« Le message de Mohammed a été dévoyé »
Historien de la pensée islamique, il entend analyser le texte coranique de l’intérieur avec le regard et les outils intellectuels d’un homme du XXIe siècle. Son objectif : dégager l’islam de la gangue des interprétations juridiques afin d’en retrouver l’e
Les travaux d’Abdelmajid Charfi sont longtemps restés confinés dans les cercles universitaires. Ce n’est que depuis la publication en français de son essai L’Islam entre le message et l’histoire, en 2004, qu’un public plus large a véritablement découvert la réflexion de cet historien tunisien qui entend penser l’islam de l’intérieur avec le regard et les outils intellectuels d’un homme du XXIe siècle.
Né à Sfax en 1942, cet homme discret et modeste a commencé sa carrière comme professeur d’arabe, avant d’aller décrocher une agrégation en France puis de soutenir sa thèse de doctorat ès lettres à Tunis en 1982. Pendant un quart de siècle, il poursuivra sa carrière d’enseignant en occupant de hautes responsabilités aussi bien à l’université que dans l’administration de son pays. Il publie ses travaux en arabe, parce qu’il est plus soucieux de toucher ses frères en religion que de se faire connaître à l’étranger (voir J.A. n° 2460).
S’il n’est pas le seul chercheur à vouloir concilier la religion de Mohammed avec la modernité, il est probablement l’un de ceux qui formulent les propositions les plus audacieuses. Ainsi fait-il remarquer que le Coran n’est pas un code juridique et ne formule pas d’injonctions particulières. Les versets à caractère législatif répondaient à des besoins de l’époque et du milieu où a vécu la première communauté musulmane.
Contrairement à ce que les docteurs de la loi ont toujours voulu faire croire, le musulman ne doit pas prendre les versets au pied de la lettre, mais en chercher l’esprit afin de réserver le culte, non pas au texte, mais à Dieu seul.
Dégagé de la gangue des interprétations qui en ont obscurci le sens, le message coranique peut redevenir ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : un appel à la liberté de conscience du croyant.
Dans La Pensée islamique, rupture et fidélité, qui vient de paraître à Paris chez Albin Michel, Abdelmajid Charfi embrasse tous les champs du savoir pour répondre à quelques questions essentielles : y a-t-il une approche islamique moderne du monothéisme, de l’interprétation du Coran ? Quels sont les enjeux de la sécularisation des sociétés arabo-musulmanes ? Quelles seront les valeurs du Maghreb de demain ?
À ceux qui veulent garder la foi mais comprendre aussi, cet ouvrage apporte des réponses d’une rare profondeur.
Jeune Afrique : Peut-on dire, pour présenter votre travail, que vous cherchez à adapter l’islam à la modernité ?
Abdelmajid Charfi : Mon objectif premier est scientifique. Mais je constate une certaine schizophrénie chez les musulmans. Ils sont tiraillés entre l’adhésion à la foi des anciens et le désir de vivre la modernité. Dans la mesure où je peux prétendre à une certaine compréhension des phénomènes religieux dans le langage d’aujourd’hui, je suis amené à faire des propositions. C’est ainsi que je fais la distinction très nette entre ce qui, dans le Coran, est circonstanciel et ce qui est une réponse aux questions purement religieuses de l’humanité dans son ensemble.
Est-ce à dire que la législation islamique, élaborée à une époque et dans un contexte particuliers, ne tient plus ?
Tout d’abord se pose le problème des versets du Coran à caractère législatif. Selon les auteurs, il y en a entre deux cents et cinq cents.
Ils sont une partie constitutive de la charia ?
Je ne parle pas de la charia. Parce que, dans le Coran, la charia indique la voie à suivre, et ne formule pas d’injonctions particulières.
Les versets à caractère législatif répondaient à des besoins de l’époque à laquelle a vécu la première génération de musulmans. Celle-ci ne s’est pas sentie tenue d’appliquer à la lettre ces prescriptions. Mais l’islam ne pouvait pas ne pas s’institutionnaliser pour s’insérer dans l’histoire des hommes. Ce processus d’institutionnalisation s’est accompagné de la constitution d’une catégorie sociale particulière, qu’on appelle oulémas, ou fuqahâ. Ces spécialistes des sciences religieuses ont cherché à unifier les règles d’organisation de la vie sociale qui, de la Perse à l’Afrique du Nord en passant par l’Égypte, étaient différentes d’un contexte à un autre. Ils ont aussi cherché à asseoir leur légitimité sur une base coranique. Ils n’ont pas trouvé grand-chose. Parce que le Coran n’est pas un code légal. Donc, ils ont pris quelques versets, mais ils se sont fondés essentiellement sur des hadiths. Il ne s’agit pas de rejeter l’exemple prophétique. Au contraire, on n’est pas musulman si l’on rejette l’action et les dires du Prophète. Mais comment y être fidèle ? Est-ce en les appliquant à la lettre, ou bien en retenant l’esprit qui animait le Prophète et les objectifs qu’il poursuivait ? Je donne dans mon livre des exemples, tel celui des successions. Jusqu’à ce jour, aucun pays musulman n’a osé remettre en question les règles jurisprudentielles en matière de loi successorale. Les versets concernés n’ont pas été compris en eux-mêmes, parce que, parfois, ils sont carrément inapplicables. On a également procédé à un mélange de prescriptions coraniques et de prescriptions rapportées dans les hadiths.
Si on prend à la lettre les prescriptions en matière d’héritage, elles sont en défaveur de la femme. Comment trouver, dans l’esprit du Coran, une orientation différente ?
Certains versets évoquent le legs, qui est libre. On peut transmettre son patrimoine à ses héritiers ou à d’autres personnes. Les fuqahâ se sont fondés sur un hadith pour dire qu’on ne peut pas léguer plus du tiers à ses héritiers. C’est une règle qui correspondait tout simplement à ce qu’attendaient alors les gens en matière de distribution des patrimoines. Les valeurs de l’époque étaient des valeurs patriarcales. La justice sociale n’entrait guère en ligne de compte.
Concernant la femme, on est en présence d’une situation inédite. Le Coran est le seul texte sacré à s’intéresser aux femmes, à leur parler directement et à leur reconnaître un statut, qui n’est pas celui de l’égal de l’homme sur le plan juridique, mais qui est un statut d’égalité sur le plan ontologique.
Ce qui n’est pas le cas dans les religions précédentes ?
Dans les religions précédentes, la femme est présentée avec un statut inférieur, et pas uniquement sur le plan juridique.
Pour les chrétiens, elle n’a pas d’âmeÂÂ
À tout le moins, les chrétiens du Moyen Âge se le sont demandéÂÂ
Les versets du Coran qu’on a évoqués reconnaissaient quand même à la femme une part de l’héritage. Ce qui n’était pas le cas avant la Révélation mohammédienne. Qui plus est, la part du patrimoine dévolu aux femmes n’est pas toujours inférieure à celle de l’homme. Elle l’est uniquement lorsqu’il s’agit des enfants. Dans ce cas, les mâles ont le double des femmes. Mais lorsqu’il s’agit des parents, la mère et le père ont la même part.
Ces versets répondaient donc à des exigences imposées par le milieu, parce que l’on ne pouvait pas changer radicalement l’état des choses. Mais, l’esprit, c’est d’aller vers plus d’égalité.
Dans votre précédent livre (L’Islam entre le message et l’histoire), vous passez en revue les piliers de l’islam. Vous expliquez par exemple que le jeûne et la prière ne sont pas les prescriptions obligatoires que l’on présenteÂÂ
Il reste une obligation pour ceux qui sont capables de l’accomplir, qui considèrent qu’il est de leur devoir de l’accomplir. Mais le jeûne du ramadan s’inscrivait dans un contexte historique bien particulier, celui du Hidjaz du VIIe siècle, où les modes de production étaient archaïques. On n’était pas obligé de dépenser beaucoup d’énergie lorsque l’on jeûnait. Ce qui n’est pas le cas des musulmans qui vivent aujourd’hui dans d’autres conditions. Donc, il ne s’agit pas de renier l’obligation, mais de tenir compte de la souplesse qui l’accompagnait au début. Et qui est inscrite dans les versets si on les lit aujourd’hui sans être paralysé par les interprétations qui ont été faites dans le cadre du fiqh.
Pour les prières, l’analyse est la même ?
Le Coran n’impose pas cinq prières quotidiennes. Dans de nombreux versets, c’est vrai, la prière est fortement recommandée. Mais le croyant est-il tenu de la faire selon les rites stricts qui ont été consignés dans les ouvrages des fuqahâ ? Si le Coran n’a pas imposé ces manières d’accomplir sa prière, le musulman peut, sans se sentir coupable, faire ses prières d’une manière plus souple.
Vous dites aussi que le pèlerinage est la récupération d’un rite préislamique, qui peut être débattu égalementÂÂ
Quel est le génie de chaque religion ? C’est de prendre des éléments qui existent dans les religions précédentes, d’en faire une synthèse et de leur donner une orientation différente. Le pèlerinage antéislamique est polythéiste. Le pèlerinage musulman est monothéiste. Mais les règles de ce pèlerinage ne sont pas coraniques. Elles ont été unifiées dans le cadre de la ritualisation de l’islam, et on peut les interpréter aujourd’hui autrement qu’il y a dix siècles. J’ajouterai que, dans le Coran, il est dit que le pèlerinage peut ou doit s’accomplir pendant des mois particuliers. Effectivement, le Prophète a accompli le pèlerinage le 10 du dernier mois lunaire, le dhou l-hijja. Il ne pouvait pas l’accomplir à une date prédéterminée. Aujourd’hui, on peut considérer que le musulman peut faire le pèlerinage pendant les trois mois considérés comme sacrés dans la tradition de l’Arabie. La sacralisation du temps et de l’espace existe dans tous les systèmes religieux. Mais je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas accomplir le pèlerinage en dehors de cette date fatidique du 9 ou du 10 du mois de dhou-l-hijja.
Cela veut-il dire que, dans beaucoup de domaines, le musulman peut aujourd’hui appliquer les prescriptions à sa façon ? Et retrouver ainsi une grande liberté individuelle ?
Oui. Le Coran a été transmis dans le cadre d’une société où le groupe était prioritaire. Aujourd’hui, nous vivons dans une société qui donne toute sa place à l’individu.
Question classique : qu’en est-il de l’interdiction de consommer de l’alcool ? En Occident, l’islam est souvent assimilé à cette interdictionÂÂ
L’islam est assimilé à beaucoup de choses. À l’interdiction des boissons alcoolisées, à la polygamie et même au terrorisme ! Au XIXe siècle, il était assimilé au fanatisme.
Dans le Coran, on trouve des versets qui incitent à ne pas consommer d’alcool. Et lorsque l’on regarde les circonstances dans lesquelles ont été révélés ces versets, on découvre qu’il y avait alors des disputes, parfois sanglantes, à cause de l’ivresse.
Mais on trouve également dans le Coran un texte explicite où Dieu dit au Prophète : « Dis : ÂÂJe ne trouve pas dans ce qui m’a été révélé un aliment interdit, à l’exception du sang, de la viande de porc et des bêtes mortes.ÂÂ » Le vin ne fait pas partie de ces trois catégories d’aliments qui sont explicitement illicites.
Les fuqahâ n’ont pas tenu compte de ce verset. Ils ont retenu les versets où le Coran incite les musulmans à ne pas consommer de vin. Cela pouvait se comprendre dans le contexte tribal. Mais aujourd’hui, le musulman peut consommer modérément de l’alcool sans être taxé d’infidélité, puisque c’est le texte même du Coran qui énumère les aliments interdits.
On voit donc que des versets se contredisent les uns les autres. Comment faire pour dépasser ces contradictions ?
Je ne pense pas, pour ma part, que ce soient des contradictions. Les uns ou les autres de ces versets répondent à des situations différentes. C’est pour cela que je fais cette distinction entre ceux qui ont une vocation circonstancielle limitée et ceux qui ont une visée qui transcende l’Histoire et les conditions particulières.
Pourquoi certains versets passent-ils pour plus importants que d’autres ?
Les fuqahâ ont choisi certains versets et certaines interprétations plutôt que d’autres parce qu’ils vivaient dans un milieu qui leur imposait des valeurs. Cela peut être démontré à propos du vin, mais aussi pour le verset sur lequel est fondée la polygamie. Ce verset, dont le sens il est vrai n’est pas très clair, est marqué par un conditionnel : « Si vous craignez de ne pas être équitable envers les orphelins, vous avez la possibilité d’épouser deux, trois ou quatre femmes. » Les fuqahâ ont occulté cette relation entre la proposition principale et la proposition conditionnelle. Ils ont dit : le Coran accepte la polygamie. Alors qu’elle est conditionnée par la crainte de ne pas être équitable envers les orphelins. Il y a mille exemples de versets qui ont été sollicités pour répondre à des normes situées historiquement.
Peut-on en déduire que le message coranique a été dévoyé ?
Tous les messages prophétiques ont été plus ou moins pervertis. L’ordre institué sur la base de ces messages était un ordre social, qui devait tenir compte de certaines contraintes. Celles-ci ont orienté l’application des préceptes prophétiques dans un sens conservateur et non dans le sens subversif, qui était le sens premier de ces messages. Cette perversion est inscrite dans l’histoire des religions.
Autre question délicate, l’esclavage. Le Coran semble le désapprouver, mais il a toujours été appliqué dans les pays d’islam. Les juristes ne l’ont-ils pas justifié ?
Aujourd’hui encore, il y a des savants traditionnels qui considèrent que l’esclavage peut être pratiqué lorsque les conditions historiques le permettent. C’est une position qui me révolte en tant que citoyen du monde au XXIe siècle.
Où sont ces savants ? En Arabie ?
Un cheikh tunisien a soutenu cette position en 1989. Ce n’est donc pas propre à l’Arabie ou à la Mauritanie. C’est le produit de la formation traditionnelle et de l’attachement à la littéralité du texte. Les gens qui ont cette culture appliquent au Coran des normes ancestrales.
On retrouve cela dans les autres religionsÂÂ
La question est de savoir si ce qui existe dans le Coran ou dans d’autres messages religieux doit être appliqué à la lettre, ou bien si le musulman d’aujourd’hui a le devoir d’interpréter le texte et considérer qu’il lui parle à lui aujourd’hui, c’est-à-dire à quelqu’un qui croit aux valeurs de la déclaration universelle des droits de l’homme. Ce n’est pas un musulman désincarné que le Coran interpelle. C’est un musulman qui prend au sérieux à la fois le texte sacré et les valeurs de son temps.
Que pensez-vous de la tentative du Soudanais Mahmoud Taha de distinguer les versets mecquois des versets médinois, dont la tonalité est nettement plus juridique ?
Je l’ai dit, je l’ai écrit : je ne suis pas d’accord avec cette approche. Mahmoud Taha est gêné par les prescriptions circonstancielles dans le Coran médinois et pense qu’il faut les abroger. Moi, elles ne me gênent pas, puisque je considère que ces prescriptions répondaient à des situations concrètes mais que le musulman n’est pas obligé de les appliquer dans leur littéralité aujourd’hui. Je comprends la position de Taha, mais je ne la partage pas.
Sur le scellement de la prophétie, vous avez une position originale.
Ce n’est pas une idée qui est à proprement parler de moi. Je l’ai trouvée chez le philosophe indien Muhammad Iqbal. Les musulmans considèrent que Mohammed est le sceau des prophètes dans le sens où il est le dernier. Mais cela veut-il dire qu’il a figé la pensée de l’homme dans un cadre établi une fois pour toutes ? Ou bien, en scellant la prophétie, ne lui a-t-il pas ouvert des horizons pour qu’il jouisse de sa liberté entière et soit responsable individuellement de ses actes ? Le scellement de la prophétie, c’est donc ce que j’ai appelé le scellement de l’extérieur. Ce n’est pas une vue de l’esprit. C’est tiré du texte coranique, de sa logique profonde, c’est son orientation fondamentale sans laquelle il ne serait qu’une suite de versets se rapportant à des sujets que rien ne relie.
Le Coran a été transcrit après la mort du Prophète. Vous dites que, malgré cette médiation humaine, c’est un tout qu’il faut conserver comme tel.
La Révélation ne pouvait pas ne pas passer, suivant les termes mêmes du Coran, par le cÂÂur du Prophète, c’est-à-dire par son esprit. Donc, le Coran, qui est une révélation divine, a en même temps une dimension humaine puisqu’il est passé par la personne du Prophète. Il est donc à la fois éminemment divin et éminemment humain.
Mais la transcription n’a-t-elle pas été approximative ?
Le Coran est un message oral. Ce message a été consigné très tôt après la mort du Prophète. Certaines sourates courtes et nombre de versets avaient probablement été notés sur des objets de fortune. Mais la collecte du Coran s’est basée essentiellement sur la mémoire. Lorsque l’on examine les variantes canoniques du texte coranique, de sept à quatorze selon les écoles, on se rend compte que les écarts reflètent ce passage de l’oral à l’écrit. Non pas que les musulmans aient ajouté des choses ou abandonné d’autres choses, mais le message oral a été entendu d’une façon ou d’une autre, d’où ces variantes, mais qui n’affectent pas le sens vrai du texte.
Passons à un sujet plus d’actualité : la laïcité. L’islam est-il compatible avec ce principe ?
L’islam, comme n’importe quelle religion, a été pendant la plus grande période de son histoire mêlé à la politique. Il y avait un certain équilibre et une certaine solidarité entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux. Je concède que l’amalgame a eu par le passé des avantages incontestables. Il a permis une certaine stabilité du corps social. Aujourd’hui, cet amalgame n’est plus acceptable. Tout le monde admet, même si l’on n’en tire pas toutes les conséquences, que le droit des citoyens est un droit territorial. C’est un droit positif, même s’il s’inspire des valeurs musulmanes. Je suis pour une distinction des niveaux politique et religieux. Ce n’est pas une séparation. Au sens strict du terme, celle-ci est impossible.
Vous pensez à la laïcité à la française ?
La laïcité à la française est une séparation qui n’existe pas dans la pratique de tous les jours. Vous n’avez qu’à voir les fêtes de la République laïque : elles sont en grande majorité des fêtes religieuses. Surtout, la laïcité française est un laïcisme idéologique. Or la laïcité ne doit pas être une idéologie, mais une distinction entre le niveau religieux et le niveau politique, c’est tout. Si vous êtes croyant, vous ne pouvez pas ne pas tenir compte des valeurs chrétiennes, musulmanes ou autres qui sont les vôtres. Mais je parle de valeurs, et non de prescriptions.
Cela veut-il dire que les partis islamistes doivent avoir leur place dans le jeu politique ?
Un régime, qu’il se dise islamique ou laïque, qui essaie d’accaparer la vie de toute la société ne peut pas prétendre à être laïque. La laïcité, ce n’est pas une séparation dans les textes, mais une distinction entre le politique et le religieux qui laisse à la société civile la possibilité de s’exprimer, de s’organiser et d’avoir l’initiative. Le pouvoir politique n’a pas à dicter au citoyen ce qu’il doit faire ou ne pas faire en dehors du fonctionnement normal des institutions démocratiques. Le système turc, par exemple, que ce soit avec le parti islamiste actuellement au pouvoir ou avant, n’est pas un régime laïc. Dans le cadre du régime institué par Atatürk, tout d’abord, l’armée a une position prépondérante. Deuxièmement, c’est un régime qui essaie d’instrumentaliser la religion et n’accepte pas l’autonomie de la sphère religieuse par rapport à l’État.
En Turquie, l’interdiction du voile a-t-elle à voir avec la laïcité ?
Le problème du voile a pris une dimension qu’il ne mérite pas. Le voile est devenu aujourd’hui un signe d’appartenance. Il a un caractère identitaire qu’il n’avait pas dans le passé. Tant qu’on n’a pas résolu les problèmes qui sont à l’origine de cette crispation identitaire, on ne pourra pas résoudre le problème.
Je ne suis pas gêné outre mesure par le voile lorsqu’il est porté en connaissance de cause. C’est une liberté fondamentale de la femme. Je ne peux pas ne pas remarquer en même temps que les femmes qui portent le voile ont intériorisé une certaine vision de la femme, selon laquelle elle est à l’origine de la tentation et qu’elle est inférieure à l’homme. Force est de considérer que le voile prôné aujourd’hui par les islamistes n’est pas destiné à aider la femme à s’accomplir, mais que c’est surtout une étape vers son exclusion de la vie publique. Le voile n’a pas une seule signification, la liberté de se couvrir ou non les cheveux. C’est aujourd’hui une affaire éminemment politique.
Au Maghreb, il est de plus en plus difficile de ne pas jeûner. Cela participe-t-il du phénomène de crispation identitaire que vous évoquez ?
Là aussi, le problème n’est pas religieux, mais politique. Dans les véritables démocraties, le pouvoir n’impose pas aux gens une conduite morale ou religieuse particulière. On a affaire à des régimes qui cherchent une certaine légitimité religieuse. Et donc le respect du jeûne, même formel, est attendu des populations, alors que beaucoup de gens le font sous la contrainte sociale, et non pas par conviction. Moi, je préfère un musulman conséquent à un musulman hypocrite. Qu’il jeûne ou qu’il ne jeûne pas, c’est une affaire entre lui et Dieu.
L’emprise de la religion semble moins forte en Tunisie que dans les autres pays arabes. Est-ce pour cela qu’elle est en avance sur le plan socio-économique ?
Je récuse cette vision essentialiste de la religion. L’islam, comme toutes les religions, peut être un facteur d’aliénation. Comme il peut être un facteur de désaliénation et donc de progrès. L’islam joue aujourd’hui un rôle de rempart contre des formes d’impérialisme, d’humiliation, de frustration que vit la majorité des musulmans, y compris les Tunisiens. Il y a des degrés dans l’expression de ces sentiments et de l’instrumentalisation de la religion. Une instrumentalisation souvent non consciente ni même assumée, parce que je ne suis pas sûr que la religion soit le meilleur remède contre les frustrations et l’humiliation. Mais c’est un fait. Et la Tunisie ne peut pas être dissociée d’un contexte international qui n’aide pas l’islam à être un moteur de progrès.
L’islam en soi n’interdit pas le progrès.
Certainement pas. En Arabie saoudite, c’est au nom de l’islam qu’on revendique aujourd’hui des droits élémentaires pour la femme. On vient de lui reconnaître le droit de prendre une chambre d’hôtel sans être accompagnée par un parent. Mais elle n’a pas encore le droit de conduire une voiture. Il y a d’autres Arabes qui vivent eux aussi dans des régimes anachroniques et qui, au nom des valeurs islamiques, revendiquent pour la femme les droits civiques, les droits politiques.
D’autres musulmans dans d’autres pays et dans d’autres situations revendiquent un islam plus conservateur. Il n’y a pas d’instrumentalisation de l’islam dans un seul sens.
Quand on utilise l’islam pour aller dans la bonne direction, cela ne vous gêne pas ?
Dans la mesure où l’islam est intériorisé et assumé individuellement pour revendiquer des droits et une plus grande justice, au contraire, j’en suis satisfait. Aujourd’hui, être moderne et être un bon musulman, c’est prendre ses responsabilités à chaque niveau. Ne pas tenir compte de ce que dit X ou Y, parce qu’il a telle ou telle fonction, mais choisir dans le flot des informations disponibles en connaissance de cause. Bien sûr ce choix est difficile. Cela demande une rupture avec toutes les attitudes passées de soumission ou d’observance passive (taqlîd).
Dans l’une de vos conférences, vous soulignez le poids des traditions qui empêchent les pays arabo-musulmans de s’adapter à la modernité. Y a-t-il des traditions plus pesantes que d’autres ?
Je milite dans mon domaine pour l’évolution des mentalités, tout en étant conscient que ce n’est pas uniquement cela qui fera bouger les choses. Mais cette évolution permet de faire l’économie de convulsions dans le cadre de sociétés où les blocages atteignent leur paroxysme. Chaque fois qu’il y a une évolution des mentalités, il y a la possibilité de solution des problèmes sur la base du débat. Je constate avec plaisir qu’un pays du Maghreb, malgré ses problèmes structurels, est en train de s’offrir les conditions favorables à ce changement : c’est le Maroc. Ce pays connaît des difficultés indéniables sur le plan économique, au niveau de la scolarisation, des disparités entre les classes sociales. Malgré cela, la société évolue par des moyens démocratiques.
On se situe toujours dans la perspective d’une modernité importée de l’Occident. Est-elle inévitable ?
Beaucoup revendiquent une modernité musulmane. Il y a même toute une littérature orientaliste qui va dans ce sens. Je m’inscris en faux contre cette vision. La modernité actuelle est d’origine occidentale, mais elle est devenue universelle. Dans ses dimensions matérielles, elle s’impose bon gré mal gré à tout le monde. On s’habille de la même façon, on utilise les mêmes moyens de communication. Même les habitudes culinaires se standardisent. Quant aux valeurs de liberté, de démocratie, de justice sociale, elles ont éclos en Occident mais sont devenues l’horizon de tous les peuples. Cela ne veut pas dire que la modernité va effacer les particularismes, mais il n’y a pas de spécificité au niveau des valeurs. C’est pour cela qu’il est faux de considérer que la question de la femme dans les pays islamiques peut être résolue dans le cadre d’une modernité spécifique. La modernité est une et indivisible.
La France compte quelque 5 millions de musulmans. Que peuvent-ils apporter aux pays dont ils sont originaires ou dans lesquels ils ont des origines ?
Pour la première fois, vous avez affaire en Occident à une minorité musulmane qui ne vit pas la contrainte sociale et religieuse des milieux traditionnels, qui vit la modernité et ne la subit pas comme un phénomène exogène et imposé. La troisième génération de musulmans en Europe va générer certaines personnalités qui auront la capacité de concilier la culture musulmane et la culture moderne. Mais je ne pense pas que ce soit dans l’islam européen ou l’islam occidental en général que l’avenir de l’islam va se jouer. Il se jouera dans les grands ensembles humains comme l’Indonésie, le Pakistan, l’Iran, la Turquie, l’Égypte.
Quel est le pays clé pour le monde arabe ?
Deux pays jouent aujourd’hui le rôle de frein dans l’évolution de la pensée islamique, malgré une effervescence intérieure : l’Arabie et l’Égypte. Le jour où la situation s’y améliorera, les pays arabes feront un grand pas en avant.
On assiste à des mouvements de conversion dans un sens ou dans l’autre. En Europe, des milliers de personnes embrassent l’islam. Au Maghreb, des musulmans choisissent le christianisme. Que vous inspire le phénomène ?
Les évangéliques sont actifs sur tous les continents. L’Amérique latine, terre du catholicisme, est en train de basculer vers le protestantisme par le fait du prosélytisme des évangéliques, pentecôtistes ou charismatiques. Personnellement, je considère que l’action des évangéliques est alignée sur l’impérialisme américain. Ils défendent les mêmes valeurs que les néoconservateurs : le libéralisme économique et le conservatisme moral. Ils font des ravages partout.
En Algérie, les évangéliques se sont implantés en Kabylie, une région qui a la réputation d’être frondeuse par rapport au pouvoir central.
Je reconnais la liberté à tout un chacun de changer de religion. La liberté est indivisible. Seulement, ce qui n’est pas admissible, c’est l’achat des consciences. C’est l’exploitation de la misère des gens pour les convaincre d’embrasser une religion ou une idéologie. C’est une forme de contrainte morale. Reste qu’en dehors des aléas de la mission chrétienne ou de la daawa musulmane moderne, sur le fond, les adeptes des grands systèmes religieux traditionnels vont de plus en plus utiliser une espèce de bricolage religieux. Les frontières entre les systèmes s’estompent. Les gens choisissent dans la religion ou dans les religions ce qui leur convient. C’est un assemblage inédit dans l’Histoire.
Dans un pays comme la France, la pratique religieuse est devenue marginale. On continue pourtant à se considérer comme catholique. Est-il possible de se revendiquer comme musulman sans pratiquer ?
C’est bien connu que, lorsque l’on compare le Maghreb et le Machrek, les Maghrébins s’attachent traditionnellement plus au jeûne du ramadan qu’à la pratique de la prière. Au Moyen-Orient, on était plus laxiste avec le ramadan, mais on tenait à effectuer les cinq prières quotidiennes. Sous l’effet de la mondialisation, il y a une certaine uniformisation, aussi bien chez les pratiquants que chez les non-pratiquants.
Il y a un phénomène relativement nouveau, celui de l’athéisme. Dans l’histoire de l’islam, on trouve parfois une récusation du prophétisme. Mais pas de l’existence de Dieu. Aujourd’hui, l’athéisme dans les pays arabes et musulmans est assez rare, certes, mais il fait des progrès. Quant à la pratique religieuse, elle est très inégale et varie beaucoup suivant les milieux, suivant les âgesÂÂ
Peut-on dire que le Maghreb resterait un pays musulman comme la France reste chrétienne même si on ne pratiquait plus ?
Cela ne me gêne pas que l’on parle d’héritage chrétien, mais cette notion est utilisée pour d’autres raisons que la vérité historique. Si on élevait un peu le débat, on remarquerait que l’Europe, surtout l’Europe occidentale, et les pays arabes, auxquels il faut ajouter la Turquie, ont le même héritage gréco-sémitique. Lorsque l’on a fondamentalement le même héritage, on est soumis aux mêmes problèmes et on recherche des solutions dans le même sens.
Mohamed Talbi, dans ses derniers écrits, vous qualifie de désislamisé. Pourtant, vous dites à peu près la même chose.
À sa façon à lui, il dit la même chose. Dans son dernier ouvrage, page 135, par exemple, il dit que le Coran est parole divine, entièrement, en langage humain, entièrement. Il est descendu dans l’Histoire, mais il transcende l’Histoire et la dépasse. C’est exactement mon opinion. Il y a beaucoup de choses qu’il dit sur lesquelles je peux être d’accord entièrement ou partiellement. Le problème n’est pas là. C’est que, dans son dernier ouvrage, il ne discute pas des opinions, il lance des anathèmes, allant jusqu’à la diffamation, en me traitant de menteur, d’hypocrite, de dissimulateur. Je trouve cela indigne et écÂÂurant.
Mais il est sûr aussi que bon nombre d’analyses que je fais ou d’opinions que j’exprime peuvent déranger la quiétude de ceux qui ont des convictions ou une formation traditionnelles.
Ce n’est pas le cas de Mohamed TalbiÂÂ
Si, quand même. Parce qu’il s’agit d’être cohérent. Une fois que l’on admet que le Coran est entièrement divin et entièrement humain, descendu dans l’Histoire, il faut tirer les conséquences de cette affirmation. Sinon, on se rabat sur les procédés classiques. On choisit certains versets et on les explique littéralement. On dit d’autres versets : ceux-là sont symboliques, il ne faut pas les prendre au pied de la lettre. Ce n’est pas sérieux sur le plan scientifique.
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