Génocide des Tutsi : un rapport rwandais met en cause François Mitterrand
Le rapport rwandais sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi, en 1994, a été remis officiellement au gouvernement ce 19 avril. Réalisé par un cabinet d’avocats américain, il documente l’implication française tout en s’efforçant de ne pas jeter de l’huile sur le feu, dans un contexte d’apaisement entre les deux pays.
Génocide des Tutsi au Rwanda : quelle est la part de responsabilité de la France ?
Dans leur rapport, les chercheurs de la Commission Duclert sur le rôle de la France au Rwanda pointent de nombreux « dysfonctionnements » institutionnels et moraux. Mais ils n’ont pas eu accès à toutes les archives et ont passé certains événements sous silence.
Ceux qui s’attendaient à un tir de mortier lourd en seront pour leurs frais. Rendu public ce lundi 19 avril, le rapport d’enquête sur le rôle de la France au « pays des mille collines » durant la période 1990-1994 – avant et pendant le génocide contre les Tutsi – s’abstient de toute conclusion tapageuse susceptible de raviver les plaies, anciennes, autour d’un contentieux tragique qui aura dissuadé tout rapprochement diplomatique durable entre Kigali et Paris durant un quart de siècle.
En guise de slogan, nulle phrase-choc mais ce constat laconique, digne de l’understatement dont les Rwandais sont coutumiers : « La France a rendu possible un génocide prévisible. » Un verdict cryptique où les mots-clés tant attendus – « responsabilités », « complicité » françaises… – sont délibérément absents. « Nous n’abordons pas la question de la complicité, que d’ailleurs nous ne comprenons pas vraiment. Nous nous sommes surtout focalisés sur les faits », résume un officiel rwandais, sans plus d’explication.
Offense diplomatique
L’eau de la Kagera a coulé sous les ponts depuis la publication, en août 2008, du rapport de la Commission Mucyo, dont l’intitulé, à lui seul, sonnait comme une offense diplomatique faite à la France : « Commission nationale indépendante chargée de rassembler les éléments de preuve montrant l’implication de l’État français dans la préparation et l’exécution du génocide perpétré au Rwanda en 1994 ».
Outre des conclusions au vitriol, associant directement les autorités françaises de l’époque à la préparation puis à la mise en œuvre du génocide, cette commission de sept membres, présidée par feu Jean de Dieu Mucyo, ancien procureur général et ancien ministre de la Justice, avait en outre dressé une liste de treize personnalités politiques et de vingt militaires français dont l’implication personnelle était soulignée, ouvrant la voie à de possibles poursuites judiciaires. En France, cette première tentative rwandaise d’écrire l’histoire d’une aventure néo-coloniale sujette à controverse depuis tant d’années avait provoqué un tollé parmi les principaux protagonistes impliqués dans le dossier.
« Ce nouveau rapport constitue un acte d’accusation historique mais pas judiciaire. Il ne dédouane personne mais ne reprend pas la logique accusatoire du rapport Mucyo », résume aujourd’hui une source à la présidence rwandaise, indiquant à mots couverts que Kigali a eu le souci, dans un contexte d’apaisement diplomatique qui fait suite à l’élection d’Emmanuel Macron, en 2017, de ne pas jeter inconsidérément de l’huile sur le feu. Un parti pris qui se reflète dans la neutralité du titre du rapport : « Un génocide prévisible. Le rôle de l’État français en lien avec le génocide contre les Tutsi au Rwanda ».
Depuis trop longtemps, l’État français se détourne de la vérité
Autre innovation, et non des moindres : confier cette longue investigation (qui a débuté au début de 2017) au cabinet d’avocats américain Levy, Firestone & Muse, basé à Washington, DC. Un choix qui peut sembler paradoxal dès lors qu’une mise en cause devant la justice des protagonistes français impliqués dans ce dossier n’était pas l’objectif recherché par le gouvernement rwandais.
À Kigali, on rappelle que ce cabinet a une longue expérience en matière d’enquêtes complexes impliquant des États. Bob Muse a notamment été chargé de l’enquête du Sénat américain sur les responsabilités relatives à la gestion de l’ouragan Katrina, en 2005. Parmi les diverses références alignées sur le site du cabinet, d’autres dossiers sensibles sont mentionnés, en particulier dans le cadre d’investigations conduites par le Congrès des États-Unis : le Watergate ; l’opération Fast & Furious (des exportations d’armes illégales vers le Mexique pour lutter contre les cartels de la drogue) ; l’affaire Iran-Contra ; le « Bloody Sunday », en Irlande du Nord…
Des millions de pages
« Cette enquête a sollicité des centaines de témoins et de dépositaires de documents sur trois continents, elle a donné lieu à des entretiens avec 250 témoins en anglais, en français et en kinyarwanda, à la collecte et à l’analyse de millions de pages de documents, transcriptions et articles de journaux de l’époque, principalement dans ces trois langues », écrivent les rapporteurs. Parmi les témoins entendus « off-the-record » figurent d’ailleurs une poignée de militaires français en désaccord avec la ligne officielle alors défendue par Paris. Et le président Paul Kagame a lui-même été interviewé par les enquêteurs du cabinet d’avocats américain.
En revanche, en dépit du réchauffement diplomatique intervenu depuis plus de trois ans, les enquêteurs ont trouvé porte close à Paris. « L’État français, bien qu’ayant connaissance de cette enquête, n’a pas coopéré. (…) L’État rwandais lui a transmis plusieurs demandes de documents établissant les faits. L’État français a accusé réception de ces demandes les 29 décembre 2019, 10 juillet 2020 et 27 janvier 2021 mais n’y a pas donné suite », peut-on lire dans le rapport.
Responsabilités politiques
À l’arrivée, ce pavé de 580 pages offre un complément utile à celui rendu public le 26 mars par la commission d’historiens présidée, en France, par Vincent Duclert (qui en totalisait près de 1 000). « Même s’il n’y a eu aucune coordination entre les deux commissions, le contenu de leurs rapports respectifs va globalement dans le même sens », résume une source à la présidence rwandaise.
Une appréciation qui est toutefois partiellement contredite dans la préface du rapport livré à Kigali : « La conclusion de la commission Duclert laisse entendre que l’État français était « aveugle » face au génocide à venir. Ce n’est pas le cas. (…] L’État français n’était ni aveugle ni inconscient au sujet de ce génocide prévisible. »
Une opération militaire secrète avait été logée dans l’opération Turquoise
Revendiquant leur volonté de se focaliser sur les responsabilités politiques de Paris, avant comme après le génocide, les autorités rwandaises assument n’avoir pas cherché à documenter de manière pointilleuse certains épisodes, pourtant hautement sensibles, comme l’opération Turquoise (juin-août 1994), abusivement présentée comme humanitaire mais qui a servi par ricochet à différer la défaite du camp génocidaire tout en lui offrant un corridor sécurisé pour fuir impunément vers l’ex-Zaïre. Un choix qui sera certainement considéré comme discutable par les observateurs critiques du rôle de la France, d’autant que la même source précise aussitôt que « Turquoise n’était pas monolithique : une opération militaire secrète avait été logée dans cette opération présentée comme humanitaire ».
En revanche, le rapport rwandais innove en repoussant la limite de son enquête bien au-delà de la fin du génocide, en juillet 1994. « Au cours des années qui ont suivi, de nombreuses actions ont été conduites par Paris pour tenter de saboter de manière occulte l’action du nouveau régime rwandais, résume notre source à la présidence. Ces tentatives de dissimulation ont notamment impliqué les présidents Jacques Chirac et François Hollande. »
L’engagement néocolonial de Mitterrand
Mais en toute logique, c’est leur prédécesseur, François Mitterrand, qui est désigné comme le principal inspirateur de la politique anachronique et mortifère conduite au Rwanda entre 1990 et 1994 : « L’arrogance de l’engagement néocolonial du président Mitterrand au Rwanda s’est exprimée dans le fait de promouvoir les intérêts géopolitiques de l’État français en se moquant des conséquences que cela pouvait avoir pour les Tutsi au Rwanda. »
« Pour la politique française au Rwanda, le nœud du problème n’était pas le génocide qui se profilait mais plutôt le fait d’empêcher le FPR [Front patriotique rwandais] d’établir ce que le président Mitterrand a appelé, en juin 1994, un « Tutsiland » », ajoutent les avocats américains.
Normalisation
Les 18 et 19 mai, Paul Kagame est attendu à Paris où il doit participer successivement au sommet sur le financement des économies d’Afrique subsaharienne et à une rencontre portant sur le Soudan. De son côté, Emmanuel Macron devrait effectuer en mai une visite officielle à Kigali dont les dates ne sont toujours pas arrêtées officiellement.
L’occasion, pour les deux hommes, de pousser un peu plus loin la normalisation engagée depuis 2017 ? D’ores et déjà, certains se mettent à espérer que le président français pourrait, à cette occasion, sortir du déni qui a cadenassé depuis près de 27 ans toute parole de repentance de la part des représentants de l’État français. « Nous n’exigeons pas d’excuses », indique une source officielle à Kigali – jusque-là, seuls la Belgique, les États-Unis, le Vatican et l’ONU en ont présenté.
Et la même source d’ajouter qu’« Emmanuel Macron souhaite faire à cette occasion un geste solennel ».
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