Duel en trompe l’oeil

Le « Guide » fait mine d’arbitrer la lutte entre les deux clans qui se disputent sa succession. Et si tout cela n’était qu’une habile mise en scène ?

Publié le 11 septembre 2006 Lecture : 6 minutes.

Réconcilié avec l’Occident depuis qu’il a renoncé à son programme d’armes de destruction massive, Mouammar Kadhafi estime avoir les mains libres pour tenter de réconcilier les deux clans qui se disputent sa succession – et, accessoirement, les ressources pétrolières de la Libye.
D’un côté, il avance le pion Seif el-Islam, son propre fils, qui, affichant avec ostentation son obédience libérale, se trouve désormais chargé du développement économique et social. Sa mission : libéraliser l’économie et dépenser sans compter les pétrodollars afin d’accroître le crédit de l’équipe dirigeante dans l’opinion. De l’autre, il conforte la vieille garde dans ses positions – déjà dominantes – en donnant carte blanche aux Comités révolutionnaires pour écraser toute velléité de dissidence.

Lors des célébrations du 37e anniversaire du coup d’État qui l’a porté au pouvoir le 1er septembre 1969, l’opération s’est déroulée en deux temps et selon un scénario manifestement préparé avec soin. Kadhafi père et fils se sont partagé les rôles. Seif a attaqué, pour la galerie, la politique de la Jamahiriya, que Mouammar a fait semblant de défendre. Dès le 20 août, quinze mille jeunes venus de tout le pays ont été rassemblés à Syrte (500 km à l’est de Tripoli), pour ce qui ressemblait fort à une fête d’intronisation du « prince héritier ». Seif s’est fendu d’un grand numéro de séducteur pour tenter de circonvenir une jeunesse réputée frondeuse. Ses propos ont été retransmis en direct – et intégralement – par les chaînes de télévision nationales et rapportés le lendemain par la presse écrite. D’autant plus étonnant que les médias sont placés sous l’autorité directe des Comités révolutionnaires. Seif a carrément tenu un discours de rupture et dressé un tableau fort sombre des trente-sept années de « Révolution » Kadhafienne, alors que son père – et les médias à sa dévotion – ne cesse d’en exalter les « succès ». Il a dénoncé la « mafia » libyenne et les « gros chats » qui accaparent pouvoirs et ressources. Puis fustigé l’absence de démocratie et de liberté de la presse (« Ceux qui étaient censés établir la démocratie l’ont détruite »). « Certains se demanderont peut-être à quel titre je me mêle de ces questions, a lancé le fils du « Guide » au début de son discours. N’y a-il pas un État et des institutions dont c’est la vocation ? Suis-je un prince héritier, un dauphin, un prétendant au trône ? Je vais m’efforcer de répondre par avance à ces questions. »

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En fait, Seif se verrait plutôt dans le rôle du sauveur. N’est-il pas l’homme qui a pris l’initiative de – puis réussi à – normaliser les relations avec les États-Unis et la Grande-Bretagne ? Dans son esprit, cela l’autorise à prendre, dès maintenant, en main les destinées de son pays. « Dieu merci, a-t-il souligné, nous sommes sortis du cauchemar. La Libye n’est plus en guerre avec les grandes puissances. Le temps est venu de nous consacrer entièrement au développement et à la construction du pays. » Dans un style digne d’une campagne électorale, sous une banderole portant le slogan « Ensemble pour la Libye de demain », il a proposé au nom de la Fondation Kadhafi pour le développement (FKD) un programme de réformes économiques et sociales. Avec promesse de redistribution plus équitable des revenus pétroliers (gonflés par la hausse vertigineuse des prix du baril) et d’emplois mieux rémunérés. Ce qui n’est certes pas un luxe : un jeune salarié gagne actuellement, en moyenne, autour de 250 dollars par mois.
Commentaire dans les salons de Tripoli : si le fils ose parler de la sorte, c’est que le père s’apprête à négocier un tournant important qu’il devrait annoncer dans le discours qu’il prononce rituellement lors du 37e anniversaire de la Révolution.

Et c’est ce qui s’est passé le 31 août, à Beidha, la « capitale » de la province du Djebel Akhdar, dans l’est de la Libye. Une région montagneuse qui conserve une certaine affection pour l’ex-roi Idriss (qui y séjournait volontiers) et que Kadhafi n’a que partiellement apprivoisée en choisissant une épouse dans une tribu locale (Safia Charkass, la mère de Seif).

Le « Guide » a donc réuni là, sous une immense tente, les « acteurs révolutionnaires » : ex-« officiers libres » et autres compagnons des premiers jours, dirigeants des Comités révolutionnaires, gardiens de la Révolution, membres du gouvernement, etc. Un tel rassemblement de la nomenklatura, hommes et femmes mêlés brandissant de petits drapeaux verts, est plutôt rare. Non moins inhabituel : on a vu certains ministres et notables se courber pour lui baiser la main, tel un monarque du bon vieux temps. Chemise et pantalon kaki, moustache et barbiche châtain clair qu’on ne lui avait jamais vues, Kadhafi, 64 ans, est apparu dans une forme éblouissante. On attendait de lui qu’il arbitre l’apparent conflit qui, depuis deux ans, oppose les « gardiens de la Révolution » à Seif el-islam et ses amis. En fait, il a partiellement donné satisfaction aux uns et aux autres.

En faveur de son fils, il a fait adopter une résolution de soutien au programme « Ensemble pour la Libye de demain » et chargé le Congrès populaire général (CGP, Parlement) de débloquer les fonds nécessaires à sa réalisation. « Nous devons régler au mieux les problèmes des nécessiteux pour éviter qu’ils ne se révoltent contre nous », a-t-il commenté. La vérité est qu’au-delà de son habillage libéral, oeuvre de ses conseillers anglo-saxons, ce programme a un air de déjà-vu. Les promesses qu’il contient ne diffèrent en rien de celles faites – sans suite – par Kadhafi depuis de nombreuses années. Les gardes révolutionnaires n’ont donc éprouvé aucune gêne à l’adopter.

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D’ores et déjà, alors qu’il n’occupe aucune fonction officielle, Seif jouerait le rôle d’une sorte de superministre du Développement. Si tel est bien le cas, il ne devrait bientôt plus avoir à se plaindre des mafieux et des « gros chats ». Son père s’est d’ailleurs empressé de sermonner ces derniers, leur donnant quatre mois pour se repentir, avec garantie de pardon automatique. « Le passé est le passé », a-t-il lancé. Au premier rang de l’assistance, un certain nombre d’officiers, pour la plupart sexagénaires et bedonnants, faisaient néanmoins grise mine Kadhafi ayant invité tout le monde à l’autocritique, un porte-parole des Comités révolutionnaires, qui dépendent directement de Kadhafi, s’est exécuté sur-le-champ.

Tout le monde sait que lesdits comités ont assassiné de nombreux opposants, en Libye et à l’étranger, mais la nouveauté est qu’ils le reconnaissent aujourd’hui publiquement. « La violence n’est pas dans notre culture, a déclaré leur porte-parole, mais il nous est arrivé de mener des opérations chirurgicales violentes. C’était nécessaire pour éradiquer le cancer [de l’opposition]. » Ils pourront continuer à le faire. Mieux, Kadhafi leur en a réitéré l’ordre : « Pardonner à nos ennemis, intérieurs ou extérieurs, aucun d’entre nous n’y songe. Si l’ennemi se manifeste, il faut le détruire. [Â] Il faut l’amputer de la main et lui couper le cou. »

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Poser la question de la succession de Kadhafi en termes de personnes est sans doute trop simple. Pour ne pas dire simpliste. Sans doute serait-il plus judicieux de se demander comment elle sera assurée et quels en sont les enjeux. Pour le moment, Kadhafi, à défaut d’être parvenu à gagner le coeur d’une majorité de Libyens, a réussi à verrouiller l’appareil d’État, aujourd’hui totalement contrôlé par ses hommes, pour la plupart membres de sa tribu. Il a multiplié les niveaux de surveillance, créant pas moins de dix-sept services de sécurité qui, tous, lui sont directement rattachés. Cela lui permet de garder la haute main sur les revenus des hydrocarbures : 20 milliards de dollars par an. L’an dernier, les réserves de devises liées au pétrole avoisinaient 40 milliards.

Dans ces conditions, comment imaginer que Kadhafi et ses partisans puissent se faire hara-kiri ? Le discours de Beidha est clair : pas question de changer le système politique. À défaut de voir sa pensée conquérir le monde de son vivant, le « Guide », dit-on, ne détesterait pas passer à la postérité comme le génial inventeur du système de Jamahiriya, qui, dans le monde entier, finira par supplanter le système républicain comme celui-ci avait détrôné la monarchie.

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