L’île de toutes les convoitises

Publié le 6 août 2003 Lecture : 5 minutes.

Jusqu’au début des années 1990, les plages bordées de cocotiers qui entourent l’île de Mbagné n’intéressaient que les tortues marines. Chaque année, à date fixe, quelques-unes d’entre elles viennent y pondre leurs oeufs, sous l’oeil bienveillant d’une poignée de gendarmes gabonais chargés de surveiller les lieux et de plaisanciers faisant escale pour quelques heures. Mais, depuis que la zone s’est révélée riche en hydrocarbures, le moindre bout de terre émergé suscite toutes les convoitises. Et les pays riverains ne sont pas tant intéressés par les 30 hectares de l’île que par les fonds marins qui l’entourent.
Située à la limite des eaux territoriales gabonaises et équatoguinéennes, Mbagné est au coeur d’un contentieux latent entre les deux pays depuis environ trente ans. En début d’année, la dispute est brutalement revenue sous le feu des projecteurs. Le 26 février, Ali Ben Bongo, le ministre gabonais de la Défense, effectue une visite très officielle sur l’îlot. Pour cette tournée des popotes, le fils du chef de l’État est accompagné par le chef d’état-major général des Forces armées gabonaises, par le commandant en chef de la Gendarmerie et par le chef d’état-major de la Marine nationale. Sans oublier les représentants de la presse, vivement encouragés à rendre compte de ce déplacement. Profitant de l’occasion pour « réaffirmer la souveraineté gabonaise » sur cette partie stratégique du territoire national, le ministre annonce le renforcement des moyens humains et matériels déployés sur place, expliquant que le Gabon se tient « prêt à faire face à toutes sortes d’agressions ». Un message perçu à Malabo comme une provocation.
Le 12 mars, un communiqué du Premier ministre équatoguinéen, Candido Muatetema Rivas, lu à la télévision nationale, dénonce la présence gabonaise à Mbagné : « Mon gouvernement exprime sa profonde préoccupation et son indignation face à l’occupation illégale par le Gabon de l’îlot de Mbagné », déclare le chef du gouvernement tout en exhortant Libreville à rapatrier son contingent militaire. Dans la foulée, il qualifie d’inopportunes les déclarations faites quelques jours plus tôt par Ali Bongo, et rappelle que « le gouvernement de la République de Guinée équatoriale a toujours revendiqué l’îlot de Mbagné comme territoire national depuis le temps colonial jusqu’à nos jours ». Le surlendemain, le Premier ministre gabonais Jean-François Ntoutoume Emane lui donne la réplique : « Le gouvernement exprime son étonnement le plus total face à cette déclaration des autorités équatoguinéennes. » Et de préciser que cette accusation est « d’autant plus regrettable qu’elle survient au moment même où le président Omar Bongo recevait un envoyé spécial de son frère et ami, le président équatoguinéen Teodoro Obiang Nguema, porteur d’un message relatif à cette question ».
Pendant que les officiels s’affrontent par communiqués interposés, des contacts sont pris entre la présidence gabonaise et l’entourage du chef de l’État équatoguinéen afin de trouver une solution à l’amiable. Interrogé sur cette affaire en avril (voir J.A.I. n° 2208), Omar Bongo ne croit pas que le différend puisse dégénérer : « Le président Obiang et le président Bongo sont des gens sages. Nous nous mettrons autour d’une table et nous trouverons une solution. N’ayez crainte, ce ne sera pas un nouveau Bakassi », confie-t-il en faisant allusion au contentieux territorial qui oppose le Cameroun au Nigeria sur cette péninsule depuis 1993.
Le 2 mai, une solution semble enfin trouvée. Lors d’une rencontre à Libreville, les deux présidents évoquent l’éventualité d’une exploitation conjointe des richesses potentielles de Mbagné. Ce type d’accord n’est pas rare dans le golfe de Guinée, où les tracés des frontières sont souvent sujets à caution. Alors que chaque État exploite de plein droit sa zone économique exclusive (ZEE), deux pays voisins peuvent être amenés à définir une zone d’exploitation conjointe (ZEC) au sein de laquelle les revenus tirés des ressources minières et halieutiques sont partagés selon des règles de répartition préalablement déterminées.
La commission ad hoc chargée de travailler à la définition d’une ZEC se réunit donc du 26 au 29 mai à Malabo. Côté gabonais, on s’est déplacé en force. La délégation est emmenée par Antoine Mboumbou Miyakou, l’un des vice-Premiers ministres. Il est accompagné de Jean Ping (Affaires étrangères), Idriss Ngari (Intérieur et Sécurité publique), Richard Onouviet (Mines, Énergie et Pétrole) et Félix Siby (Marine marchande). Face à eux, six poids lourds du gouvernement équatoguinéen. Mais très vite, les discussions tournent court : « La délégation équatoguinéenne s’est montrée complètement opposée à la définition d’une zone d’exploitation conjointe sans qu’un accord préalable sur la délimitation de la frontière maritime entre nos deux pays ait été conclu », explique un proche du dossier. Après quatre jours de travail, la rencontre s’achève sans qu’aucun consensus ait pu être trouvé. Les Équatoguinéens, qui s’étaient alors engagés à venir à Libreville renouer le dialogue dans un délai de trois semaines, n’ont toujours pas donné de nouvelles.
Reste à savoir qui a tort et qui a raison. Pour statuer, il faudrait d’abord examiner les archives de l’histoire coloniale, laissées par les Français et les Espagnols. Puis étudier des documents plus récents, comme ceux qui témoignent des relations diplomatiques entre le Gabon et la Guinée équatoriale depuis leur indépendance (voir encadré). À Libreville, on argue que « la présence du Gabon sur l’île de Mbagné ne date pas d’aujourd’hui, puisqu’elle remonte au début du XXe siècle, bien avant l’accession de la Guinée équatoriale à la souveraineté internationale ».
On rappelle aussi que ce n’est pas la première fois que la dispute prend une telle ampleur. L’îlot avait déjà été à l’origine d’une crise entre les deux pays en 1972. Celle-ci avait même donné lieu à une médiation internationale conduite par le maréchal Mobutu Sese Seko, alors président du Zaïre, et s’était achevée deux ans plus tard par la reconnaissance de la souveraineté gabonaise. La partie équatoguinéenne, bien sûr, ne l’entend pas de cette oreille. Selon Malabo, les antécédents historiques « démontrent que cette zone avait déjà été l’objet d’un différend entre la France et l’Espagne avant les indépendances », et que ce litige avait alors été tranché en faveur de Madrid. Or l’Espagne a cédé toutes ses possessions territoriales dans le golfe de Guinée au nouvel État équatoguinéen lors de son accession à l’indépendance, en octobre 1968.
Difficile de trancher. Mais la tournure que prennent aujourd’hui les événements a de quoi inquiéter. Si le réveil du contentieux sur Mbagné n’a rien d’anodin, c’est que les protagonistes revendiquent plus qu’un bout de terre. Il intervient à un moment où les deux pays voient leurs destins pétroliers se croiser. En 2002, la Guinée équatoriale est devenue, devant le Gabon, le troisième pays producteur de pétrole d’Afrique subsaharienne. Alors que Malabo a le vent en poupe, Libreville voit ses ressources pétrolières décliner dangereusement et peine à renouveler ses réserves. Autant dire que le Gabon n’entend pas céder le moindre pouce d’un terrain potentiellement riche en or noir. Même si l’enjeu territorial n’est pas aussi important que celui qui divise le Cameroun et le Nigeria à propos de Bakassi. Dix ans après, Abuja et Yaoundé en sont encore à rechercher une solution satisfaisante pour chacun des deux pays…

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires