Le retour des vieux démons
Le 6 août, vers 7 heures, un communiqué de la présidence annonce le limogeage des quatre principaux chefs de l’armée. Deux heures plus tard, le chef de l’État est arrêté, sans qu’un coup de feu soit tiré. Une fâcheuse tradition qu’on voulait croire oublié
C’est le rêve de la démocratie en Mauritanie qui se brise. Le 6 août, à 9 heures, deux éléments du Bataillon de la sécurité présidentielle (Basep) font irruption au palais présidentiel, où Sidi Ould Cheikh Abdallahi prend son petit déjeuner en compagnie de son épouse et de leurs trois enfants. « Monsieur le président, nous vous demandons de nous suivreÂÂÂÂ »
Après un échange aussi bref que courtois, les militaires conduisent leur prisonnier, les mains libres, dans la caserne de leur unité, puis dans la résidence des invités au Palais des congrès. Le chef de l’État laisse derrière lui femme et enfants. Ceux-ci seront retenus pendant vingt-quatre heures à la présidence, téléphones portables confisqués (à l’exception d’un appareil qui, dissimulé sous des vêtements, a échappé à la vigilance des cerbères), lignes fixes coupées.
Dans la foulée, le Premier ministre, Yahya Ould Ahmed el-Waghf, qui vient de prendre place à son bureau, est arrêté par le chef d’état-major de la gendarmerie nationale en personne, le général Félix Negri. Quelques heures plus tard, les Mauritaniens apprennent par la télévision qu’un « Haut Conseil d’État » présidé par le général Mohamed Ould Abdelaziz, chef d’état-major particulier du président et commandant du Basep, dirige désormais le pays.
Le sage et consensuel « Sidi », un civil que 52 % des électeurs ont librement choisi, lors de la présidentielle de mars 2007, pour faire advenir la démocratie dans un pays éprouvé par près de trente ans de pouvoir militaire, est désormais déchu. Et, ironie de l’histoire, par un membre de son très proche entourage. L’homme qui, le 3 août 2005, fut l’artisan du putsch censé délivrer le pays du régime autoritaire de Maaouiya Ould Taya. Puis le convainquit de se porter candidat à la magistrature suprême. La Mauritanie renoue donc avec la tradition des coups d’État inaugurée par le renversement, le 10 juillet 1978, de Moktar Ould Daddah, son premier président.
Le « changement » – euphémisme en vigueur ici pour désigner les putschs – a été conduit sans effusion de sang ni violence inutile. D’ailleurs, ce 6 août, la population ne s’est pas départie de son flegme habituel et n’est pas descendue dans la rue. Ni pour pleurer ni pour applaudir. La très grande majorité de l’armée a obéi aux ordres du général Ould Abdelaziz, auquel se sont ralliés dans la journée, après de simples échanges téléphoniques, les commandants de toutes les régions militaires. Dans la capitale, quelques pick-up du Basep ont encerclé la présidence, tandis que des hommes de la Garde nationale se postaient aux abords de la télévision et de la radio, dont les directeurs généraux ont été arrêtés. Dans l’après-midi, l’aéroport a été fermé. Et le tour était joué.
Un jeu d’enfant, ce putsch. Pourtant, le général devenu chef de l’État n’en a pas précisément prévu le scénario. Certes, depuis deux mois, lui et son inséparable camarade, le général Mohamed Ould Ghazouani, chef d’état-major de l’armée, voyaient d’un très mauvais ÂÂÂÂil les tentatives de Sidi de les écarter du pouvoir. Mais ils espéraient l’en empêcher par des voies institutionnelles. Début juillet, ils ont ainsi discrètement incité des parlementaires du Pacte national pour la démocratie et le développement (PNDD), le parti majoritaire, à s’allier à l’opposition pour censurer le gouvernement, accusé d’avoir conservé en son sein des « symboles de la gabegie » de l’ère Ould Taya. Le 29 du même mois, ils ont soutenu en coulisses l’exigence de ces mêmes frondeurs de tenir une session parlementaire exceptionnelle pour mettre en place une Haute Cour de justice habilitée à juger les hauts fonctionnaires, mais aussi une commission d’enquête sur le financement de « Fondation KB », l’institution fondée par Khattou Mint Boukhary, la première dame.
Attaques personnelles
Sidi Ould Cheikh Abdallahi a fermement riposté à ces attaques de plus en plus personnelles. Le 3 juillet, son gouvernement a démissionné pour éviter la motion de censure. Et le 30, la demande de session extraordinaire a été rejetée sous le prétexte d’un vice de procédure. C’en était trop. Parlementaires frondeurs et opposants ont alors appelé à une grande manifestation populaire le 10 août pour protester contre la gestion du pays et, implicitement, réclamer la démission du chef de l’État.
Un décret présidentiel en date du 6 août précipite les événements. Apporté dans la nuit par un émissaire au directeur de la radio, il est lu sur les ondes vers 7 heures : les généraux Ould Ghazouani, Ould Abdelaziz et Negri, ainsi que le colonel Ould Bekrine, soit les chefs des quatre corps de l’armée (armée nationale, Basep, Garde nationale et gendarmerie), sont limogés. Très informé de ce qui se passe à la présidence en raison de ses fonctions au Basep, Ould Abdelaziz a senti le coup venir au cours de la nuit et n’a plus aucun doute : Sidi veut décapiter l’armée. La riposte se doit d’être à la hauteur. Un coup d’État présente d’autant moins de difficultés qu’Abdelaziz a la haute main sur la sécurité du chef.
Difficile de comprendre les raisons qui ont conduit Sidi Ould Cheikh Abdallahi, d’ordinaire si pondéré, à vouloir décapiter d’un coup la haute hiérarchie de l’armée. Des mises à l’écart progressives auraient sans doute été plus habiles et n’auraient pas fait l’effet d’une déclaration de guerre. Des mesures de sécurité auraient pu être prises pour prévenir la réaction des militaires déchus et les empêcher de nuire. Manifestement, rien n’a été anticipé. « Sidi » a-t-il été mal conseillé par ses proches, notamment Ahmed Ould Sidi Baba, le président du Conseil économique et social (CES), et Moussa Fall, le directeur de l’Agence nationale d’appui et d’insertion des réfugiés (Anair) ? L’un et l’autre ont en tout cas été arrêtés dans la journée du 6 août. Ou bien a-t-il été victime de ce manque de sens politique qui lui a souvent été reproché ?
Du côté des putschistes réunis au sein d’un Haut Conseil d’État de onze membres (parmi lesquels les quatre ex-limogés), la riposte n’a guère été plus subtile. La volonté affirmée d’Ould Abdelaziz de « sauver » le pays et de le ramener sur la voie de la démocratie n’abuse personne. Depuis l’élection de Sidi Ould Cheikh Abdallahi, la Mauritanie a sans doute traversé bien des crises : de la baisse des revenus pétroliers à la flambée des prix, en passant par la série noire terroriste ouverte avec l’assassinat, le 24 décembre 2007, de quatre touristes français. Mais le chef de l’État a été régulièrement élu, les libertés individuelles et politiques n’ont jamais été aussi grandes et le pays bénéficiait des faveurs de la communauté internationale, qui voyait en lui un espoir pour l’avènement de la démocratie dans le monde arabeÂÂÂÂ
Ralliements en série
Pour autant, le chef de l’État autoproclamé n’a pas eu de mal à trouver des soutiens dans la classe politique. Dès le 7 août, les lignes ont commencé à bouger. Hier thuriféraires de « Sidi », certains notables nouakchottois se sont soudain mis à recenser ses erreurs et à se faire voir dans l’entourage de son successeur, attirés comme par un aimant par le nouveau chef (celui-ci formera un gouvernement dans les prochains jours et a promis d’organiser des élections dans une période « aussi courte que possible »).
Parmi eux, les frondeurs du PNDD. De son côté, le principal parti d’opposition, le Rassemblement des forces démocratiques (RFD), a « pris acte » du putsch. À l’en croire, le « changement » était « inévitable » : Sidi récolte ce qu’il a semé. Le RFD a de bonnes chances de figurer dans le futur gouvernement et Ahmed Ould Daddah, son chef, d’être à nouveau candidat à la présidentielle.
Dans la majorité, l’Alliance populaire progressiste (APP), de Messaoud Ould Boulkheir, le président de l’Assemblée nationale, et les loyalistes du PNDD ont quand même condamné le renversement de leur chef. Deux partis d’opposition, le Rassemblement national pour le renouveau et la démocratie (RNRD) et l’Union des forces de progrès (UFP), qui avaient brièvement rejoint le deuxième gouvernement de Sidi, les ont imités. Mais, dans un pays où le nomadisme politique est la norme, le paysage est encore appelé à évoluer. Peut-être le président déchu aura-t-il réfléchi aux scénarios possibles depuis sa retraite forcée. Parmi les quelques objets que sa famille a réussi à lui transmettre figure un ouvrage de l’intellectuel français Jacques Attali. Il s’intitule Une brève histoire de l’avenir.
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