Magie noire au Tower Bridge

Publié le 8 août 2003 Lecture : 7 minutes.

Le 21 septembre 2001, alors qu’il traverse la Tamise sur le Tower Bridge, à Londres, un promeneur aperçoit depuis le pont, le long de la berge, un morceau de tissu orange vif et une forme étrange. Intrigué, il prévient la police fluviale. Elle retire de l’eau ce qui va constituer l’une des plus difficiles énigmes auxquelles ait été confronté Scotland Yard et qui n’est encore qu’en partie résolue. Il s’agit d’un torse d’enfant noir, sans membres ni tête, ceint d’un short orange. Il a passé une dizaine de jours dans l’eau. Le médecin légiste estime qu’il devait être âgé entre 4 ans et 6 ans. En poursuivant leurs investigations, les policiers trouvent également dans le fleuve un paquet en tissu contenant un petit papier où l’on déchiffre un nom : Adekoye Jo Fola Adeoye, et sept bougies simplement gravées Fola Adeoye.

L’inspecteur Will O’Reilly est chargé de l’enquête. Il s’adjoint le concours d’une trentaine d’experts de la police scientifique et du monde médical, mais également des spécialistes de l’Afrique, car, tout de suite, on pense à un meurtre rituel. Selon les premières constatations médicales, la petite victime, suspendue la tête en bas, a d’abord eu la gorge tranchée pour que le corps se vide de son sang. Puis, la tête, les bras et les jambes ont été soigneusement découpés. L’assassin, muni d’un couteau extrêmement tranchant, probablement neuf, avait le geste sûr. Chaque fois, la chair a été coupée jusqu’à l’os, lequel a été tranché net par un coup de hache de boucher.

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« Adam », comme l’a surnommé O’Reilly, semble avoir été victime d’un sacrifice appelé muti en Afrique du Sud, au cours duquel on récupère le sang et certains organes pour fabriquer des produits médicinaux. L’affaire est si horrible que l’ancien président sud-africain Nelson Mandela s’en émeut et lance, début 2002, un vibrant appel à témoin. Pas de réaction.
Le petit paquet de bougies et la couleur orange du short incitent les enquêteurs à se tourner vers l’hypothèse d’une cérémonie vaudoue telles qu’elles se pratiquent au Nigeria. Oshun, déesse yoruba de l’amour, de la beauté et des arts, est symboliquement reliée aux fleuves et à la couleur rouge-orangé. Par ailleurs, dans le muti, les parties génitales sont considérées comme source de médicaments très puissants. Ce n’est pas le cas en Afrique de l’Ouest, où l’on pense plutôt que la chance et la force d’un individu résident dans son sang. Or le corps n’a pas été émasculé, mais saigné.
Interrogée par un ethnologue, une sangoma, guérisseuse traditionnelle, identifie cette pratique comme une obeh, qui n’a rien d’un rituel satanique, mais plutôt une prière adressée à la déesse Oshun. S’il s’agit bien d’une obeh, l’enjeu devait être très important pour l’organisateur de la cérémonie. En effet, au cours de ce rite, le sacrificateur boit le sang dans le crâne de la victime propitiatoire, traditionnellement un enfant n’ayant pas atteint l’âge de la puberté, puis lave entièrement son propre corps, également avec du sang. Il utilise les doigts et les os de l’enfant, réduits en poudre ou en pâte, pour préparer une potion destinée à donner de la force. Selon le rapport de la police scientifique, le short a été enfilé sur le corps vingt-quatre heures après la mort. Curieuse addition à un rituel qui ne prévoit pas ce genre d’opération… Le torse ainsi revêtu a été conservé à nouveau vingt-quatre heures avant d’être déposé au fil du fleuve.

Le 9 juillet 2002, une femme du quartier Pollokshaws de Glasgow, en Écosse, est arrêtée, puis transférée à Londres pour être interrogée par l’équipe de Scotland Yard. Originaire du Nigeria, elle est mariée, mais vit seule. Chez elle, on a retrouvé des « éléments compromettants » dont la teneur est gardée secrète par O’Reilly, mais qui la relie à cette affaire. Elle est néanmoins relâchée, mais expulsée du territoire.
Côté scientifique, une partie des résultats de l’autopsie viennent renforcer la conviction des policiers. On a retrouvé dans les organes internes des traces microscopiques d’une roche pré-cambrienne, c’est-à-dire d’avant l’ère primaire, qui abonde au Nigeria. Le professeur Ken Pye, géologue expert, établit avec 95 % de certitude qu’Adam est originaire d’un couloir large de 155 km qui va d’Ibadan à Benin City, au sud-ouest du pays. L’absence de traces de pollution urbaine dans les poumons conduisent à penser qu’il vivait plutôt à la campagne qu’en ville.
Fin février 2003, une équipe de Scotland Yard part pour le Nigeria, dans l’espoir de retrouver les parents d’Adam. Elle va faire du porte-à-porte dans près de mille villages et prélever une centaine d’échantillons de terre, de roche, de déchets d’animaux sauvages tels qu’éléphants ou gazelles, mais également de cadavres humains, sur une zone large de 10 000 km2. Ils seront comparés au « philtre » composé de fragments d’os, d’éclats de quartz, de boulettes de glaise et de minces copeaux d’or, retrouvé dans l’estomac de l’enfant. Ce mélange est envoyé à des scientifiques new-yorkais qui vont utiliser une technique mise au point après les attentats du 11 septembre 2001 pour trouver d’où provient l’or et à quelle espèce – animale ou humaine – appartiennent les os. Ils pourraient parvenir à dire « qui » a préparé la potion.

Une prime de 73 000 euros (48 millions de F CFA) est offerte à quiconque permettra de faire arrêter le meurtrier d’Adam et une récompense de 3 600 euros (2,3 millions de F CFA) à celui qui identifiera la petite victime avec certitude. Pour éviter les escrocs et les calomniateurs, chaque informateur sera soumis à un test ADN, et son résultat comparé à l’ADN d’Adam. La police nigériane, très préoccupée par les affaires de meurtres rituels, fréquents sur son territoire, constitue dans le même temps une banque de données qui pourra, à l’avenir, être consultée par les policiers du monde entier. Le footballeur nigérian Nwankwo Kanu, du club londonien d’Arsenal, lance à son tour, en langue yoruba, un appel à témoin. Mais à ce stade de l’enquête, les policiers n’entendent parler que d’un enfant disparu dans un village de l’État d’Oyo.

L’inspecteur Will O’Reilly en conclut non seulement que l’assassin ne vient pas forcément de la même région que l’enfant, mais que celui-ci a peut-être été volontairement séparé de sa famille. Il examine à nouveau le short orange et découvre qu’il a été fabriqué en Chine, spécialement pour la chaîne de magasins Woolworth, en Allemagne. Adam est donc arrivé en Grande-Bretagne par la voie habituelle des immigrés clandestins et des trafiquants. Les traces de pollen relevées dans ses poumons prouvent qu’il n’était pas dans le pays depuis très longtemps lorsqu’il a été tué, peut-être deux ou trois jours. Europol, la centrale européenne de police, est prévenue.
Il va falloir encore des mois aux policiers pour mettre la main sur Sam Onojigovie, un Nigérian de 37 ans. Il est arrêté à Dublin (Irlande) le 3 juillet 2003 et est en cours d’extradition vers l’Allemagne, où il est déjà condamné par contumace à sept ans de prison pour trafic d’êtres humains. Des documents et son ordinateur sont saisis et transmis, pour examen, à Londres. O’Reilly fait un saut à Dublin pour l’interroger.
Bien lui en prend. Les renseignements donnés par Onojigovie sont particulièrement précieux. Le 29 juillet, près de deux cents policiers de l’Opération Maxim, une unité qui rassemble des agents de plusieurs brigades dans le but de lutter contre le crime organisé et les clandestins, opèrent un coup de filet dans l’est et le sud-est de Londres. Ils visitent simultanément neuf adresses et arrêtent vingt et une personnes, toutes originaires de la région de Benin City, la patrie du petit Adam. O’Reilly jubile : « Nous avons découvert un réseau de trafiquants d’enfants et de jeunes adultes, qui opérait principalement depuis l’Afrique de l’Ouest vers la Grande-Bretagne via l’Europe continentale. »

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Vendus ou « confiés » par des parents, parfois abusés par un proche qui promet de leur donner une bonne éducation ou du travail, ces jeunes, une fois arrivés en Europe, sont réduits à une domesticité proche de l’esclavage, ou prostitués. La famille n’entend plus jamais parler d’eux. C’est probablement ce qui devait arriver à Adam. Sauf – mais c’est encore une hypothèse – que le sort a voulu qu’un riche Nigérian résidant sur le territoire britannique ait eu besoin d’une cérémonie votive. Il aura pris contact avec un sorcier, lequel s’est débrouillé pour trouver un enfant à sa convenance. Adam a été très bien traité avant sa mort. On lui a même fait prendre un sirop contre la toux, tant il était important qu’il ne tombe pas malade. L’horreur est arrivée après.
Le démantèlement du réseau n’a pas mis un terme à l’enquête. L’inspecteur O’Reilly est toujours à la recherche des responsables de la fin tragique du petitAdam. Le 21 septembre 2002, date anniversaire de la découverte, il a fait dire une courte prière et lancé une couronne de fleurs dans le fleuve. Modestes, mais émouvantes funérailles. n

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