L’islam est-il un obstacle à la paix ?

Publié le 6 août 2003 Lecture : 6 minutes.

Au lendemain du jour où le chef de l’État le plus puissant du monde, du Strongest and Finest People, atterrit, en tenue militaire, sur un porte-avion, pour proclamer sa victoire sur l’axe du Mal, c’est-à-dire pour l’essentiel sur l’islam, n’est-il pas dérisoire de parler d’une contribution musulmane à une théologie oecuménique de la paix ?(*) Sauf exception, en effet, pour l’Occident, l’Islam est synonyme de djihad, traduction occidentale : terrorisme. Quant au Coran, c’est un livre de haine et de violence. La littérature est si abondante dans ce domaine qu’il est inutile de donner la moindre référence. Distinguer par ailleurs l’islam de l’islamisme n’est que litote et euphémisme provisoires, figures de style dont l’anglais est si riche, et le langage diplomatique n’a plus aujourd’hui de secrets pour personne. La majorité américaine du président Bush, du reste, ne fait pas dans le détail. « Jerry Falwell présente le Prophète Mohammed comme un terroriste ; Pat Robertson affirme que ce sont les musulmans qui ont tué tous les Juifs ; et Franklin Graham, fils de Billy, et pasteur qui a officié à l’investiture de George Bush, déclare que l’islam est « une religion satanique et malfaisante(1) ». » En Occident, la seule religion ainsi perçue est l’islam. L’axe du Mal s’explique. Mais ce n’est pas en faisant de l’islam l’axe du Mal que l’on fait la paix.

Pour assurer la paix et le développement durable, la seule solution radicale et logique ne consiste-t-elle pas, dès lors, à éponger l’islam, ce qui est, pour beaucoup, l’idéal à long terme ? Et, dans l’immédiat, ne faut-il pas l’asservir, le mettre sous contrôle et tutelle – une forme ajustée de la non défunte colonisation – pour l’empêcher de nuire ? Tout se passe comme si c’était l’option prise et planifiée.
Le développement et la paix sont-ils à ce prix ? Est-ce vraiment la solution ? Telle est la question. Je ne pense pas que les musulmans, quelles que soient leurs faiblesses actuelles, consentiront à leur liquidation programmée aussi aisément que certains le souhaitent et le pensent. Leur avenir, après tout, est entre leurs mains. Ils ne manquent pas de ressources, et ils ont surmonté d’autres épreuves, alors qu’on les donnait pour finis. Je ne suis pas sorcier, mais je ne parierais pas sur leur asservissement pour l’éternité à la puissance de la technique.

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Pour une paix durable, il faut un consensus qui ne peut être obtenu par la force des armes. Si l’Histoire nous enseigne, en effet, quelque chose de sûr, c’est que toutes les tentatives d’imposer la paix par l’hégémonie et l’épée ont, dans le passé, toutes lamentablement échoué dans le sang, dans le désordre et dans toutes sortes d’atrocités, sans apporter ni la sécurité ni la paix, pas même aux vainqueurs. Les vainqueurs, il leur fallait repartir toujours de zéro, vaincre encore, vaincre toujours et sans cesse, et pour faire la paix, faire sans cesse la guerre. Certains, pris dans leur délire de puissance, et intellectuellement pauvres, ne l’ont pas compris. César disait : « Si vis pacem para bellum. » Rome détruisit Carthage. Elle fit la Pax romana. Elle fut détruite à son tour. Le César actuel dit et fait la même chose. Il veut faire la Pax americana. Il jubile et, en uniforme de guerre, il crie, trop tôt et trop vite à mon avis, victoire. Le plus dur reste à faire.
La paix durable ne se fait pas par le sang, l’asservissement et l’humiliation des autres. Là pousse plutôt la haine. La paix durable exige une éthique consentie par tous. Or – et c’est là notre chance et notre planche de salut – les ressources pour cette éthique globale, consensuelle et oecuménique existent chez tous les hommes, dans toutes les philosophies. Il faut se souvenir de Confucius, de Platon, de Fârâbî, d’Ibn Khaldoun, du Kant de la paix perpétuelle, et de beaucoup d’autres. Il faut aussi nous convaincre que ces ressources existent également dans toutes les formes de foi, y compris en islam. Le Coran, qui passe pour un livre de violence, est un livre de paix et de fraternité universelle.
Le Coran n’enseigne ni la violence ni le pacifisme inconditionnel et à tout prix, y compris devant le Mal, l’agression et le crime. Il enseigne qu’il faut les combattre et les décourager par la dissuasion, sans jamais agresser. « Combattez ceux qui vous combattent, mais n’agressez jamais, Dieu n’aime pas les agresseurs » (Coran, 2 : 190). C’est le premier niveau : une sorte d’assurance vie, en somme, que tout homme prévoyant, toute nation et tout État doivent contracter. Le niveau supérieur est celui de l’éducation à la paix par la conversion des coeurs et des esprits. Le Coran enseigne l’égalité, la solidarité et la fraternité humaines : « Ô hommes, nous vous avons créés, tous sans distinction, d’un mâle et d’une femelle… Aux yeux de Dieu, le plus noble parmi vous est le plus vertueux » (Coran, 49 : 13). Vient enfin le niveau de la sainteté, difficile d’accès, mais qui doit quand même nous guider comme une étoile dans la nuit du Mal. Il consiste à rendre le Bien pour le Mal. « Pour le Mal, rend le Bien », dit le Coran (41 : 34). Je ne peux ici développer davantage. Je renvoie à trois de mes publications : un article intitulé « Le Message de paix de l’Islam »(2), un opuscule publié sous le titre Universalité du Coran(3), et enfin Penseur libre en Islam(4).

Par nature, l’homme est à la fois agressif et sociable. Il est Eros et Thanatos, nous explique Freud, amour et pulsion de mort. Il faut encourager Eros et décourager Thanatos. Là, nous enseigne Ibn Khaldoun, intervient le rôle de la Loi, car l’homme, porté à la violence et à l’injustice par nature, a besoin d’un wâzi’, d’une bride pour contenir ses passions. La loi est cette bride ; elle peut être laïque, nous dit Ibn Khaldoun. La loi laïque est même la loi la plus naturelle à l’homme, ajoute-t-il. Lorsqu’elle est faite par les sages, elle assure un ordre de paix, de justice et de bonne gestion.
Ces considérations sont toujours valables. En effet, l’homme étant ce qu’il est, la paix et le développement, qui sont intimement liés, ne peuvent être assurés que par la maîtrise des pulsions de mort. Aujourd’hui, à l’ère de la mondialisation, les paramètres ont cependant changé. À un monde globalisé, il faut un développement global. Il risque d’être celui de la jungle. On semble être d’ailleurs sur cette voie, balisée par le pétrole. Tout le reste est baliverne, et le plus imbécile n’est pas toujours celui que l’on croit.
D’où la nécessité d’une loi universelle juste, égale pour tous, et admise par tous, également dissuasive et, éventuellement, également punitive pour tous. Les religions, dont le rôle est indéniable et considérable dans les relations sociales, doivent y contribuer par une théologie commune et oecuménique de la paix et de la justice, à laquelle toutes les formes de foi doivent contribuer. C’est ce que nous avons proposé. Nous saisissons l’occasion pour renouveler notre proposition.

Mais il ne faut pas être dupe. Nous sommes encore loin du règne de la Loi universelle juste et égale pour tous. La Loi doit être dissuasive pour tous, ou elle n’est pas. La preuve vient d’être faite qu’elle n’est pas. Elle vient d’être transgressée par le chef du Strongest and Finest People. Un autre, vers la fin de la première moitié du siècle passé, parlait de la supériorité des Aryens, et avait le même ton triomphaliste et la même gesticulation théâtrale. Il crut qu’il était de son droit de libérer les Sudètes. On connaît la suite. En attendant le règne hypothétique, à court terme du moins, de la Loi – pour le développement durable et équitable du monde ; pour la paix, la justice et l’équilibre indispensable des forces -, l’Europe, dans ces conditions, doit devenir dissuasive. En effet, je ne le souhaite pas, mais l’Irak peut n’être que le prélude d’un drame plus vaste. Ceux qui nous gouvernent souffrent souvent de troubles mentaux, et l’ivresse délirante de la puissance peut les mener vers le catastrophique et l’irrémédiable.

* Mohamed Talbi a rédigé ce texte pour une rencontre sur « le développement soutenu par/et/pour une paix durable », qui s’est tenu à Athènes les 7 et 8 mai 2003.

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1. Actualité des religions, n° 48, Paris, avril 2003, p. 25.
2. Dans Recueil d’articles offerts à Maurice Borrmans, PISAI, Rome, 1996, pp. 231-243.
3. Éd. Actes Sud, Paris, 2002.
4. Éd. Albin Michel, Paris, 2002.

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