Le mois des généraux

Publié le 8 août 2003 Lecture : 3 minutes.

Dans un bel élan, juste avant de partir en vacances, les députés turcs ont adopté, le 30 juillet, un septième train de réformes… révolutionnaires !(*) En ligne de mire, le Conseil national de sécurité (MGK), l’institution suprême où siègent, une fois par mois, les plus hauts responsables civils et militaires. Objectif : réduire l’influence de l’armée sur la vie politique pour mettre la législation nationale en conformité avec les critères démocratiques dits « de Copenhague », préalable à l’ouverture de négociations d’adhésion avec l’Union européenne (UE).
En principe, les « recommandations » du MGK ne liaient plus le gouvernement depuis janvier dernier. Elles continuaient pourtant à être scrupuleusement suivies. En remettant en question le rôle et les méthodes de travail de cet organe exécutif pour le transformer en organe « consultatif », la réforme du 30 juillet s’attaque à la structure même du pouvoir telle qu’elle était conçue depuis le coup d’État du 12 septembre 1980.

Le secrétaire général du MGK, cheville ouvrière de cette institution, était un haut gradé. Nommé par ses pairs, il régnait sur une administration de quelque six cents personnes et pouvait exiger à tout moment d’un ministère qu’il l’informe sur ce qui avait été fait pour appliquer les décisions du Conseil. Désormais, il sera désigné par le Premier ministre, après approbation du chef de l’État, et pourra être choisi parmi des civils. Pourtant, le 4 août, c’est à nouveau un militaire qui a été choisi… Sukru Sariisik (son nom signifie « lumière jaune » !), commandant du 5e corps d’armée, succède au général Kilinç, auteur de plusieurs déclarations fracassantes, mais savamment calculées sur les « méfaits » de l’adhésion à l’UE.
Preuve, si besoin en était, que l’état-major, habitué à peser de tout son poids sur la gestion des affaires publiques, n’est pas près de rendre les armes. Mais la donne a changé. Si, pendant des décennies, les militaires ont eu affaire à de fragiles coalitions, ils se trouvent aujourd’hui face à un gouvernement stable, qui dispose de la majorité absolue au Parlement. Ils doivent ensuite tenir compte des voeux d’une population favorable à 80 % à une intégration européenne incompatible avec le maintien de leur pouvoir occulte. Enfin, ils ne peuvent plus compter sur le soutien inconditionnel de Washington. Le 1er mars, le Parlement a rejeté la motion autorisant les États-Unis à déployer 62 000 hommes sur le sol turc pour ouvrir un front Nord contre l’Irak. Le manque d’empressement de l’état-major dans cette affaire a exaspéré les Américains.

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Ce mois d’août s’annonce chaud. C’est, par tradition, le mois des généraux. Son point culminant ? La fête de l’Armée, le 30, occasion de réjouissances et d’hommages rendus au père de la nation, Mustafa Kemal, décédé en 1938. Entre le 1er et le 4, s’est tenue la sacro-sainte (quoique très laïque) réunion annuelle du Haut Conseil militaire, le YAS. Remaniements, promotions… et mises à pied étaient à l’ordre du jour. Le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, soupçonné d’islamisme rampant, a dû avaler bien des couleuvres. Parmi elles, la nomination (pour un an) de Sariisik, qui altère la réforme du MGK ou, à tout le moins, en retarde les effets. À en croire le quotidien Hürriyet, le Premier ministre aurait accédé à la requête du chef d’état-major Hilmi Özkök. Un geste que les Turcs interprètent, selon leur sensibilité ou leurs désirs, comme une manoeuvre habile ou, au contraire, comme un aveu de faiblesse.
En parallèle, le YAS a prononcé l’exclusion de dix-huit officiers pour « motifs disciplinaires » – entendez : « activités pro-islamistes ». Ce « nettoyage » n’a rien d’inhabituel. Lors des débats, Erdogan et son ministre de la Défense, Vecdi Gönül, ont eu beau émettre des réserves quant à la procédure, qui ne prévoit pas de possibilité d’appel, ils n’en ont pas moins été contraints de… rentrer dans le rang et d’entériner les décisions. Cité dans les colonnes du journal Vatan, un général ne cachait pas l’irritation de ses pairs : « Le gouvernement défie les forces armées et leur sensibilité. Il donne l’impression de protéger les réactionnaires. »
La résistance des généraux constitue-t-elle un baroud d’honneur destiné à retarder la mise en oeuvre des réformes (on parle de 386 décrets d’application…) ? Leur finesse politique leur permettra-t-elle, au contraire, de les enterrer en douceur ? « Rien n’est joué, estime un observateur. Les militaires ont obtenu des prolongations. Tout dépend de ce que sera, dans un an, l’équilibre des forces. »
En attendant, la réforme octroie au Parlement le droit de contrôler les dépenses de l’armée, mais dans le plus grand secret et sans que les résultats soient rendus publics.

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