Les Emmurés

« Barrière de sécurité » pour les uns, « mur de l’apartheid » pour les autres, et enfermement pour tous. Ce recueil propose une réflexion sur les différentes formes de séparation créées par l’homme.

Publié le 11 septembre 2006 Lecture : 7 minutes.

Le mur de Berlin, qui n’existe plus, aura fait couler beaucoup d’encre et aussi, hélas, beaucoup de sang. Les historiens ne s’accordent pas encore sur le nombre exact des victimes tombées en essayant de le franchir, mais elles se comptent sans doute par centaines. Le mur qu’Israël s’est mis à construire autour de la Cisjordanie, en empiétant largement sur les terres palestiniennes, commence lui aussi à faire couler le sang : malheur à quiconque s’avise de le franchir « illégalement » – les guillemets sont de rigueur puisque, selon la Cour internationale de justice de La Haye, le mur est lui-même illégal au regard du droit international.
Il commence également à faire couler beaucoup d’encre : en témoigne le nombre sans cesse croissant de livres, de photoreportages et d’articles qui y sont consacrés. Plusieurs de ces articles ont été réunis par Michael Sorkin dans un recueil intitulé Against the Wall. Le titre est bien trouvé puisqu’il signifie à la fois « contre le mur » en tant que position politique ou morale et « avoir le dos au mur », ce qui est le cas de la population palestinienne enfermée dans une gigantesque prison à ciel ouvert. Une troisième signification du titre est encore plus sinistre : against the wall, c’est là où se tient le condamné à mort devant le peloton d’exécution
Disons tout de suite que le livre de Sorkin a les qualités et les défauts du genre : dix-sept articles plus une introduction, cela fait dix-huit textes d’intérêt – forcément – inégal. Commençons par le pire : un texte ahurissant d’un certain Mike Davis, dont on apprend qu’il s’agit d’un « agitateur » basé à San Diego. L’homme, qui est plutôt une sorte d’agité du bocal, commet douze pages à dénoncer toutes sortes de murs, douze selon lui, qui sont en train d’être érigés un peu partout dans le monde. Et qui est responsable ? « Le triomphe global du capitalisme néolibéral », bien sûr. Les murs politiques ou militaires ne sont rien à côté d’eux. Ainsi, le mur de Sharon, le mur qui sépare l’Arabie saoudite et le Yémen – dont, ignare que nous sommes, nous apprenons l’existence -, les murs qui séparent l’Inde et le Pakistan, d’un côté, et l’Inde et le Bangladesh de l’autre, la clôture électrifiée que le Botswana aurait tendue entre son territoire et celui du Zimbabwe, tout cela n’est rien à côté du Grand Mur du Capital (en majuscules, cela fait encore plus peur). De quoi s’agit-il ? De la frontera entre les États-Unis et le Mexique, de la Forteresse Europe et de la ligne Howard, du nom du Premier ministre australien, ligne qui est censée protéger l’Australie des hordes asiatiques. Ceci établi, notre agitateur s’en donne à cur joie dans la dénonciation indignée, sans jamais s’arrêter à ce petit détail : les États existent et ils ont des frontières. Il y a des lois qui réglementent l’accès à leur territoire. Partant, ils ont parfaitement le droit, et même le devoir vis-à-vis de leurs propres populations, de faire respecter ces lois, si nécessaire en érigeant un mur. Vérités déplaisantes mais vérités quand même. Mais il est naturellement beaucoup plus simple de décrire tout cela comme une vaste conspiration des riches contre les pauvres, alors que ce sont surtout les pauvres – relatifs – de l’Ouest qui auraient à pâtir d’un déferlement anarchique des pauvres du Sud dans leurs pays : ce sont leurs emplois qui seraient menacés. De toute façon, Mike Davis, comme tous ceux qui se donnent le beau rôle en dénonçant « la Forteresse Europe » ou le mur finalement assez perméable qui sépare le Mexique des États-Unis, ne va jamais au bout de son indignation : que propose-t-il ? Que toutes les frontières soient abolies ? Que, demain, vingt millions de Latino-Américains entrent aux États-Unis et cent millions d’Africains en Europe ? Très bien. Alors, qu’il le dise clairement. Et qu’il laisse les habitants des pays concernés décider démocratiquement s’ils désirent vraiment « accueillir » sur des territoires déjà surpeuplés – les Pays-Bas, la Belgique, l’Allemagne sont parmi les pays les plus densément peuplés de la planète – toute la misère du monde. L’expression, on le sait, est de Michel Rocard, dont on ne peut pas vraiment dire que c’est un partisan du néolibéralisme sauvage.
Cet article démagogique et mal écrit (« les murs engendrent les murs », qu’est-ce que ça veut dire ?) est pourtant à sa place dans le recueil puisque dès l’introduction, Sorkin contribue à la confusion en mettant dans le même sac le mur de Sharon, celui qui coupe Nicosie en deux, le 38e parallèle qui divise les deux Corées et l’inévitable frontière américano-mexicaine. Pour commencer à penser, il faut commencer par poser de claires distinctions. Ce n’est pas rendre service à la cause palestinienne, au contraire, que de mettre sur le même plan l’habitant de Qalqilya, coupé de tout, humilié, emprisonné dans son propre pays, et l’immigrant mexicain à la recherche d’une vie meilleure mais qui a quand même derrière lui l’étendue immense de son propre pays où personne ne lui cherche noise. Ce n’est pas aider à la résolution de la question palestinienne que de prétendre qu’elle n’est qu’un aspect de la problématique mondiale du capitalisme – c’est tout simplement faux. Heureusement, la spécificité du mur de Sharon est perçue correctement lorsque Sorkin et les autres auteurs consentent à laisser la phraséologie gauchiste au vestiaire : le mur rend la vie des Palestiniens dure et dangereuse ; il constitue, malgré les dénégations d’Israël, un fait accompli qui préjuge du règlement final ; il crée un ghetto avec toutes les conséquences physiques et psychologiques de l’enfermement angoissant qu’il suppose. Voilà tout ce que l’on peut en dire côté palestinien. Le reste de l’introduction de Sorkin est consacré à une discussion assez convenue, mais correcte, des diverses possibilités de résolution du conflit : le statu quo, ou un État binational, ou deux États côte à côte ? Il se termine par un vibrant quoique daté « Mr Sharon, tear down this wall ! » qui fait bien sûr écho au prophétique « Mr Gorbatchev, tear down this wall ! » proféré en juin 1987 par Ronald Reagan à Berlin. Belle formule, mais l’analogie est, hélas, trompeuse. Le citoyen lambda de Moscou ou de Leningrad n’avait que faire du mur de Berlin. Côté israélien, en revanche, même en tenant compte du cynisme infini d’un Sharon ou de l’opportunisme d’un Netanyahou pour qui le mur sert plusieurs buts, certains inavouables, l’homme de la rue, à Tel-Aviv ou Nahariya, constate avec soulagement qu’il y a moins d’attentats-suicides en Israël qu’avant l’érection du mur qui le sépare des Palestiniens. De son point de vue, c’est un succès. À vouloir tout mettre dans le même sac, Berlin et Qalqilya, Sharon et Gorbatchev, on affaiblit la démonstration.
Le ton est donné. Les autres articles constituent des variations sur ce thème – le Mur comme incarnation du Mal -, certaines intéressantes et bourrées d’informations, les autres contaminées par un jargon ultragauchiste ou postmoderne qui obscurcit l’analyse. Parfois on trouve le pire et le meilleur à l’intérieur d’un même article, par exemple The Monster’s Tail (Ariella Azoulay et Adi Ophir) qui contient d’excellentes pistes de réflexion mais où l’inévitable Derrida pointe le bout du nez – dommage que la « déconstruction » chère au philosophe français ne soit que théorique, c’est de véritables démolisseurs qu’on aurait besoin en face des blocs de béton bien réels qui se dressent en Palestine. Derrida est également présent dans l’article qui suit (Primitive Separations, par Dean MacCannell) mais il est en bonne compagnie : Durkheim, Mauss et surtout Lévi-Straus et son « illusion totémique ». Le mur serait-il un totem moderne, délimitant un peuple qui se sent « hors de la nature » – le peuple élu – de peuplades qui sont dans la nature – les « indigènes » palestiniens ? On ne voit peut-être pas les choses comme ça du côté de Ramallah mais la question méritait sans doute d’être posée. Heureusement on revient sur Terre avec Stéphanie Koury (Why This Wall ?) qui établit de façon précise les aspects légaux, ou plutôt illégaux, de toute l’entreprise. Mentionnons aussi les Wall Notes de Tom Kay, un excellent reportage de terrain, The Long Economic Shadow of the Wall, d’Anita Vitullo, une analyse serrée et chiffrée des conséquences de la construction du mur, et surtout Hollow Land, une réflexion intelligente de l’architecte Eyal Weizman sur les différentes formes de séparation créées par le Mur. Cette dernière étude conclut d’ailleurs sur l’impossibilité d’une séparation physique entre Israël et la Palestine. La solution viendra d’une « approche non territoriale, basée sur la coopération, la réciprocité et l’égalité », nous dit l’auteur.
Ce genre de conclusion, généreuse et réaliste à la fois, venant après une étude fouillée et originale, sauve un recueil qui aurait gagné à se débarrasser de certaines contributions verbeuses et idéologiquement datées.

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