La laïcité en danger ?

Si le débat sur les relations entre le pouvoir politique et les forces religieuses a trouvé une nouvelle vigueur ces dernières années, c’est que le chef de l’État ne cache rien de son appartenance à une confrérie musulmane. Pour certains, toutefois, la vr

Publié le 12 août 2008 Lecture : 6 minutes.

«Notre relation est empreinte de sincérité. Je ne suis pas un politicien qui cherche le pouvoir. Si je sollicite ses prières, c’est pour mes autres responsabilités sur le plan international. » C’est ainsi que le chef de l’État sénégalais, Abdoulaye Wade, parlait, le 19 juillet dernier, de ses rapports avec le khalife général des mourides, Serigne Mouhamadou Lamine Bara Mbacké.
Si ce n’est pas une mise au point, cela en a tout l’air. Ces propos tenus face à la foule qui avait envahi la salle des banquets du palais présidentiel à l’occasion de la visite du chef spirituel de la Mouridiya n’ont pas fait l’objet de commentaires, mais ils n’en sont pas moins significatifs. Car le débat sur les relations entre le pouvoir et les familles religieuses, s’il n’est pas récent, a trouvé une nouvelle vigueur au cours des dernières années.
Avant l’arrivée d’Abdoulaye Wade au pouvoir, en 2000, jamais le président de cette République dont le caractère laïc est inscrit dans l’article premier de la Constitution depuis l’indépendance, obtenue en 1960, n’avait affiché aussi ouvertement et avec autant de ferveur son appartenance à une religion, et encore moins à une confrérie. Après huit années d’alternance, les images du chef de l’État ou de membres du gouvernement prosternés devant l’ancien khalife général des mourides, Serigne Saliou Mbacké, décédé en décembre 2007, puis aux pieds de son successeur, Serigne Mouhamadou Lamine Bara Mbacké, ne surprennent plus. Le 19 juillet, l’esplanade du palais de la République est même devenue, le temps de la prière du crépuscule, un vaste lieu de culte pour les nombreux invités du président, parmi lesquels des représentants du corps diplomatique et des autres confréries islamiques.
« Ce n’est pas la première fois qu’un président reçoit un guide religieux au palais. Dans les années 1970, le défunt khalife des mourides Abdou Lahad Mbacké y avait été accueilli par Léopold Sédar Senghor », rappelle le professeur Iba Der Thiam, historien et premier vice-président de l’Assemblée nationale. « Le chef de l’État est un talibé (un adepte) mouride. Il n’y a rien d’anormal à ce qu’il s’incline devant le khalife », ajoute-t-il. « Ceux qui disent que son appartenance à la confrérie fondée par Cheikh Ahmadou Bamba fait de lui le président des mourides et non celui de tous les Sénégalais ont un jugement tiré par les cheveux, car nul ne peut affirmer qu’il accorde un traitement de faveur à cette communauté, ajoute Thiam. En 2005, il a débloqué 600 millions de F CFA pour la réfection de la cathédrale de Dakar. L’année suivante, il a apporté un soutien financier pour l’achèvement de la mosquée tidiane Cheikh-Oumar-Foutiyou-Tall, à Dakar. Il a en outre lancé un programme de construction d’infrastructures à Tivaouane [capitale de la Tidjaniya] », complète-t-il.

Arrêté Dans la cathédrale

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Pour Iba Der Thiam, « même si la Constitution reprend pratiquement le texte français, l’histoire et la culture sénégalaises ne permettent pas une application à la française de la laïcité, avec une exclusion totale du religieux des sphères politiques ». À ses yeux, donc, la laïcité demeure. Et la question de sa disparition ne se pose pas.
Même son de cloche du côté de Jean-Paul Dias, leader du Bloc des centristes gaïndé (BCG, opposition). Pour l’instant, estime-t-il, il n’y a pas de véritables signes prouvant que la laïcité est sérieusement menacée. Ses craintes proviennent plutôt de l’existence de formations politiques dirigées par des guides spirituels susceptibles de porter atteinte à la cohésion nationale. « Si on n’a pas l’esprit laïc, on devient tribal », lance l’opposant, dont l’arrestation, le vendredi saint de 2006, par des policiers qui s’étaient introduits dans la cathédrale de Dakar alors qu’il assistait à la messe, avait soulevé l’indignation de la communauté catholique du Sénégal. On lui reprochait d’avoir déclaré que le président Wade était un mécréant. Accusations qu’il a toujours rejetéesÂÂÂ
Moins rassurée sur le devenir de la laïcité, mais abondant dans le même sens que Dias sur le danger des partis religieux ne disant pas leur nom, la journaliste et secrétaire générale du Syndicat des professionnels de l’information et de la communication du Sénégal (Synpics), Diatou Cissé, ­observe avec une inquiétude grandissante l’annonce, par un hebdomadaire privé, de la reconnaissance prochaine d’un parti politique créé par le marabout d’obédience mouride Cheikh Béthio Thioune, leader des thiantacounes (« fidèles reconnaissants » de Thioune).
S’il est vrai que les textes sénégalais interdisent la création de partis sur des bases non conformes aux principes de la laïcité, ils n’ont pas pour autant empêché, par le passé, la création de formations politiques par des chefs religieux ou l’apparition de mouvements à vocation religieuse influents (voir encadrés). « Le problème, lorsque des guides forment des partis, c’est que leurs talibés ne font pas la différence entre le chef spirituel et l’homme politique. Il devient alors risqué de les critiquer », dénonce la journaliste. En 2007, l’ex-Premier ministre Idrissa Seck l’a appris à ses dépens. Alors qu’il faisait campagne contre Wade, son convoi a été violemment attaqué par des thiantacounes appelés par leur chef à soutenir le président sortant.

Droit à l’information

De façon générale, s’opposer à une confrérie ou à un chef religieux, voire seulement en parler de manière jugée peu élogieuse, est un exercice périlleux. Depuis le début de l’année, malgré les tentatives d’intimidation, le Synpics est monté au créneau à deux reprises pour défendre le droit à l’information. La première fois au mois de mars, lorsque le porte-parole des tidianes, Abdoul Aziz Sy junior, a traité de tous les noms les journalistes qui avaient osé déclarer que le président Wade avait été hué à Tivaouane lors d’une visite de courtoisie au khalife général des tidianes, Serigne Mansour Sy. Le second incident a eu lieu en juin. Le journaliste d’un hebdomadaire ayant interviewé l’une des épouses du khalife des mourides aurait été injurié et empoigné par le cheikh en personne. La dame avait déclaré qu’elle aurait voulu avoir un enfant du marabout.
Au quotidien, les exemples de « débordements religieux » sont nombreux. La tenue sur la voie publique de jour comme de nuit de cérémonies bruyantes et l’omniprésence de programmes audiovisuels animés par des oustaz (arabisants) hostiles à l’expression d’une foi autre que musulmane ou à l’émancipation de la femme sont autant de phénomènes qui, selon Diatou Cissé, sont de nature à troubler la paix sociale et à porter atteinte à la laïcité.
Une opinion partagée par le député Cheikh Bamba Dièye, secrétaire général du Front pour le socialisme et la démocratie-Benno Jubël (FSD-BJ), qui, pourtant, en 2000 – sous la direction de son père, décédé en 2002 -, avait fait campagne pour la présidentielle avec le slogan « Allahou wahidoun » (« Allah est unique »). Huit ans après, tous les messages à caractère religieux ont disparu dans son parti, car, dit-il, « il faut proposer un programme dans lequel chaque Sénégalais peut se retrouver ». Pour Dièye, « les dirigeants qui utilisent la religion à des fins politiciennes surfent sur une poudrière avec une torche allumée ».
La situation est-elle explosive pour autant ? « Il n’est pas impossible que les talibés dérapent un jour, car les chefs religieux ne les encadrent pas correctement », avertit le professeur Khadim Mbacké, chercheur à l’Institut fondamental d’Afrique noire (Ifan) et lui-même membre de la famille du khalife des mourides. « De nos jours, ceux-ci [les religieux] se servent de l’État, et l’État se sert d’eux. » De là à penser que, le jour où les intérêts des uns ne seront plus ceux des autres, le feu sera mis aux poudres, il n’y a qu’un tout petit pas à franchir.

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