Liberté, insécurité, pauvreté

Publié le 18 août 2003 Lecture : 8 minutes.

Depuis la chute du régime de Saddam Hussein, les Irakiens découvrent chaque jour les « délices » de la liberté. Ce bien précieux dont ils ont été privés durant les trente-cinq ans de règne du tyran déchu, ils en font aujourd’hui l’apprentissage en organisant des marches de protestation contre les décisions de l’Autorité provisoire de la coalition, en créant de nouveaux partis politiques – près de soixante-dix au cours des trois derniers mois -, en choisissant leurs représentants dans les instances municipales, en regardant les chaînes de télévision étrangères – les paraboles, hier interdites, ont fleuri sur les toits des maisons -, en naviguant sur Internet, aujourd’hui libre d’accès, ou en regardant les films « licencieux » qui ont fait leur apparition sur les écrans de Bagdad, au grand dam des dignitaires religieux.
Mais tous les Irakiens n’ont pas la même perception de la liberté. Certains la conjuguent avec désordre et chaos. D’autres, plus avisés, redoutent ses effets pervers sur une société qui a encore du mal à se défaire de l’emprise de la famille, de la tribu ou de l’ethnie. « Sous Saddam, nous n’étions pas libres, mais le sommes-nous davantage aujourd’hui ? » ironise cet universitaire bagdadi. Qui ajoute : « Pour le moment, nous sommes libres de… nous faire voler, agresser ou tuer. »
Parce qu’ils tardent à toucher les dividendes d’une « libération » dont ils ne perçoivent, pour le moment, que l’aspect contraignant, les Irakiens ne cessent de s’interroger : « Peut-on être libre sous une occupation étrangère ? Que vaut la liberté sans la sécurité ? » Certains d’entre eux se surprennent parfois à regretter le bon vieux temps où, sous le règne du despote de Tikrit, ils se sentaient, malgré tout, en sécurité… Comment expliquer cette attitude sceptique qui rend les Irakiens si peu reconnaissants envers leurs « libérateurs » et si prompts à les fustiger ?
Aujourd’hui, alors que les troupes américaines et britanniques sont la cible d’attaques armées qui leur infligent des pertes quasi quotidiennes (voir graphique p. 40), la population civile irakienne affronte, elle aussi, des formes de violence qu’elle n’avait jamais connues auparavant. À Bagdad et dans les principales villes du pays, meurtres, vendettas, rapts, règlements de comptes, pillages, vols de voitures, braquages sont devenus monnaie courante. Alors que des menaces fleurissent sur les murs des bidonvilles ceinturant la capitale, laissant craindre des affrontements intertribaux, des tueurs à gages monnayent leurs funestes services sur la place publique… pour quelques centaines de dollars. Les agents de l’ancien régime sont la cible permanente des tasfiyat (liquidations), menées parfois en plein jour, et dans l’impunité totale, par des milices civiles. Sur la route reliant Amman et Bagdad, longue de 1 000 km à travers le désert, comme sur celle qui relie Koweït City et Nassiriya, au sud du pays, des brigands de grand chemin rackettent les automobilistes. Au nombre des victimes : des journalistes, des militants associatifs et des diplomates en poste à Bagdad. Dans ce climat de peur, il n’est pas rare de voir des hommes monter la garde sur le toit de leur maison, un kalachnikov à la main.
Quant aux femmes, elles évitent de sortir désormais seules dans la rue, de peur d’être enlevées ou violées, comme cela est arrivé à bon nombre d’entre elles au cours des trois derniers mois. L’organisation américaine de défense des droits de l’homme Human Rights Watch a publié, début juillet, un rapport d’une vingtaine de pages sur le sujet. Fondé sur une enquête réalisée entre le 27 mai et le 20 juin auprès de soldats américains, de policiers et de médecins irakiens, de représentants d’ONG internationales et de nombreuses victimes, ce document recense au moins vingt-cinq cas avérés de rapts, suivis de viols collectifs. De nombreuses victimes évitent de déposer plainte auprès des policiers qui, dépassés ou impuissants, refusent souvent d’ajouter foi à leurs allégations, quand ils ne les accusent pas de prostitution. Citant des sources sécuritaires, Human Rights Watch évoque l’existence de bandes organisées spécialisées dans l’enlèvement des jeunes femmes, qu’elles obligent à se prostituer sur place ou qui les revendent à des réseaux de prostitution établis dans les pays du Golfe. Selon Narmine el-Mefti, militante irakienne des droits de l’homme, au moins cent jeunes filles ont été enlevées au cours des trois derniers mois. Un grand nombre d’entre elles ne sont jamais revenues chez elles (Al-Hayat, 22 juillet 2003).
Jay Garner, l’éphémère administrateur provisoire de l’Irak, avait promis, à la mi-avril, un retour rapide du courant électrique et de l’eau potable dans les principales villes du pays. Aujourd’hui, la température oscille entre 40 °C et 50 °C, mais les Irakiens – ceux en tout cas qui en ont les moyens – ne peuvent pas utiliser les ventilateurs, les réfrigérateurs et les climatiseurs à cause des délestages fréquents. Conséquence : les gens suffoquent dans les appartements, les administrations, les écoles et les commerces. La nuit, ils ont du mal à trouver le sommeil à cause de la canicule, mais aussi en raison du vacarme provoqué par les hélicoptères de l’armée américaine survolant leurs maisons à basse altitude. Dans une ville comme Bagdad, qui compte cinq millions d’habitants, souvent entassés dans des masures insalubres, seuls quelques privilégiés possèdent des générateurs, alors que l’Autorité de la coalition peine encore à couvrir la totalité des besoins de la ville en électricité, en eau potable, en gaz et en carburant.
Paul Bremer, nommé le 7 mai à la tête de l’Autorité provisoire de la coalition, continue d’expliquer le retard enregistré dans la remise en état du réseau électrique par les opérations de sabotage, attribuées à des éléments de l’ex-parti Baas, ainsi que par la vétusté des installations. Cela est partiellement vrai : en juin, plusieurs attentats ciblés ont endommagé des transformateurs et des pipelines acheminant le pétrole du sud au nord du pays. Par ailleurs, deux responsables du réseau électrique de la capitale ont été assassinés dans des circonstances demeurées inexpliquées. « Même s’il dort sur un lit de camp, comme il l’a déclaré lui-même à la chaîne américaine ABC, Paul Bremer ne manque pas d’eau fraîche ni d’électricité pour jouir des bienfaits de l’air conditionné », ironisent les Irakiens. Qui ont du mal à accepter les explications avancées par ce dernier. « En 1991, deux mois après avoir perdu la guerre, Saddam Hussein avait réussi à rétablir plus de services publics que les Américains aujourd’hui, alors que les destructions étaient autrement plus importantes », rappellent-ils.
Troisième souci des Irakiens, après la sécurité et la réfection de l’infrastructure de base : la santé. Bien qu’ils aient été pillés pendant la guerre, la plupart des hôpitaux publics (le pays en compte 270, dont 35 à Bagdad) ont repris du service. Mais, par manque d’équipements, de médicaments et, surtout, de personnel, ils tardent à retrouver leur niveau d’activité d’avant-guerre. De nombreux médecins, redoutant la gabegie qui règne dans le pays, rechignent encore à reprendre leur poste.
Pour parer au plus pressé, plusieurs hôpitaux étrangers ont fait leur apparition, offrant pour la plupart des services gratuits à la population. C’est le cas, notamment, de Cheikh Zayed Hospital, qui emploie 150 médecins et reçoit près de 1 000 patients par jour, ainsi que de l’hôpital de campagne saoudien, qui emploie 40 médecins, 200 techniciens et infirmiers, et réalise, depuis la mi-avril, près de 400 opérations chirurgicales par mois. La Jordanie, la Turquie et l’Italie ont ouvert, eux aussi, des hôpitaux de campagne près de Bagdad et s’apprêtent à en ouvrir d’autres au nord et au sud du pays. Ces efforts, conjugués avec ceux des nombreuses organisations humanitaires internationales présentes sur le terrain, sont cependant loin de répondre aux besoins d’une population dont la qualité de vie et le niveau d’hygiène ont gravement régressé.
Les services de voirie tardent eux aussi à reprendre du service. Les camions-poubelles et les stations d’épuration ayant été méthodiquement pillées et mises hors d’usage dans les derniers jours de la guerre, des tonnes d’ordures s’amoncellent au coin des rues, dégageant, sous la chaleur de l’été, d’insupportables émanations pestilentielles. Le spectacle désolant des épaves de chars calcinés et des bâtiments publics détruits par les bombardements ajoutent au malaise général d’une population qui a de plus en plus le sentiment d’être abandonnée à son triste sort.
Privés de communication intérieure et avec l’étranger – les centraux téléphoniques n’ont pas encore été réparés – et contraints de faire la queue devant les stations-service pour faire le plein d’essence – dans un pays qui possède, faut-il le rappeler, l’une des plus importantes réserves pétrolières au monde -, les Irakiens désespèrent de voir la vie quotidienne reprendre son cours normal. D’autant que les activités commerciales, bancaires et industrielles peinent, elles aussi, à redémarrer. Les rares entreprises qui ont repris le travail tournent au quart de leur capacité de production. L’absence de contrôles aux frontières a cependant permis à des réseaux mafieux d’inonder le pays de marchandises de toutes sortes, et pas toujours utiles, qui sont écoulées sur les marchés parallèles. Ainsi, à côté des téléviseurs, des fours à micro-ondes et des chaînes stéréo, deux nouveaux produits ont fait leur apparition : les cassettes vidéo de films pornographiques et… l’héroïne, qui est vendue aujourd’hui presque ouvertement aux Irakiens, mais aussi aux soldats américains.
Les porte-parole de l’Autorité provisoire ont beau expliquer : « Nous ne pourrons reconstruire ce pays qu’une fois la sécurité rétablie. Nous ne pouvons accepter de laisser nos soldats se faire tuer tous les jours et, dans le même temps, lancer des programmes de travaux publics comme si de rien n’était », les Irakiens pensent qu’ils sont en droit d’exiger une amélioration rapide de leur train de vie, seul argument pouvant justifier, à leurs yeux, la poursuite de ce qui s’apparente de plus en plus à une occupation.
Les GI’s, qui ne cessent d’organiser des raids dans les quartiers résidentiels pour rechercher, souvent maison par maison, des partisans de l’ex-dictateur ou d’éventuelles caches d’armes, ne font qu’ajouter à la colère d’une population déjà au bord de la crise de nerfs, et qui voit dans ces opérations souvent musclées l’illustration de l’arrogance américaine et la confirmation que les États-Unis sont venus pour coloniser leur pays (voir J.A.I. n° 2221). Pour l’heure, la liberté que les Américains leur ont apportée a un arrière-goût d’anarchie.

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