Profession: opposant intellectuel

« Selves and Others », documentaire d’Emmanuel Hamon, dresse le portrait de l’universitaire Edward Saïd. Retour sur l’engagement d’une vie.

Publié le 6 août 2003 Lecture : 4 minutes.

Qui n’a pas entendu parler d’Edward Saïd, l’universitaire new-yorkais qui défend inlassablement – et avec talent – la cause palestinienne sur le sol américain, mais aussi ailleurs dans le monde dès que l’occasion lui en est donnée ? L’homme reste pourtant peu connu hors de cercles restreints, car il s’est toujours tenu en retrait par rapport aux messages qu’il entendait diffuser. Le portrait de ce grand intellectuel engagé, convaincant, brillant et caustique que nous propose aujourd’hui le réalisateur Emmanuel Hamon, dans un documentaire passionnant produit par Salem Brahimi avec le soutien de TV5 et d’Al-Jazira, ne peut donc que susciter un vif intérêt.
À vrai dire, il s’agit pour l’essentiel d’un autoportrait. Malgré l’utilisation de nombreuses images d’archives, qu’elles soient personnelles ou non, et de quelques éléments de reportage (notamment sur une initiative menée en commun avec le grand musicien israélien Daniel Barenboïm), on assiste en effet avant tout à une série d’entretiens fort instructifs avec Edward Saïd. Celui-ci conte et commente l’ensemble de son itinéraire, depuis sa naissance en 1935 en Palestine, jusqu’à son installation et son ascension dans les milieux intellectuels aux États-Unis. Un pays où il a rapidement acquis une respectable renommée, qu’il a conservée jusqu’à aujourd’hui malgré la semi-retraite à laquelle l’ont condamné une maladie incurable… et l’ostracisme des médias qui, après le lancement de la seconde Intifada, ont eu souvent tendance à le considérer comme un éventuel soutien indirect du terrorisme – que pourtant il abhorre – et donc comme une cible.
C’est ainsi qu’on apprend comment se forge le destin peu banal d’un homme qui accumule les bonnes raisons de se méfier des préjugés et des idées reçues. Né d’un père américano-palestinien et d’une mère libano-palestinienne, obligé de quitter jeune sa terre natale pour aller grandir en Égypte après la guerre de 1948, conduit ensuite à vivre de nouveau l’exil aux États-Unis. Pays où il va finir ses études puis devenir professeur de littérature comparée à l’université de Columbia.
Ce chrétien formé en terre d’Islam avant de poursuivre sa vie d’adulte en Occident était voué à « jongler avec les identités » – selon sa propre formule. Une assurance contre le conformisme, grâce à cette capacité rare de voir les choses avec les différentes perspectives qu’implique immanquablement son parcours. Et une incitation à se passionner pour le dialogue entre les peuples et pour l’étude des rapports entre « soi » ou « les siens » et « les autres », comme l’indique bien l’intitulé du film d’Emmanuel Hamon (Selves and Others).
Rien d’étonnant, donc, si la recherche qui fera la réputation internationale d’Edward Saïd dans les années 1970 consistait à s’interroger sur la construction dans une population de « l’image de l’autre », fondée sur l’analyse de la représentation de l’Orient chez les Occidentaux dans l’histoire moderne. Cette plongée dans l’orientalisme (qui est aussi le titre de l’un de ses ouvrages publié au Seuil en 1978) lui a permis de montrer à quel point tout est « politique » en l’affaire : si les Européens ne considèrent pas l’Orient de la même façon à travers les âges, et en particulier modifient leur perception de cet univers à partir de la fin du XVIIIe siècle, c’est tout simplement parce que cela sert leur entreprise de domination des Orientaux, et par là même leurs ambitions commerciales.
D’une manière plus générale, affirme-t-il, on ne comprend les évolutions idéologiques de ce type qu’en les appréhendant comme des « constructions politiques » liées à des enjeux très concrets, économiques ou autres. Les guerres entre peuples, de ce fait, ne sont en rien des affrontements « naturels », que l’on devrait considérer comme fatals, mais avant tout des conflits d’intérêt.
Avec de telles origines, de telles convictions et de tels centres d’intérêt, Edward Saïd était bien sûr « condamné » à militer pour aider à résoudre la question palestinienne. Il le fera à sa manière, en luttant pacifiquement mais inlassablement pour qu’on reconnaisse des droits égaux aux deux populations qui se disputent une seule terre au Moyen-Orient. Son combat, qu’il ne mènera pas à moitié, allant jusqu’à faire un temps partie du Conseil national palestinien, ne lui a pas valu que des amis. Non seulement aux États-Unis, bien sûr, mais aussi chez les intellectuels et les dirigeants arabes et palestiniens. Rétif à toute pensée rigide ou simpliste, cet « opposant intellectuel » – une posture qu’il cultive et entend conserver à jamais – n’a pas hésité à rompre en 1992 avec Arafat, coupable à ses yeux d’avoir signé les accords d’Oslo sans obtenir de vraies garanties et surtout sans consulter son peuple. Et à critiquer férocement les régimes arabes qui ne sont guère tentés de favoriser un mouvement palestinien potentiellement porteur d’idéaux démocratiques.
Un désabusé, Edward Saïd ? Certainement pas. Un homme d’espoir au contraire. Qui considère que le meilleur service que puisse rendre un intellectuel aux acteurs des conflits, au Proche-Orient ou n’importe où ailleurs, c’est de leur montrer qu’il reste à imaginer des choix autres, et meilleurs, que ceux envisagés jusqu’à présent. Et que ces choix, aussi difficiles soient-ils à mettre en oeuvre, comme la construction d’un État binational en Palestine, ne sont jamais totalement utopiques.
Selves and Others : un portrait d’Edward Saïd, un film documentaire d’Emmanuel Hamon, produit par Wamip Films, 15, rue des Feuillantines, 75005 Paris.

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