Un si lourd héritage

Pauvreté généralisée, corruption endémique, infrastructures hors d’usage, système de santé déliquescent… Charles Taylor laisse derrière lui un pays exsangue.

Publié le 8 août 2003 Lecture : 5 minutes.

Exil doré ad vitam eternam au Nigeria ? Asile temporaire avant une éventuelle comparution devant le Tribunal spécial pour la Sierra Leone à Freetown ? Ou vrai-faux départ pour préparer une nouvelle conquête du pouvoir par les armes et la ruse ? Peu importe, oserait-on presque dire, si la situation du Liberia n’était politiquement, humainement et économiquement désastreuse. Car, avant de prendre les rênes du pouvoir et, surtout, depuis qu’il est installé dans le fauteuil présidentiel, Charles Taylor a mené une politique de la terre brûlée : moi ou le chaos. Les Libériens ont eu droit aux deux. De fait, le Liberia de juillet 1997, celui dont hérite Taylor par la grâce des urnes après six ans de descente aux enfers, ressemble beaucoup au Liberia d’aujourd’hui. L’eau courante n’est jamais réapparue à Monrovia, ni l’électricité. La pauvreté est généralisée même si l’appareil statistique, lui-même en piteux état, ne permet pas d’en apprécier précisément l’ampleur. On sait aussi que le sida a commencé, ces dernières années, à faire des ravages. Une progression facilitée par la déliquescence du système de santé.

Le pays a pourtant connu la paix au cours des premières années du mandat de Taylor. Et amorcé une reconstruction avant que les mauvaises habitudes du chef de guerre ne reprennent le dessus sur les promesses faites par celui qui avait enfin réalisé son rêve : se faire appeler « Mister President ». En 1998, le Liberia semble engagé sur la voie de la normalisation, avec le soutien d’une communauté internationale, certes méfiante, compte tenu du pedigree du nouveau président, mais résignée à composer avec lui. Le « seigneur de guerre » est même reçu avec les honneurs à l’Élysée par le président français Jacques Chirac, en septembre 1998. Six mois plus tôt, en avril 1998, une conférence spéciale de donateurs est organisée à Paris pour soutenir financièrement le programme national de reconstruction. Une enveloppe de 220 millions de dollars est débloquée. Après être tombé à environ 10 % de son niveau d’avant-guerre (1989), le Produit intérieur brut (PIB) a plus que doublé au cours de la première année de paix (croissance de 106,3 % en 1997, selon le Fonds monétaire international, une performance typique d’une économie qui repart de zéro). La reprise se poursuit à un rythme soutenu, avec un taux de croissance annuel estimé à 24 % sur la période 1998-2000. L’aide internationale dépasse alors 300 millions de dollars (14 % du PIB).
L’agriculture suit le mouvement de redressement de l’économie. Alors qu’elle représentait 30 % du PIB et 25 % des recettes d’exportation à la fin de la décennie 1980, elle atteint respectivement 62 % et 80 % au lendemain de la guerre. Les immenses plantations d’hévéas, au premier rang desquelles le domaine de la multinationale américaine Firestone, ont relancé leurs activités. Elles fournissent 77 % des recettes d’exportations en 1997, contre 24 % dix ans plus tôt. Les produits de base reviennent sur les marchés, la production de riz et de manioc atteignant, dès 1998, respectivement 70 % et 90 % de leurs niveaux d’avant-guerre.

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Ce n’est pas tout : l’exploitation du bois confiée à la Forestry Development Authority, qui accorde les concessions aux entreprises forestières, voit sa contribution au PIB passer de 10 % avant le conflit à près de 20 % en 1999. Les exportations de grumes ont, par exemple, crû de 145 % en 1998 et de 86 % en 1999. Une évolution due en partie à l’augmentation de la production de charbon pour la consommation locale d’énergie, les centrales électriques détruites n’ayant pas été remises en état. Mais elle s’explique aussi par les intérêts personnels du clan Taylor dans l’industrie de la coupe et de l’exportation des bois précieux du pays. Malgré les efforts de reconstruction, de 1997 à 2000, le PIB ne représentait toujours qu’un peu plus du tiers (36 %, selon le FMI) du niveau d’avant-conflit. Mais la tendance était relativement bonne avant qu’il ne devienne évident que le chef de guerre Charles Taylor, qui a activement participé à la destruction d’un pays déjà rendu exsangue par le régime corrompu et incompétent de Samuel Doe (de 1980 à 1990), ne pouvait se transformer comme par magie en un chef d’État éclairé.
En 2001, les bonnes relations de Monrovia avec la communauté internationale ne sont plus qu’un souvenir. Notamment parce que Taylor s’est vu accusé par la Guinée voisine de tentatives de déstabilisation. Les États-Unis et la Grande-Bretagne poussent alors le Conseil de sécurité de l’ONU à adopter, le 7 mars 2001, une première résolution imposant un embargo sur la livraison d’armes au Liberia. L’étau se resserre davantage quand une deuxième résolution prohibe l’exportation de diamants dits « de sang » par ce pays et interdit de voyages à l’étranger Taylor et ses proches collaborateurs. À l’intérieur du pays, le régime est accusé de réprimer l’opposition, pourtant dûment représentée au Parlement, de jeter en prison les journalistes insoumis et de laisser les milices gouvernementales « se payer » sur les populations civiles.

Non moins inquiétant, il est apparu que le bois s’était progressivement substitué aux diamants comme source principale de financement du réseau Taylor. Le rapport publié en mars 2003 par l’organisation non gouvernementale britannique Global Witness détaille le fonctionnement d’une économie de rapines. Les entreprises du secteur, à l’image de la plus grande, Oriental Timber Company (OTC), sont intimement liées au premier cercle du pouvoir. Elles exportaient du bois depuis les ports de Buchanan, de Harper et de Greenville (dont la gestion leur a été officiellement confiée), mais organisaient aussi l’importation illégale d’armes. La Forestry Development Authority a toujours fonctionné dans une opacité totale. Siège notamment à son conseil d’administration Bob Taylor, le frère de Charles. En mai 2003, le Conseil de sécurité décide d’interdire l’exportation de bois libérien, à compter du mois de juillet.

L’économie de prébende atteint vite ses limites. Le taux de croissance tombe à 5 % en 2001, derniers chiffres fiables dont on dispose. Les flux de l’aide internationale sont passés de 300 millions de dollars en 1998-2000 à 32 millions de dollars en 2001. La situation des quelque trois millions de Libériens, qui commençaient à peine à renaître à la vie après la première guerre civile, s’est à nouveau détériorée, tandis que les comptes en banque de Taylor et de sa bande ne cessaient de grossir (voir encadré p. 11). Le pays a mal et ne sait plus comment exorciser ses vieux démons. La « république Firestone », qui a fait le bonheur de la minorité américano-libérienne, s’est distinguée par le maintien dans la misère de l’immense majorité de la population jusqu’à la fin des années 1970. Puis le régime kaki de Samuel Doe a enfoncé l’économie durant la décennie 1980. Tandis que l’effroyable guerre civile devait ensuite tout détruire, hommes et infrastructures, de 1990 à 1996. L’équipe Taylor a noirci le tableau par son savoir-faire dans la gestion clanique du pouvoir et l’accaparement de la richesse nationale. Les Libériens verraient bien Charles Ghankay Taylor s’installer définitivement à Calabar, privé de ses jeunes freedom fighters. Une résidence l’attend dans cette ville de l’État de Cross River, dans le sud-est du Nigeria.

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