Guerre d’usure

En échappant de justesse à l’interdiction, le parti islamo-conservateur au pouvoir a remporté une bataille dans son interminable bras de fer contre l’armée et l’establishment laïc. Et maintenant ?

Publié le 12 août 2008 Lecture : 5 minutes.

«Ils ont perdu leur âne, ils ont retrouvé leur âne. » Ce mot attribué à Nasreddin Hodja, un imam du XIIIe siècle connu pour son bon sens populaire, résume la situation de la Turquie : le statu quo dans une guerre d’usure qui dure depuis six ans. D’un côté, l’armée, experte en techniques de déstabilisation ; de l’autre, un gouvernement et son Parti de la justice et du développement (AKP), soupçonnés d’islamisme rampant, qui viennent d’éviter un coup d’État juridique.
Il était moins une. Accusé de saper les fondements laïcs de la République, l’AKP faisait l’objet, depuis mars, d’une procédure d’interdiction devant la Cour constitutionnelle. Deux mois plus tôt, le gouvernement Erdogan s’était enhardi à autoriser le port du foulard islamique à l’université. Erreur fatale, qui lui avait valu l’annulation de la mesure par cette même Cour, en juin, et le déclenchement de la procédure d’interdiction.
Le 30 juillet, dix de ses onze juges ont estimé que l’AKP constituait effectivement un « foyer d’activités antilaïques » – ce qui laisse augurer des tracasseries ultérieures. Mais le pire – l’interdiction – a été évité (six voix pour, il en fallait sept). Quatre juges ont accordé une deuxième chance à l’AKP en lui infligeant une simple amende, un cinquième s’est opposé à toute sanction. Ce n’est pas un hasard si ses collègues l’ont chargé de qualifier le verdict de « sérieux avertissement ».
Sentant sa fin (politique) proche, le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, avait été jusqu’à admettre que son parti « avait peut-être commis des erreurs ». Aujourd’hui, il respire. Mais il sait qu’il ne s’agit que d’un répit dans un bras de fer au long cours.
Quels sont les plans des uns et des autres, dans les mois à venir ? L’armée continuera de surveiller et de tenter d’affaiblir l’AKP. Ce dernier continuera de louvoyer pour se maintenir, en misant sur son atout maître : la légitimité populaire. Fort de sa victoire aux législatives de novembre 2002 (34 % des voix) et de juillet 2007 (près de 47 %), il devrait lancer, dès septembre, son offensive politique. Cap, cette fois, sur les municipales de mars 2009, où il espère conquérir des villes symboliques (Izmir la laïque, Diyarbakir la kurde) et renforcer son emprise sur le vote kurde.

Nouvelles règles

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Pour autant, Erdogan est désormais contraint de composer. Le fait que son parti, fût-il majoritaire dans l’opinion et au Parlement, ait été qualifié d’antilaïc et qu’il lui soit reproché d’accaparer tous les pouvoirs ne peut être pris à la légère. À l’AKP, on se dit prêt à se fixer de nouvelles règles de conduite. Dès la rentrée, une commission de conciliation parlementaire associant les formations d’opposition aux projets de réforme pourrait voir le jour. S’ajoutant à la consultation de leurs leaders, elle permettrait l’adoption par consensus d’une série de mesures comme la modification de la composition du Bureau de l’enseignement supérieur ; le mode de désignation des juges de la Cour constitutionnelle ; un amendement rendant la fermeture des partis plus difficile ; ou l’abaissement du seuil minimal pour qu’un parti puisse être représenté au Parlement (10 % actuellement). Pour apaiser les esprits, un remaniement ministériel et/ou la mise à l’écart des éléments les plus radicaux du parti pourrait être décidé.
Par ailleurs, conscient que le soutien de l’extérieur – Européens en tête – lui a été utile dans la crise, le gouvernement, encouragé par Washington, va réactiver le processus d’adhésion à l’Union européenne (UE), au point mort depuis deux ans. Erdogan envisage ainsi une tournée de ses capitales.
De son côté, l’armée devrait adopter une stratégie plus classique. Sur la forme, elle a durci sa direction. Ainsi, le poste de chef d’état-major occupé par le général Hilmi Özkök, un « modéré », est passé, il y a deux ans, aux mains de l’intraitable Yasar Büyükanit, auquel succédera, le 30 août, un autre dur, Ilker Basbug.
Sur le fond, il ne fait aucun doute qu’elle ne baissera pas la garde sur ce qu’elle considère comme des « lignes rouges » : atteintes à la laïcité et nominations partisanes à des postes sensibles. Ni qu’elle conserve une forte capacité d’influence. Son principal atout est son enracinement. Garante de la laïcité, respectée en tant qu’héritière du kémalisme, elle continuera à s’appuyer sur ses relais traditionnels (justice, rectorats d’universités, presse, etc.) pour paralyser l’action gouvernementale. Et l’on ne devrait plus parler de port du voile dans les universités avant quelque temps. Enfin, l’armée n’hésitera pas à susciter des tensions, comme en juillet-août 2007, lorsque Abdullah Gül se porta candidat à la présidence de la République. Mais si elle ne manque pas d’imagination en ce domaine, d’autres éléments devraient tempérer ses ardeurs.

Pas d’alternative

D’abord, l’état-major sait pertinemment que, faute de soutien populaire, aucun parti d’opposition ne constitue une alternative. Il sait aussi qu’en 2008 un coup d’État à l’ancienne ferait désordre. Il n’obtiendrait ni l’aval de la majorité de la population (20 % tout au plus), ni le soutien américain, ni celui – moins important à ses yeux – de l’UE.
Il a également compris que la société a changé, comme en témoigne le verdict de la Cour constitutionnelle. Lassés de passer pour des valets, les juges ont été sensibles à la pression de l’opinion, des médias et des milieux économiques, ainsi qu’à la détestable image que ce procès donnait de la Turquie. La peur d’un chaos politico-économique a pesé très lourd dans leur décision. Enfin, l’armée a constaté que ses techniques de déstabilisation pouvaient à l’occasion se retourner contre elle. Deux exemples :
À l’été 2007, ni son communiqué menaçant diffusé en pleine nuit sur son site Internet ni les manifestations géantes du camp laïc dans les grandes villes n’ont empêché Gül de devenir chef de l’État. Pis : l’AKP est sorti renforcé des législatives anticipées.
Depuis des mois, l’affaire du « gang Ergenekon » plonge « l’État profond » (l’armée et l’establishment kémaliste) dans l’embarras. Démantelé en juin 2007, ce réseau comprenant des généraux en retraite, des chefs mafieux et des extrémistes de tout poil projetait d’assassiner diverses personnalités afin de créer un climat propice à un coup d’État. En soi, la connexion – voire la collusion – entre des éléments de l’armée et des milieux plus que troubles n’est pas une surprise. Mais en juillet dernier, un flot d’arrestations ultramédiatisées est venu raviver le scandale juste au moment où l’AKP se trouvait sous le coup de la procédure d’interdiction. Résultat : l’armée crie au complot visant à la salir.
Si le camp laïc et les « démocrates musulmans » de l’AKP sont condamnés à cohabiter, la lutte des seconds pour leur survie ouvre la voie à une ouverture démocratique. Certains doutent de leur capacité à la mener à bien et regrettent que le gouvernement ait renoncé à faire adopter une Constitution civile et se soit contenté de mesurettes. Il n’empêche : une brèche est ouverte, sur laquelle les militaires restent en embuscade.

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