Un Mandela palestinien

Alors que sa détention prolongée en Israël aurait dû mettre fin à sa carrièrepolitique, le chef du Fatah en Cisjordanie continue de jouer un rôle clé au sein de la résistance. Portrait du successeur potentiel de Yasser Arafat.

Publié le 6 août 2003 Lecture : 19 minutes.

C’est à partir de sa cellule que Marwane Barghouti a mené, avec l’aide de son avocat, des négociations secrètes avec les membres de la branche syrienne du Hamas afin de convaincre l’organisation islamiste de suspendre ses opérations contre l’occupation israélienne. Ces négociations, engagées avec l’accord tacite des autorités israéliennes et en coordination avec le Premier ministre palestinien Mahmoud Abbas, ont contribué à l’acceptation de la houdna (« cessez-le-feu ») par les groupes armés palestiniens.
Le chef du Fatah en Cisjordanie n’a pas fini de prouver son ascendant sur les combattants palestiniens. Le quotidien israélien Ha’aretz a affirmé, le 7 juillet, que seuls 10 % des activistes palestiniens soutiennent le Premier ministre Mahmoud Abbas, tandis qu’ils sont bien plus nombreux à être loyaux envers le tonitruant leader de l’Intifada, qui est même devenu, selon le journal, plus populaire qu’Arafat. Les responsables israéliens, qui n’ignorent pas l’influence grandissante de Barghouti, affirment que les conditions de sa libération ne sont pas encore réunies. Avec les lourdes charges qu’ils portent contre lui, ils auraient du mal à justifier son élargissement par de simples raisons de Realpolitik.
« Meurtre avec préméditation, complicité de meurtre, incitation au meurtre et tentative de meurtre » : Marwane Barghouti, 43 ans, député palestinien, est accusé par Israël d’avoir « dirigé, organisé, encouragé et participé à des actions terroristes […] causant intentionnellement la mort de centaines d’Israéliens ». À ce réquisitoire, présenté à l’ouverture du procès, le 5 septembre 2002 à la Cour civile de Tel-Aviv, succède, le 3 octobre suivant, le plaidoyer du chef de l’Intifada. À la barre, menotté et vêtu de la longue chemise brune des prisonniers, Barghouti énumère, « au nom de son peuple », les cinquante-quatre chefs d’inculpation dont il accable l’État hébreu : « Génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et apartheid », Israël s’est rendu coupable « d’assassinats ciblés, de la mort de civils, d’expropriations systématiques, de destructions de biens et de logements, d’actes de terrorisme envers les Palestiniens », en pratiquant punitions collectives, représailles, etc. Rejetant toute implication dans des attentats et réaffirmant que la « paix passe par deux États », le leader palestinien s’adresse ensuite à l’auditoire : « Je ne suis pas jugé pour terrorisme […], mais parce que je me bats pour ma liberté, la liberté de mes enfants, la liberté du peuple palestinien tout entier. Et si c’est un crime, je plaide coupable. »
« Assassin ! », « Terroriste ! », « Vampire ! » lancent les parents de victimes en brandissant les portraits de leurs enfants disparus. Bousculades dans les couloirs, émeutes devant le tribunal… La police intervient : Israéliens et Palestiniens assisteront aux débats dans deux salles séparées. Ce procès est à l’image des négociations israélo-palestiniennes actuelles : un dialogue de sourds. D’un côté, on veut « juger l’Intifada », de l’autre « instruire le procès de l’occupation israélienne ». Les parties ne s’accordent que sur un point : ce procès sera « politique » et ses répercussions dépasseront largement le sort de l’accusé.
Marwane Barghouti, lui, dénie toute compétence à la justice israélienne pour le juger et a décidé de parler seul pour sa défense. Seul, mais entouré d’une légion d’organisations des droits de l’homme et d’avocats arabes, européens, israéliens venus le soutenir et le conseiller, pour le motif qu’« Israël a violé les accords d’Oslo en arrêtant, dans un territoire sur lequel il n’a pas juridiction, quelqu’un qui n’est pas un de ses ressortissants, protégé par l’immunité parlementaire de surcroît ». Parmi eux, l’avocat israélien ultraorthodoxe Shamaï Leibowitz (le fils du célèbre philosophe) a osé le comparer – scandale ! – à « Moïse, notre prophète, qui, pour la liberté de son peuple, a exercé la violence contre les Égyptiens ».
Ce procès devait être pour le gouvernement Sharon l’occasion de prouver l’implication du leadership palestinien dans le terrorisme. Mais face au tapage médiatique, certains commencent à se demander si l’État hébreu n’est pas, malgré lui, en train de fabriquer un Nelson Mandela palestinien… À l’heure où la détention aurait dû mettre un terme à sa carrière, le leader le plus populaire de l’Intifada n’a pas fini de faire parler de lui, et de soulever la controverse… Portrait.
Marwane Barghouti ne correspond pas à l’image que l’on peut se faire de l’« ennemi numéro un d’Israël ». Ni du héros de l’Intifada adulé par ses troupes. Petit, moustachu, un tantinet grassouillet, on l’imagine plus volontiers derrière le comptoir d’une épicerie que sur les barricades à jouer les sans-culottes. Au style militaire d’Arafat, il oppose le look décontracté – blue-jeans et polos – du Palestinien moyen de Ramallah. « Un Palestinien ordinaire, se décrit lui-même l’intéressé, qui réclame ce que toute personne opprimée réclame : le droit à me défendre en l’absence de toute aide extérieure. » Un credo exprimé en termes simples et sans équivoque, répété avec fougue dans les meetings politiques, les interviews, les manifestations, les funérailles… ou au petit café de la place Manara, autour d’une assiette de foul.
Cet homme qui sait parler à la rue est ainsi devenu le symbole de cette seconde Intifada, le « Napoléon du Fatah », le fils préféré des petits vieux et le grand frère rêvé des chebab. Son bagout lui a valu jusqu’à la sympathie de ses geôliers israéliens : « Nous avons de très bons rapports avec lui, a déclaré l’un d’entre eux. C’est un prisonnier très agréable, qui passe son temps à plaisanter ! » Si, sous couvert d’anonymat, quelques jaloux au sein de l’Autorité dénoncent « des discours populistes, au service d’ambitions personnelles », un officier israélien estime au contraire que Barghouti « n’est pas un idéologue. Il tire sa légitimité de sa parfaite connaissance de la génération née après la guerre des Six Jours ».
Dans l’establishment israélien, on a un temps regardé avec bienveillance ce petit homme prompt à dénoncer une Autorité corrompue et déficitaire en libertés démocratiques. Et, atout non négligeable, qui parle hébreu « comme père et mère »… Au début de l’Intifada, la gauche israélienne le considérait comme l’emblème d’une nouvelle génération délivrée du poids archaïque des fedayine entourant Arafat. Même à droite, le ministre likoudnik de la Justice Meir Shetreet déclarait à cette époque à des parlementaires européens : « Je crois que nous ne nous entendrons jamais avec Arafat. Nous devons trouver des responsables palestiniens modérés, avec lesquels initier un dialogue. […] Marwane Barghouti, par exemple. » Quelques mois plus tard, le même Shetreet évoquait le souvenir d’une rencontre particulièrement orageuse avec une délégation palestinienne en Italie, après laquelle Barghouti avait frappé à sa chambre d’hôtel et était resté bavarder jusqu’à 4 heures du matin : « Nous étions bons amis alors… Hélas ! cet ami se comporte maintenant en terroriste. »
Comment expliquer une évolution – de la vision israélienne ou de Barghouti, selon les points de vue – aussi radicale ? Les coups de gueule du leader palestinien à l’encontre de la politique israélienne ne datent pourtant pas d’hier. Le Shin Beth collectionne les rapports sur cet agitateur depuis qu’il est adolescent. Signe d’un destin inscrit dans la lutte de libération nationale, Marwane Hassib Hussein Barghouti est né le 6 juin 1959, huit ans, jour pour jour, avant le déclenchement de la guerre des Six Jours. Il ressassera ainsi, à chacun de ses anniversaires, la cuisante défaite arabe. L’environnement familial, marqué par l’influence du Parti communiste palestinien, n’est sans doute pas non plus étranger à son engagement précoce. Il rejoint les rangs du Fatah – le mouvement créé par Arafat et alors interdit – à 16 ans, mais c’est en 1976 que les Palestiniens le découvrent, lorsqu’il participe à la campagne pour les élections municipales à Gaza et en Cisjordanie. Des activités qui lui valent six ans de réclusion dans les geôles israéliennes, période dont il profite pour apprendre l’hébreu. C’est également pendant ces années de prison qu’il épouse une avocate blonde du nom de Fadwa.
L’épreuve de la détention et, bientôt, ses nouvelles fonctions de père de famille n’entament en rien sa détermination. À sa libération, il s’inscrit à l’université de Bir Zeit. Il découvre les mémoires de De Gaulle, dont il est vite un lecteur passionné. Et partage son temps entre des études de sciences politiques et de relations internationales (il consacre sa thèse aux relations franco-palestiniennes) et un militantisme toujours plus affirmé. De meneur de manifestations estudiantines et fondateur de la Chabiba (un mouvement de jeunesse allié au Fatah), il devient stratège de la première Intifada. Banni des Territoires en 1987, il fait le lien entre l’OLP exilée à Tunis et les mouvements de Cisjordanie via Amman, et, finalement, est élu au Conseil révolutionnaire du Fatah, dont il est, à 28 ans, le plus jeune membre. De retour dans les Territoires après la signature des accords d’Oslo, il devient secrétaire du Fatah pour la Cisjordanie avant d’être élu haut la main, en 1996, au Conseil législatif palestinien (CLP).
Fervent partisan d’Oslo, il oeuvre alors avec énergie en faveur d’un rapprochement israélo-palestinien, organisant des rencontres entre parlementaires, intellectuels et professeurs des deux camps. Un ambassadeur de la paix, certes, mais qui n’abandonne pas ses chevaux de bataille : la fin de la colonisation qui gangrène les Territoires et la libération des prisonniers politiques embastillés en Israël – dont deux de ses cousins, Fakhri et Naël, depuis vingt-quatre ans. En parallèle avec le dialogue israélo-palestinien, il prône la résistance populaire sous toutes ses formes : désobéissance civile, jets de pierres et marches de protestation. « Longtemps, les Palestiniens ont cru que la lutte armée était la solution, explique-t-il alors. C’était une erreur. D’autres moyens sont nécessaires, comme la lutte civile, qui permet de rallier des dizaines de milliers de militants supplémentaires. »
Sous le gouvernement d’Ehoud Barak, son ton se fait plus amer, et, lors des négociations de Camp David en juillet 2000, il s’oppose farouchement à la conclusion d’un accord. En septembre suivant, lorsque Sharon annonce sa « visite » sur l’esplanade des Mosquées, Barghouti sonne la mobilisation de ses troupes, qu’il aurait souhaitée plus massive : « Être présent sur l’esplanade des Mosquées était bien le minimum pour un patriote palestinien. Je regrette qu’au moment de l’arrivée de Sharon il n’y ait pas eu plus de deux ou trois députés palestiniens présents, alors qu’il y avait là dix députés arabes de la Knesset. » Avec la poursuite des pourparlers à Taba, les négociateurs palestiniens le pressent de baisser le ton : « Ramène le calme chez les manifestants… S’il te plaît, c’est Clinton qui le demande. » Cet argument n’est, de toute évidence, pas convaincant : « Clinton ou un autre, ça m’est égal ! Si les Israéliens cessent leurs actions répressives, on arrête les manifestations. Sinon, hors de question de se soumettre ! »
Barghouti n’est pas opposé à la négociation, mais veut « maintenir la pression ». Dans une interview donnée au quotidien israélien Ma’ariv, il explique : « Israël ne veut pas mettre fin à l’occupation, ni à la colonisation. Pour l’y contraindre, il n’y a que la force. […] Cela est une Intifada pour la paix. Je suis sérieux, elle mènera à la paix. Mais nous devons encore durcir le combat. Cela sera dur. Beaucoup d’entre nous seront tués, mais il n’y a pas d’autre choix. Chacun de nous est prêt à se sacrifier. »
Derrière cette radicalisation, une grande désillusion. Pour Barghouti, en effet, « Oslo est mort avec Itzhak Rabin », et l’élection d’Ariel Sharon au poste de Premier ministre, en février 2001, n’est qu’une péripétie : « Sharon, Barak ou Pérès, cela n’a aucune importance. Sharon est la dernière « cartouche » des Israéliens. Qu’ils s’en servent, ils réaliseront alors qu’ils n’ont d’autre choix que de quitter notre terre. »
De l’autre côté de la Ligne verte, son changement de ton n’est pas passé inaperçu et les critiques fusent, notamment de la part de ses ex-« amis » qui l’accusent, comme Yossi Beilin, de faire « grand tort » au camp israélien de la paix. Dans le cercle des décideurs, en revanche, on observe son ascension avec intérêt. L’obstination de Marwane Barghouti à passer outre aux limites posées par Arafat et sa popularité croissante dans les Territoires font de lui, de facto, le plus sérieux rival du vieux leader palestinien. Dès octobre 2000, un officier des renseignements israéliens, Yossi Kupperwasser, estimait que Barghouti pourrait bien utiliser la confrontation violente avec Israël pour étendre son influence politique et ainsi concurrencer Arafat. Selon le quotidien israélien Ha’aretz, le Shin Beth adhère aujourd’hui à cette analyse. Une thèse partagée par l’universitaire palestinien Khalil Shikaki : l’Intifada, d’après lui, n’est pas seulement une réaction à l’échec du processus de paix et à la visite de Sharon sur l’esplanade des Mosquées. Elle est aussi une révolte interne contre la vieille garde incapable d’obtenir l’indépendance et de gérer les affaires publiques dans la transparence.
Reste à savoir, pour les Israéliens, quelles conclusions en tirer… et, surtout, lequel, d’Arafat ou de Barghouti, sera le plus fort. Certains refusent l’éventualité d’avoir à négocier avec Barghouti et sa cohorte d’amis qui ont du « sang israélien sur les mains ». D’autres, en revanche, pensent qu’il ferait un bon interlocuteur en matière de sécurité. Même après le 23 septembre 2001, date à laquelle Israël lance un mandat d’arrêt contre lui, des sources sécuritaires inspirent des articles dans la presse israélienne, suggérant de le ménager : il pourrait tout de même être un interlocuteur pour l’avenir. Sa disparition et son silence, de la mi-mars à son arrestation le 15 avril 2002 (voir J.A.I. n° 2154), alimenteront d’ailleurs les spéculations les plus diverses.
En attendant, il faut calmer les ardeurs du turbulent Palestinien. Le meilleur moyen de le rendre moins disponible pour l’Intifada n’est-il pas de le titiller sur sa sécurité personnelle ? En décembre 2001, quinze soldats de Tsahal envahissent le domicile familial des Barghouti, dans le quartier confortable d’el-Tirah, à Ramallah. « Opération strictement militaire. Nous n’avons pas l’intention d’arrêter Marwane Barghouti, mais nous allons cohabiter quelques jours », explique l’officier à Fadwa. Le principal intéressé est absent, mais ses quatre enfants supporteront mal cette encombrante intrusion de militaires armés qui photographient jusqu’aux casseroles sur l’évier, squattent les chambres, installent un M16 dans le salon… et suspendent l’étendard israélien à la rampe du balcon. Premiers pas de Ruba, la fille de Barghouti, âgée de 11 ans, dans la résistance : le drapeau ira voltiger dans le caniveau. La presse n’est pas autorisée à parler à la famille assiégée, mais couvre largement l’événement.
Voulue ou non, l’importance croissante que prend celui qui prône la poursuite de l’Intifada agace Israël. « Mais pourquoi, vous journalistes, êtes-vous tellement obsédés par cet homme ? » répondent invariablement les politiques israéliens quand on les interroge sur Marwane Barghouti. Son franc-parler et sa disponibilité – avant d’entrer dans la clandestinité, il donnait presque une interview par jour, y compris à la télévision israélienne – ont aidé à faire de lui le chouchou des médias. Mais ses qualités de communicateur n’expliquent pas tout : qui, avant cette Intifada, avait entendu parler du leader du Fatah pour la Cisjordanie ?
En fait, il doit en grande partie sa formidable promotion médiatique aux services de renseignements israéliens, qui lui ont collé, dès le début de l’Intifada, l’étiquette aussi mystérieuse qu’inquiétante de « chef des Tanzim ». « Une invention absurde, pour faire croire qu’il existe une milice armée au sein du Fatah, avait rétorqué Barghouti. Tanzim, mot arabe signifiant « organisation », n’a jamais désigné autre chose, dans notre jargon, que le Fatah lui-même. » Courtisé par la presse, le « chef des Tanzim » a disposé d’un réseau efficace pour transmettre ses idées. Et lorsqu’en janvier 2002 il a senti l’étau israélien se resserrer sur lui, il a vu les colonnes du Washington Post s’ouvrir à lui : « Je ne suis pas un terroriste, mais pas non plus un pacifiste, écrit-il alors. […] Je ne cherche pas à détruire Israël, mais seulement à mettre fin à l’occupation de mon pays. »
Terroriste, Barghouti ? Les chefs d’accusation qui pèsent aujourd’hui contre lui sont parmi les plus graves jamais portés devant la Cour de justice israélienne. Il est, selon Tel-Aviv, le cerveau des Brigades des martyrs d’el-Aqsa, les groupuscules armés liés théoriquement au Fatah, responsables de nombreux attentats en Israël. Sous ses ordres, son neveu Ahmed Barghouti, dit « el-Franci », et Nasser Awis, un activiste du Fatah à Naplouse, auraient organisé une douzaine d’attaques, dont plusieurs opérations suicide. Les « preuves » consistent principalement en un fax, signé d’Arafat, allouant 350 dollars à chacun d’une douzaine d’activistes sur la demande d’Abou el-Qassem (nom de guerre de Barghouti), et d’un communiqué en date du 1er avril 2002, signé des Brigades. On y lit : « Les récents événements ont montré que les Brigades des martyrs d’el-Aqsa, sous le commandement héroïque de Marwane Barghouti, résistent presque seules à l’ennemi. […] Suivant les traces d’Abou Ammar, il est l’incarnation du leader que toute la jeunesse palestinienne attendait. » Des documents impossibles à authentifier et des accusations « sans aucun fondement », rétorque l’Autorité palestinienne, d’autant qu’« el-Aqsa est constitué de petites cellules qui se sont créées de façon autonome dans la région. Il n’y a pas de commandement central. »
Barghouti n’a jamais nié travailler avec des organisations considérées comme « terroristes » par Israël, mais dément avoir jamais commandité une attaque à l’intérieur de l’État hébreu. « Il y a une coordination sur le plan politique et dans le cadre de certaines actions de l’Intifada, nous confiait-il fin décembre 2001, mais il n’y a pas d’opérations militaires concertées. » Après l’appel d’Arafat, le 16 décembre 2001, à arrêter toute opération armée sur le territoire israélien, il joue d’ailleurs un rôle de modérateur en contactant les chefs de mouvements islamistes en Syrie et les responsables locaux des Brigades d’el-Aqsa, afin de donner une chance à la trêve réclamée par la communauté internationale. Il annonce alors à la radio de l’armée israélienne : « Il y a maintenant un consensus général de toutes les factions et de tous les partis – dont le Hamas, le Djihad, le Front populaire de libération de la Palestine [FPLP] et le Front démocratique pour la libération de la Palestine [FDLP], le Fatah – sur l’établissement de la souveraineté d’un État palestinien dans les frontières de 1967. » De fait, pendant plus de trois semaines, les violences cessent.
Le 14 janvier 2002, Raed Karmi, le chef des Brigades d’el-Aqsa, est assassiné par Tsahal. De toute évidence, l’élimination de Karmi, alors que la trêve avait été respectée pendant trois semaines par les Palestiniens, marque un tournant dans la vision du conflit chez Barghouti. « Sharon nous a coupé l’herbe sous le pied ! Karmi était capable de maintenir le calme dans son secteur [Tulkarem]. Sharon a tué celui qui pouvait mettre un frein à la violence. » Israël devra en payer le prix : la réponse des Brigades d’el-Aqsa est rapide et meurtrière, à coups d’attentats à Jérusalem-Ouest.
« Sans être le commanditaire des violences, Barghouti savait que des attentats allaient être perpétrés à l’intérieur de l’État hébreu, estime Georges Malbrunot, le correspondant de RFI à Jérusalem. Il y était jusque-là opposé. Mais il ne fit rien pour les en empêcher, comme il le confiera lui-même à un diplomate européen, peu de temps après. […] La base sait capter les messages codés transmis par la direction. Quand, à la suite d’une opération militaire, Marwane Barghouti affirme : « S’il n’y a pas de sécurité à Ramallah, il n’y en aura pas à Tel-Aviv », c’est un feu vert à l’adresse des Brigades d’el-Aqsa. »
Les menaces du leader de l’Intifada s’intensifient encore après les incursions israéliennes dans les camps de Jénine et de Balata : « Nous allons agir n’importe où, dans les Territoires palestiniens et en dehors. » Le surlendemain, 2 mars, une voiture piégée explose à l’entrée du quartier ultraorthodoxe de Mea Shearim, à Jérusalem, tuant neuf Israéliens. L’attaque est revendiquée par les Brigades d’el-Aqsa.
Cette fois, c’en est trop. Des menaces verbales, Israël passe aux actes. Le 5 mars, une roquette pulvérise la voiture du garde du corps de Marwane Barghouti. L’armée ne visait-elle pas Barghouti en personne ? Ce dernier en est convaincu. De leur côté, les responsables israéliens jurent en choeur qu’il n’a jamais été question d’éliminer physiquement le député palestinien. Quoi qu’il en soit, l’avertissement est sévère : Barghouti disparaît dans la nature. Il sera finalement appréhendé par une unité d’élite, le 15 avril, au domicile de son ami et proche collaborateur Ziyad Abou Aïn, non loin de la Muqata’a à Ramallah. Il a commis l’erreur d’appeler ses proches depuis son téléphone portable. Sharon crie victoire.
En Israël, les réactions sont diverses. Yossi Beilin prévient que cette arrestation risque de mettre le feu aux poudres et appelle Israël à « relâcher Barghouti de sa propre initiative et rapidement ». Pour Effi Eitam, ministre d’extrême droite, mieux aurait valu « l’amener dans un champ et lui coller deux balles dans la nuque ». Plus généralement, les Israéliens considèrent que cette prise est un succès.
Ici aurait dû prendre fin le parcours du leader charismatique de l’Intifada. C’était sans compter avec l’aura de Marwane Barghouti. Depuis qu’il est en prison, on n’a jamais autant spéculé sur ses chances de succéder à Arafat. De hautes personnalités israéliennes promettent un bel avenir politique à leur prisonnier. L’ancien ministre des Affaires étrangères Shimon Pérès déclarait ainsi, le 28 mai, que « Marwane Barghouti serait probablement le successeur d’Arafat ». L’ex-ambassadeur d’Israël en France Elie Barnavi estimait dans nos colonnes (voir J.A.I. n° 2162) « qu’un jour ou l’autre il deviendra Premier ministre de son pays ». Autant de déclarations qui laissent à penser qu’un come-back politique de Barghouti n’est pas inconcevable pour les Israéliens. Mais quid des Palestiniens ?
Pour l’avocat français d’origine palestinienne Jamil Youness, qui s’est joint aux conseillers juridiques de Barghouti pour son procès, la popularité du leader palestinien n’a pas été entamée. Des sondages en octobre dernier ont néanmoins montré qu’ils seraient peu à voter pour lui s’il se présentait à de futures élections. Officiellement, l’intéressé a maintes fois répété qu’il ne serait pas candidat à la succession d’Arafat et que, le jour où régnera la paix, il « quittera la politique ». Des voeux pieux, selon ses rivaux potentiels, dont certains seraient, dit-on, soulagés, pour ne pas dire satisfaits, de le savoir sous les verrous.
Au sein de l’Autorité, tous n’ont pas apprécié les critiques de Barghouti à l’encontre de ceux qui, dans la direction palestinienne, n’ont « pas de sympathie pour l’Intifada par peur de perdre leurs privilèges ». Ni sa vieille habitude de fustiger la corruption et le déficit démocratique des institutions palestiniennes. De 1997 à 1999, des marches de protestation qu’il avait organisées à Ramallah ont même dégénéré en affrontements avec les forces de sécurité.
D’autres assurent que, malgré tout, le chef du Fatah pour la Cisjordanie est resté « le fidèle parmi les fidèles » de Yasser Arafat. Quant à Barghouti, il s’est toujours présenté comme le « partenaire » du président de l’Autorité, mais qui « ne reçoit d’ordres de personne ».
Il ne s’est en tout cas jamais privé d’exprimer bruyamment ses désaccords avec le raïs. Lorsque, à l’hiver 2001, ce dernier faisait arrêter des activistes du FPLP, Barghouti battait le pavé avec les militants venus manifester à coups de kalachnikovs vers le ciel : « Ces hommes sont des combattants de la liberté, je suis totalement opposé à ces arrestations. »
Malgré tout, nous affirmait-il peu après, « je vois Arafat au moins deux fois par jour et nos relations restent bonnes. Je vais vous le prouver… Vous voulez l’interviewer ? Pas de problème, je vous arrange ça pour ce soir. » Un éclair de malice dans les yeux, il s’éloigne un instant avec son portable. Avant de revenir : « Ouais, il est trop occupé… » Le ton n’est pas convaincant. Étant donné ses fonctions de député, et sa popularité, Barghouti ajoutait que, de toute façon, il serait bien délicat pour Arafat de mettre fin à ses activités.
Pour le vieux leader, le dynamique Barghouti était un lieutenant indispensable. Fin connaisseur du terrain, proche de la « base », il servait surtout d’interface avec ses principaux opposants, les islamistes. Barghouti expliquait lui-même que sa mission au Fatah consistait à « être le protecteur de l’Autorité palestinienne face aux islamistes, et le protecteur des islamistes face à l’Autorité ».
Un tel positionnement est inspiré par des considérations pragmatiques : « Nous devons rester unis jusqu’à l’établissement de notre État. À ce moment-là, tous les partis politiques participeront aux élections et devront accepter le verdict des urnes. »
Arafat n’aura de cesse d’essayer de limiter les élans de ce poulain indomptable. Exercice périlleux qui le conduira à flanquer Barghouti de l’un des siens, Hussein el-Cheikh, nommé chef du Haut Comité du Fatah en 2000. Sur quels réseaux pourrait s’appuyer Marwane Barghouti en cas de retour à la vie politique ? La « rue », bien sûr, au moins en Cisjordanie, mais aussi « la base » du mouvement national palestinien, dont une part importante a participé à la première Intifada avant d’être exclue des institutions au profit des « Tunisiens », revenus avec Arafat lors de l’instauration du régime d’autonomie en 1994. Quid des factions « dures » ? Barghouti a sans aucun doute appris à dialoguer avec elles.
Il n’empêche qu’en privé quelques-uns s’avouent déçus « par la génération d’Arafat comme par la nouvelle ». « Où était Barghouti quand les tanks sont entrés ? » s’indignait le chef des Brigades d’el-Aqsa du camp d’el-Amari, à un journaliste du Times. « Si vous voulez être leader, vous devez résister dans toutes les situations. » Que dira-t-il en cas d’une libération anticipée – forcément suspecte – de Barghouti ? Si ce dernier pouvait désobéir à Arafat, bien d’autres seraient prêts, à leur tour, à désobéir à Barghouti, tant les rivalités sont nombreuses entre groupes palestiniens urbains, ruraux et des camps de réfugiés. Reste que s’il déplaît à certains « durs » et à une partie de l’Autorité palestinienne, Marwane Barghouti continue à incarner l’opinion d’une majorité. « Marwane représente la tendance au sein du peuple palestinien qui pense que l’objectif ultime de l’Intifada est de mettre fin à l’occupation, pas plus », dit de lui le journaliste et politologue palestinien Ghassan Khatib : « Si les Israéliens veulent faire la paix avec les Palestiniens, ils devront aussi faire la paix avec Marwane Barghouti. »

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