Les chiites entre deux eaux

Publié le 18 août 2003 Lecture : 5 minutes.

«C’est un miracle ! » Les habitants chiites du petit village de Jokhr, à quelques kilomètres à l’ouest de Nassiriya, n’arrivent toujours pas à y croire. Le premier jour des bombardements américains sur Bagdad, le 19 mars, l’eau a surgi du sol, coulant en délicates rigoles sur la terre craquelée. Ce phénomène ne s’était pas produit depuis plus de vingt ans, depuis l’assèchement des marais ordonné par Saddam Hussein à la suite de la rébellion chiite de 1991, qui condamna la région à une terrible sécheresse. Les chiites irakiens (60 % de la population environ) ont accueilli la chute du tyran et de son régime de la même façon que le retour de l’eau : comme un véritable miracle et avec un profond soulagement.
Pour autant, la plupart d’entre eux restent méfiants à l’égard de ces Américains venus les libérer. Tous se souviennent de la trahison de Bush père, qui les encouragea à se soulever en 1991, avant de les laisser se faire massacrer par Saddam. Les charniers creusés autour de la route reliant Bagdad à Hilla n’en finissent pas de recracher les trente mille morts que coûta la grande révolte chiite. Aussi les grands leaders chiites irakiens et leurs coreligionnaires libanais (le parti Amal, mais aussi le Hezbollah) ou iraniens ont-ils préféré adopter une ligne neutre et ne pas interférer dans les combats.
« Cela n’est pas notre guerre », est encore le mot d’ordre à Nadjaf. Située à 160 km au sud de Bagdad, cette ville, qui abrite le mausolée de l’imam Ali, est considérée par les chiites comme la troisième ville sainte après La Mecque et Médine. Sa nouvelle autonomie à l’égard de l’autorité de Bagdad, elle l’affirme en vivant avec une heure de décalage. Quand il est 6 heures à Bagdad, il est 5 heures à Nadjaf, « pour être plus en phase avec la nature », expliquent les habitants.
Comme sa voisine Kerbala, l’autre grande ville sainte chiite irakienne, Nadjaf est aujourd’hui sous contrôle américain. Et la cohabitation entre les troupes de l’oncle Sam et les partisans d’Ali se passe, pour l’instant, plutôt bien. Les soldats restent à l’écart du centre-ville et du mausolée sacré. « Le problème, explique un commerçant de Nadjaf, c’est que les Américains ne connaissent rien à notre culture ni à nos coutumes. Ils nous traitent comme si nous étions des barbares sortis du Moyen Âge. Nous attendons avec impatience le jour de leur départ. En même temps, il est impossible d’oublier que c’est grâce à eux qu’a pris fin le calvaire Saddam Hussein. »
Saddam Chaytan (« le diable »), comme on l’appelle ici, a donc fini par disparaître. Depuis, des milliers de fidèles assistent à la grande prière du vendredi. Chacun peut se frapper la poitrine en criant avec ferveur le nom de Haïdar ou pleurer en souvenir du martyre de Hussein sans risque de représailles. « Nous avons encore du mal à réaliser que le cauchemar est terminé, raconte Amr el-Ghazaradji, qui vend toutes sortes de livres religieux dans une des rues principales de la ville. Il y a deux jours [le 1er août, NDLR], je distribuais une brochure sur l’islam et sur la vie d’Ali. L’ami qui m’accompagnait a soudainement paniqué. Il s’est mis à crier : « Ce que nous faisons est interdit, nous allons tous être arrêtés et torturés ! » C’est comme si le fantôme de Saddam rôdait toujours parmi nous. » Le père et le grand-père d’Amr el-Ghazaradji étaient des hommes riches et pieux, dont la fortune a été confisquée par l’ancien régime, après qu’ils eurent publié un « guide touristique » sur le mausolée. Aujourd’hui, Amr et son frère peuvent vendre leurs ouvrages en toute liberté.
À Nadjaf résident aujourd’hui les principaux chefs de la communauté chiite irakienne. Et c’est là que les problèmes commencent. Selon affinités – le plus souvent régionales ou tribales -, chaque marjaa, ou leader religieux, dispose d’un nombre de partisans plus ou moins élevé. Et chacun a une idée bien précise de ce que devrait être le nouvel Irak. D’une part, il y a ceux qui participent au gouvernement provisoire mis en place par le proconsul américain Paul Bremer, comme Abdelaziz el-Hakim (fils de Bakr el-Hakim, fraîchement revenu de son exil en Iran), et Mohamed Bahr el-Ouloum (clerc libéral qui a passé quelques années à Londres). De l’autre, il y a ceux qui refusent de collaborer, tel le jeune et fougueux Moqtada el-Sadr, fils de Mohamed el-Sadiq el-Sadr, mort assassiné en 1999, ou Ali Hussein el-Sistani. Ce dernier, grande figure historique qui n’a jamais quitté le pays et qui prône l’unité chiite et la fraternité avec les sunnites, reste sans conteste le plus populaire d’entre eux. Mais un graffiti relevé sur un mur de Nadjaf, menaçant de représailles « ceux qui oseraient toucher à un seul cheveu » de leur favori, en dit long sur les luttes d’influence qui se préparent ici. Les chiites finiront-ils par s’accorder sans trop de heurts ? Peut-être s’ils font cause commune, et celle-ci pourrait bien être, au final, le rejet de l’Amérique.
À Kerbala, en effet, la cohabitation a déjà connu son premier dérapage sanglant. Le 28 juillet, la police irakienne, qui poursuivait des voleurs armés ayant trouvé refuge près du mausolée de Hussein, a fait appel aux Américains. Les GI’s – qui avaient pourtant pour instruction de ne pas approcher la mosquée – ont ouvert le feu, tuant Ahmed Hanoun Hussein, l’un des gardiens du lieu saint, qui tentait de les maintenir à l’écart, en se tenant devant eux désarmé. Les soldats ont ensuite lancé des grenades qui ont laissé des marques rouges, encore visibles, sur le marbre du parvis. Un autre gardien a conservé les restes de grenades portant des codes américains, ainsi que vingt-neuf cartouches usagées, ramassées à côté et à l’intérieur du mausolée. Les parois décorées de faïence de l’édifice religieux ont même été frappées par quatre balles. Selon un reporter de la chaîne qatarie Al-Jazira, qui a enquêté sur les lieux, deux autres chiites ont été abattus, le lendemain, devant le quartier général américain, au cours d’un mouvement de protestation organisé à la suite de la première fusillade. Aujourd’hui, Nadjaf et Kerbala, les villes saintes ou reposent les corps d’Ali, de Hussein et de Abbas sont calmes. Mais jusqu’à quand ? L’histoire chiite regorgent de récits de martyres et de grands combats. Il y a là, pour les Américains, une ligne rouge à ne pas franchir, sous peine de réveiller un volcan qu’ils leur sera sans doute impossible d’éteindre.

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