Le saut dans le vide

Enlisement politique, échéances électorales ratées, scandale sanitaire en eaux troubles. Quatre ans après la division du pays, que peut-il encore lui arriver ?

Publié le 11 septembre 2006 Lecture : 7 minutes.

Il ne manquait plus que cela : quatre cents tonnes de sulfure d’hydrogène, d’organochlore et d’autres déchets hautement toxiques venus d’Europe, débarqués à la va-vite une nuit d’août des cales d’un navire battant pavillon panaméen et éparpillés à ciel ouvert sur une petite dizaine de décharges publiques du Grand Abidjan, le tout dans le plus pur style des États criminalisés. Des morts, des centaines d’intoxiqués, la démission du gouvernement, un énorme scandale et cette question pour l’instant sans réponse : qui, de la direction du Port autonome d’Abidjan, contrôlée par un fidèle de la présidence, de la société chargée de traiter les déchets ou du ministère des Transports dont le titulaire est un opposant proche du Premier ministre, a pris la responsabilité d’accepter une telle cargaison ? Qui, pour quel montant d’argent sale et pour alimenter quelle caisse noire ?
Symptôme de la course effrénée pour la captation des ressources et d’une déliquescence morale impensable à l’époque d’Houphouët, l’affaire du Probo Koala éclate au moment où la Côte d’Ivoire s’apprête, littéralement, à sauter dans le vide. Dans sept semaines, le 31 octobre 2006, la résolution 1633 des Nations unies prolongeant jusqu’à cette date limite le mandat du président Laurent Gbagbo sera morte. L’élection présidentielle n’aura évidemment pas eu lieu avant et l’idée un moment envisagée par l’ONU d’une « extension technique » de deux ou trois mois, le temps de peaufiner les derniers préparatifs, est désormais obsolète. Si l’on en croit le Suisse Gérard Stoudmann, haut représentant de Kofi Annan pour les élections en Côte d’Ivoire, le retard pris est tel que si le processus démarrait réellement en ce mois de septembre – ce qui est loin d’être le cas – la consultation ne pourrait se tenir avant juillet 2007.
Qui bloque quoi ? Pour l’entourage de Laurent Gbagbo et pour le chef de l’État lui-même, la faute incombe à l’opposition, au GTI (Groupe de travail international mis en place par les Nations unies) qui exerce une sorte d’autorité de tutelle et mezza voce, au Premier ministre Charles Konan Banny. Eux voudraient « donner la nationalité ivoirienne à n’importe qui », inscrire des « étrangers » sur les listes électorales et réussir un « hold-up judiciaire » là où la rébellion armée a échoué. Or, assurait Gbagbo le 30 août, « les listes sont établies », il suffit simplement de les « mettre à jour » et l’élection pourra se tenir dans les délais prévus. Son de cloche radicalement opposé du côté des Français, lesquels jouent le rôle de leader de la communauté internationale sur le dossier ivoirien : « Mettre à jour, on sait ce que cela veut dire, confie à J.A. la ministre déléguée à la Coopération Brigitte Girardin. Retrancher les morts et ajouter les plus de 18 ans, ce qui est totalement insuffisant. Ainsi que l’a dit fin août Jacques Chirac, il faut des listes renouvelées. Hors de question d’aller aux élections avec celles de 2000, qui ont été contestées par tout le monde, y compris par Thabo Mbeki. » Ce débat empoisonné sur l’inscription – ou non – de quelque deux cent mille nouveaux électeurs réputés proches de l’opposition a paralysé et quasiment saboté la tenue des audiences foraines, lancées en fanfare par Charles Konan Banny. Résultat, selon un responsable onusien : « le blocage ?est total ».
Laurent Gbagbo, dont le mandat est officiellement achevé depuis près d’un an, pourra-t-il se maintenir au pouvoir après le 31 octobre ? C’est tout l’enjeu des consultations des semaines à venir. On devait en parler le 8 septembre à Abidjan, lors de la dixième réunion du GTI, puis le surlendemain à l’occasion de la visite en Côte d’Ivoire du président en exercice de l’Union africaine, Denis Sassou Nguesso. Le 20, Kofi Annan réunira autour de lui à New York une demi-douzaine de chefs d’État africains ainsi que les principaux leaders politiques ivoiriens (sauf, sans doute, Laurent Gbagbo, qui ne devrait pas faire le déplacement). Objet : dégager une « solution imaginative » pour l’après-31 octobre. Puis ce sera au tour du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine de plancher sur le sujet à Addi-Abeba, sous la présidence du Burkinabè Blaise Compaoré. Le 17 octobre enfin, nourri de ce qui précède, le Conseil de sécurité de l’ONU prendra acte de la non-application de la résolution 1633 et décidera d’une autre, dont le contenu pourrait être lourd de conséquences.
Quels sont les scénarios possibles ? Toujours créatif, le Gabonais Omar Bongo Ondimba a proposé sa solution, le 29 août, sur le perron de l’Élysée : Gbagbo président, Ouattara vice-président, « le jeune Soro » (sic) Premier ministre et Bédié président de l’Assemblée constituante. « Tant que ces quatre ne seront pas ensemble, croyez-moi, il ne se passera rien », a-t-il conclu. Réflexion pleine de bon sens, mais schéma irréaliste, aussitôt réfuté par l’entourage de Gbagbo une hérésie ! » s’est écrié Pascal Affi N’Guessan) et dont les Français se sont prudemment démarqués. « Ce n’est pas parce que le président gabonais a fait cette proposition au sortir d’un entretien avec Chirac qu’elle ne sort pas de son propre chapeau », commente une source élyséenne. Moins consensuelle, mais plus réaliste même si on ne voit pas très bien comment faire l’économie de la grave épreuve de force qui en résulterait avec le camp Gbagbo, la solution française en cours d’élaboration prévoit la dévolution complète au 1er novembre de la totalité du pouvoir exécutif au Premier ministre Konan Banny pour une nouvelle période transitoire de un an. Dans cette hypothèse, la Constitution ivoirienne serait suspendue et Banny conduirait le pays jusqu’à l’élection – à laquelle il ne se présenterait évidemment pas. Si l’on en croit des sources diplomatiques à Paris, ce schéma aurait reçu l’appui de Kofi Annan, de l’Union européenne, des membres du Conseil de sécurité et de la plupart des pays de la région, dont le Burkina, le Ghana, le Nigeria et le Sénégal. Abdoulaye Wade en serait l’un des plus chauds partisans, lui qui a perçu comme un signe inamical, pour ne pas dire plus, la très discrète audience accordée à Abidjan en août par Laurent Gbagbo au chef militaire de la rébellion casamançaise, Salif Sadio.
Si rien ne permet d’affirmer avec certitude que ce schéma sera celui qui prévaudra en définitive le 17 octobre, quand le Conseil de sécurité votera sa nouvelle résolution, on sait de bonne source que cette hypothèse a en Côte d’Ivoire un défenseur convaincu – même s’il s’abstient évidemment de l’afficher : Charles Konan Banny lui-même. Conscient de la relative faiblesse de son bilan, en butte à l’hostilité et aux multiples obstructions des « durs » du régime Gbagbo, inquiet pour sa propre sécurité – il a reçu des menaces de mort au plus fort de la crise des audiences foraines et doutant de la loyauté sans faille de ceux qui sont censés l’assurer, le Premier ministre connaît des moments difficiles que le scandale des déchets toxiques est venu rendre plus délicats encore. Ses relations avec le président ont beaucoup perdu de leur convivialité, et la métaphore sympathique du tandem que Banny évoquait rituellement pour illustrer sa bonne entente avec le chef de l’État a été mise au placard. « Il s’est rendu compte qu’elle n’était pas bonne pour lui », explique un proche, « car chacun pouvait voir que Gbagbo était au guidon et lui aux pédales ». Fin programmée d’une dualité ingérable ? Sans doute. D’autant que Laurent Gbagbo, on s’en doute, n’a aucune intention d’inaugurer les chrysanthèmes, encore moins d’abandonner le palais présidentiel, quitte à subir les foudres du Comité des sanctions de l’ONU – dont on sait qu’il s’apprête à viser deux de ses proches, l’ancien président du Parlement Mamadou Koulibaly et l’actuel chef du Front populaire ivoirien Pascal Affi N’Guessan – et, demain peut-être, si l’on en croit les menaces à peines voilées de certains responsables français, celles du Tribunal pénal international.
Une chose est presque sûre : lorsque expirera le temps de Jacques Chirac à l’Élysée, en mai 2007, la Côte d’Ivoire n’aura toujours pas connu l’élection de tous les espoirs et de tous les dangers. Et il y a fort à parier que Chirac et Gbagbo, qui n’ont pas échangé un mot depuis près de deux ans, n’auront pas repris langue. Illustration de cette cassure entre Paris et Abidjan : seul l’ambassadeur de France André Janier a encore des contacts avec le président ivoirien, lequel n’a plus reçu un ministre français depuis des lustres. Brigitte Girardin, qui vient chaque mois à Abidjan pour assister aux réunions du GTI, n’a ainsi jamais vu Laurent Gbagbo : « Si le président demande à me voir, j’irai volontiers, confie-t-elle, mais ce n’est pas à moi, simple ministre, de faire la démarche. Et puis, notre interlocuteur au GTI, c’est Charles Konan Banny. C’est à lui que nous avons remis la feuille de route ». Dialogue de sourds donc, la France n’ayant guère les moyens d’actionner, encore moins d’influencer, les quelques chefs d’État avec lesquels Gbagbo est encore en bons termes – Mbeki, Dos Santos, Kadhafi Reste la force de frappe et de dissuasion que représentent les quatre mille hommes de l’opération Licorne. Jacques Chirac, tant qu’il sera au pouvoir, ne prendra pas la responsabilité de les retirer. « Il préférera sans doute refiler la patate chaude à son successeur, confie un diplomate, et celui-là sera confronté à un dilemme : soit maintenir Licorne au coût de 250 millions d’euros par an, sans aucune perspective de désengagement si la situation politique demeure bloquée, soit courir le risque de voir la Côte d’Ivoire s’embraser à nouveau. » Autant dire que pour le futur hôte de l’Élysée aussi, ce sera un saut dans le vide

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