israël reste inébranlable. Et l’Iran et la Syrie étaient dans le collimateur de Washington bien avant le 11 Septembre.Il est possible d’imaginer une réponse au 11 Septembre qui aurait été radicalement différente. Les États-Unis auraient pu s’allier avec les laïcs baasistes en Syrie et en Irak, et avec les chiites en Iran pour contrer la menace extrémiste sunnite. Au lieu de quoi tous les anciens amis de Washington dans la région (y compris les trois régimes qui avaient reconnu les talibans : le Pakistan, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis) sont toujours des amis, et les anciens ennemis sont toujours des ennemis.
Les changements les plus spectaculaires, évidemment, sont intervenus en Afghanistan et en Irak. Mais les deux pays sont le théâtre d’une guerre civile depuis plus de vingt-cinq ans, les États-Unis apportant leur soutien aux perdants, l’Alliance du Nord en Afghanistan, les Kurdes et les chiites en Irak. Après le 11 Septembre, l’administration Bush a fait des perdants des gagnants. Mais la guerre civile continue, avec les groupes chassés du pouvoir aujourd’hui dans le rôle d’insurgés. Le changement est important, mais la transformation est moins nette que ce qu’on avait imaginé au printemps 2003. Le grand projet de l’administration de libéralisation et de démocratisation du Moyen-Orient n’a guère abouti qu’à un État à la dérive en Irak, à un Liban déstabilisé déchiré entre le Hezbollah et Israël, et à de belles déclarations qui n’engagent à rien de la part d’alliés tels que l’Égypte et l’Arabie saoudite.

* Professeur d’histoire à l’université du Michigan.

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