Lamine Diack : « 97 % des athlètes sont propres ! »

À la veille de l’ouverture des Championnats du monde, à Paris, le président de l’Association internationale des fédérations d’athlétisme évoque sa longue et multiforme carrière. Mais aussi les principaux problèmes auxquels sa discipline est confrontée : r

Publié le 8 août 2003 Lecture : 13 minutes.

Footballeur de talent et entraîneur d’avant-garde, il prônait le beau jeu et l’offensive. Athlète, il a été champion de France de saut en longueur. Dirigeant sportif polyvalent, il a participé à la lutte contre l’apartheid dans le sport. Ministre, député-maire et vice-président du Parlement sénégalais, il s’est efforcé de jouer un rôle réformateur, bien que, de son propre aveu, il n’ait jamais pratiqué la politique qu’en amateur. Depuis novembre 1999, Lamine Diack préside aux destinées de la puissante Association internationale des fédérations d’athlétisme (IAAF). Son ambition : rendre ce sport « universel ». À la veille de l’ouverture des IXe championnats du monde (le 23 août, au Stade de France), il s’est confié à J.A.I.

Jeune AFRIQUE/L’INTELLIGENT : En août 1958, un jeune étudiant en droit sénégalais devenait champion de France de saut en longueur, au stade de Colombes. Quarante-cinq ans après, à Saint-Denis, il s’apprête à inaugurer les Championnats du monde d’athlétisme. La nostalgie et l’émotion devraient être au rendez-vous !
LAMINE DIACK : Revenir à Paris à la tête de l’athlétisme mondial, c’est pour moi un moment très fort. À cette occasion, je voulais inviter mes partenaires de l’équipe de France de 1959, mais Michel Jazy, le président du comité de parrainage des Championnats du monde 2003 [et, accessoirement, neuf fois recordman du monde entre 1962 et 1966], m’a pris de vitesse. Le 7 juin, le temps d’un week-end dans les Landes, il a réuni 249 passionnés d’athlétisme, dont 99 internationaux des années 1950, 1960 et 1980. J’y étais avec mon compatriote Abdou Seye et j’ai fêté à cette occasion mes 70 ans. Inoubliable.

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J.A.I. : Vous avez été le météore de l’athlétisme sénégalais. Champion de grande classe, vous avez très tôt abandonné la compétition…
L.D. : J’aime le foot et le regarde toujours avec passion. J’ai d’abord pratiqué essentiellement ce sport au Foyer France-Sénégal de Dakar [FFS] et n’ai débuté que tardivement en athlétisme, à 25 ans. Ayant découvert le saut en longueur au cours d’un stage, je me suis entraîné quatre heures par jour, pendant un mois. De retour à Dakar, je consacrais trois jours par semaine au foot et deux au saut. En 1958, j’ai disputé et perdu la demi-finale de la Coupe de l’AOF [Afrique-Occidentale française] face à l’Africa Sports d’Abidjan. Deux mois après, je sautais 7,63 m et remportais le championnat de France…
Je suis ensuite rentré au Sénégal pour participer à la campagne du non au référendum que nous proposait de Gaulle. En 1959, j’ai gagné le concours des championnats de France universitaires avec un saut de 7,72 m. L’année suivante, j’ai été opéré du genou. Deux mois après, je m’entraînais au foot avec le Racing Club de Paris : je voulais aller aux jeux Olympiques, mais n’avais pas complètement récupéré. Je suis allé à Rome en spectateur. Par la suite, j’ai été contraint d’arrêter de sauter pour retourner au football. En 1962, j’ai définitivement raccroché les crampons.

J.A.I. : Après avoir fait partie de l’encadrement du football sénégalais, vous avez été commissaire, puis secrétaire d’État aux Sports de 1969 à 1973. Votre nom reste lié à une célèbre réforme
L.D. : On en parle encore avec nostalgie. Le sportif polyvalent que j’ai été souhaitait construire des structures omnisports. Tout club postulant à la division I de football devait imposer à ses membres la pratique d’au moins quatre autres disciplines. La plupart des capitales régionales s’étaient mobilisées autour du projet. Dix-huit clubs avaient répondu aux critères et avaient été répartis en deux poules. La compétition avait atteint un très bon niveau. Par la suite, l’erreur a été de créer deux divisions. La seconde n’a pas tenu la route parce que les clubs de l’intérieur n’avaient pas les moyens de se mesurer aux meilleurs.
Tout un programme d’infrastructures [des stades, notamment] devait s’articuler autour de la réforme. J’ai longuement négocié avec l’État et les collectivités locales. En vain. J’avais même accepté que mon département devienne un fourre-tout avec l’alphabétisation, l’enseignement moyen pratique, l’animation rurale et urbaine… Je n’avais plus le temps d’aller sur le terrain, d’aider le sport, qui, pour moi, offrait aux jeunes une éducation alternative assurée par l’éduqué lui-même. C’est dans ce but que nous avons lancé le football des « navétanes ». Dans chaque quartier de Dakar, nous avons offert aux jeunes de 7 ans à 17 ans la possibilité de pratiquer leur sport favori. Tous les habitants jusqu’aux imams ! étaient concernés. Ainsi s’était mis en place le meilleur réseau sportif du continent. Par la suite, les autorités ne s’en sont pas, hélas ! beaucoup préoccupées.
On a aussi abandonné la notion de club omnisports, ainsi que le découpage géographique, pour en revenir à la conception traditionnelle de club. Depuis, on tourne en rond, on n’évolue pas. Des clubs qui avaient disparu ont ressurgi, pour finalement végéter dans les divisions inférieures. Les mieux « nantis », comme le Jaraaf, ne disposent pas d’un terrain d’entraînement digne de ce nom.

J.A.I. : Votre carrière politique semble n’avoir été qu’une parenthèse
L.D. : J’ai fait de la politique en amateur, parce que je m’occupais de l’équipe nationale de foot. En mai 1968, il y a eu des troubles graves, le pays était en état de siège. Magath, mon frère aîné, et mon beau-frère Alioune Sène m’ont convaincu de répondre favorablement à une sollicitation du chef de l’État. Ainsi, le 18 juin, j’ai été nommé commissaire général aux Sports. Le 17 juillet, c’était la finale de la Coupe du Sénégal. Je suis parvenu à convaincre le président Senghor, qui n’avait plus mis les pieds dans un lieu public depuis mars 1967, de venir au stade, où il a reçu un bel accueil populaire. J’avais administré la preuve que le sport comptait beaucoup dans la vie du pays. Pour les politiciens du sérail, je n’étais qu’un intrus qu’il fallait bloquer avant qu’il ne devienne intouchable. D’où de sérieuses difficultés pour obtenir des crédits pour mon département. J’ai alors pensé qu’il me fallait m’impliquer davantage dans la politique. En 1971, j’ai même accepté de présenter directement des propositions au Conseil national et à toutes les instances du Parti socialiste.
En septembre 1973, j’ai quitté le gouvernement pour me consacrer à la politique de proximité, dans mon quartier, le Plateau. Responsable du parti à Dakar, j’ai été élu député, puis maire en 1978. Enfin, j’ai été questeur à l’Assemblée de 1988 à 1993. Mais je n’avais pas pour autant lâché la Confédération africaine d’athlétisme amateur [CAAA].

J.A.I. : Fondée en 1973, ladite CAAA a connu de longues années de vaches maigres
L.D. : Le 17 janvier 1973, à l’occasion des Jeux panafricains de Lagos, les responsables du Conseil supérieur du sport en Afrique [CSSA] m’ont sollicité : « Nous allons, m’ont-ils dit, créer une confédération d’athlétisme. Il faut que tu en prennes la direction, parce que tu as été champion, que tu es bilingue et que tu as toujours lutté contre l’apartheid. Si tu refuses, c’est un proche de l’Afrique du Sud qui risque d’être élu. » J’ai demandé et obtenu le feu vert de Senghor. Et j’ai également exigé que le secrétaire général et le trésorier soient domiciliés à Dakar.

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J.A.I. : Après votre élection à la tête de la CAAA, vous devenez membre du conseil de l’IAAF. Comment avez-vous été accueilli par les mandarins de l’institution ?
L.D. : Pour le président de l’IAAF, le marquis d’Exeter, nous étions, nous les membres africains, transparents. C’est à peine si nous existions. On ne pouvait pas prendre la parole sans son autorisation. Pour nous, les priorités étaient l’exclusion de l’Afrique du Sud, la réintégration de la République populaire de Chine, la révision du mode de scrutin avec l’octroi d’une voix pour chaque fédération membre et la mise en route d’un programme de développement. En août 1976, le congrès de Montréal devait débattre de ces questions. Comme je dirigeais aussi la Fédération sénégalaise d’athlétisme, j’ai fait passer un message au président Senghor : « Il ne faut pas boycotter les jeux Olympiques. Nous n’avons aucun espoir de remporter une médaille, mais si nous partons, l’Afrique du Sud, elle, restera. En revanche, si nous sommes présents en force au congrès, elle sera exclue. » C’est ce qui s’est passé, et j’ai été porté à la vice-présidence de l’IAAF qui a élu à sa tête le Finlandais Adriaan Paulen.

J.A.I. : Votre prédécesseur, l’Italien Primo Nebiolo, a-t-il, à l’époque, joué le jeu de la démocratie ?
L.D. : Oui, totalement et par conviction. C’était un authentique homme de gauche, très attaché à la démocratie.

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J.A.I. : Le retour de l’Afrique du Sud a-t-il modifié la physionomie de l’athlétisme africain ?
L.D. : Certainement. En 1991, Nebiolo voulait prendre de vitesse le CIO et réintégrer l’Afrique du Sud à l’occasion de la Coupe du monde, à Tokyo. Je m’étais rendu à Pretoria pour inciter les Sud-Africains à unifier les fédérations existantes. En avril 1992, l’Afrique du Sud a pris part au Meeting de l’Unité, à Dakar. Quatre mois plus tard, elle participait aux jeux Olympiques de Barcelone. Ses athlètes nous ont beaucoup apporté dans les lancers et les sauts. Grâce à eux, l’Afrique a pu présenter une équipe complète et remporter quatre fois la Coupe du monde, en 1992, 1994, 1998 et 2002.

J.A.I. : Pensiez-vous succéder un jour à Nebiolo à la tête de l’IAAF ?
L.D. : Je n’en avais pas fait un objectif. L’important était de travailler en équipe avec Nebiolo, que j’avais rencontré pour la première fois en 1959, à Turin, à l’occasion des Jeux universitaires. Je l’avais de nouveau croisé lorsque je dirigeais le sport sénégalais. Nous partagions la même passion, même si nos divergences étaient nombreuses.
Primo est décédé le 7 novembre 1999, d’une attaque cérébrale. Comme j’étais, depuis 1991, le premier vice-président de l’IAAF, le conseil m’a chargé d’assurer l’intérim jusqu’au congrès suivant. Au mois de février 2000, j’ai convoqué un conseil extraordinaire qui a négocié un nouveau contrat de marketing et de télévision d’un montant de 43,5 millions de dollars. Au congrès d’Edmonton, en août 2001, ma mission a été, à l’unanimité, prolongée jusqu’au terme du mandat de Nebiolo, en août 2003. À Paris, je briguerai un nouveau mandat de quatre ans.

J.A.I. : Y a-t-il des inégalités entre les athlètes du Nord et ceux du Sud ? Entre les superstars et les autres ?
L.D. : Je ne crois pas. C’est la médiatisation qui fait la différence. Comme les ressources de l’athlétisme proviennent à 75 % de l’Europe, on peut admettre qu’un champion européen soit plus facilement « vendable » qu’un africain. Les grands champions ont tous les mêmes revenus. Lors des Championnats du monde, dans chaque épreuve, le montant des cachets des huit premiers est fixé à l’avance. Seuls les athlètes en bénéficient, les fédérations ne perçoivent qu’une subvention annuelle de fonctionnement.
Auparavant, le pays organisateur des Championnats du monde recevait 7 millions de dollars. En 1993, la fédération allemande a lancé un appel d’offres à l’intention de plusieurs villes. Stuttgart l’a emporté et la fédération a gardé pour elle les 7 millions : elle s’en est servie pour construire son siège ! En 1995, à Göteborg, les Suédois ont fait la même chose. Nebiolo a alors dit : « Stop ! L’argent ira désormais aux athlètes. »
Nous avons commencé par offrir une Mercedes à chaque vainqueur. Par la suite, nous avons versé 60 000 dollars au premier, 30 000 dollars au deuxième et 20 000 dollars au troisième. Les primes on ensuite été étendues jusqu’au huitième. À la Coupe du monde, le premier empoche 30 000 dollars, le deuxième 15 000 et le troisième 10 000. D’où l’intérêt de faire partie de l’équipe d’Afrique. Mais attention, aucun athlète ne peut être sélectionné s’il ne dispute pas les championnats du continent.
La valeur marchande est déterminante dans les meetings. La présence des stars est indispensable. Pour courir, Hicham el-Guerrouj bénéficie d’un gros cachet, qu’il l’emporte ou pas. Idem pour Maurice Greene, Marion Jones ou Haïlé Gébrésélassié. Mais la Mozambicaine Maria Mutola, en dépit de son palmarès, n’est pas très médiatique. Elle est donc moins bien cotée. La Golden League comporte sept réunions de six épreuves chacune. Le vainqueur final touche 1 million de dollars. Une grande vedette perçoit 75 000 dollars pour chaque meeting. Soit, au total, 525 000 dollars.
Après sa victoire à Edmonton, Amy Mbacke Thiam est venue me dire :
Le ministre m’a promis 5 000 dollars [3 millions de F CFA], mais je n’ai rien reçu.
Crois-tu, lui ai-je répondu, que Marion Jones se préoccupe des promesses d’un ministre ? Elle voulait être la première et elle y est parvenue. Et toi, les 60 000 dollars que tu as gagnés, tu veux les partager avec le ministre ?
Non, je veux construire une maison pour ma mère. »

J.A.I. : De plus en plus d’athlètes africains de haut niveau s’expatrient et abandonnent leur nationalité d’origine pour celle de leur pays d’accueil…
L.D. : Ce sont des considérations économiques qui motivent leur démarche. Ils choisissent de courir en Europe, parce que c’est là qu’il y a de l’argent. La tendance pourrait s’inverser si les Africains réussissaient à organiser des épreuves richement dotées. Et puis, beaucoup de nos pays n’ont aucun programme athlétique : ils ne peuvent pas empêcher leurs ressortissants d’aller courir ailleurs pour gagner leur vie, comme l’a fait le Kényan Wilson Kipketer, qui est devenu champion du monde du 800 m sous les couleurs danoises Au Qatar ou dans les Émirats arabes unis, la plupart des athlètes viennent de Somalie et du Soudan. Depuis 1999, l’IAAF impose aux naturalisés, sauf feu vert de leur pays d’origine, d’avoir résidé entre un et trois ans dans leur pays d’adoption avant de les autoriser à participer aux compétitions.

J.A.I. : Comment l’IAAF combat-elle le dopage ?
L.D. : C’est l’afflux de l’argent qui a provoqué le recours au dopage. Les deux phénomènes sont liés. Mais le professionnalisme n’est pas synonyme de dopage. Le combat contre le fléau doit être permanent. L’IAAF contrôle et sanctionne les fautifs et ceux qui refusent de se soumettre aux tests de dépistage, à l’exemple du Kényan John Ngugui, le champion du monde de cross-country, qui, en 1992, a été suspendu pour quatre ans, la sanction minimale. Celle-ci a été toutefois réduite à deux ans par le congrès d’Athènes, en 1997. En 2001, 3 000 contrôles ont été réalisés, dont 1 200 pendant les compétitions ; 99 cas positifs ont été recensés, 24 étaient explicables, 75 ne l’étaient pas et ont entraîné des suspensions.
L’athlétisme est un sport qui ne supporte pas la tricherie ; 97 % des athlètes sont propres, 3 % trichent. L’IAAF consacre aux contrôles 1,5 million de dollars. Entre 1995 et 1999, le montant des frais légaux d’arbitrage liés à des questions de dopage s’est élevé à 3,5 millions de dollars.
Les gouvernements et les fédérations doivent traduire en actes les promesses faites le 5 mars, lors de la conférence réunie à Copenhague par l’Agence mondiale antidopage [AMA]. Il faut coordonner les efforts et harmoniser les réglementations. Ainsi, pour les Championnats du monde 2003, la loi française antidopage ne peut se substituer aux règles de l’IAAF. La France doit aussi se mettre en conformité avec le code de l’AMA, qui, de son côté, gagnerait en crédibilité et en efficacité si son président ne se comportait pas en franc-tireur. Le rôle de l’AMA n’est pas de se substituer aux organisations sportives, mais de coordonner la lutte contre le dopage en sollicitant la contribution des États. Lesquels, d’ici à 2006, finiront par avaliser le code de l’Agence.

J.A.I. : Que répondre à ceux, chercheurs en sciences sociales ou praticiens, qui affirment que le sport n’est plus aujourd’hui « un monde vertueux à citer en exemple » ? Qu’il n’est plus synonyme de santé ?
L.D. : Si les dirigeants et les membres de l’encadrement cèdent au culte de la performance, les dérives sont inévitables. Moi, j’ai joué au foot sans réussir à me bâtir un palmarès. Mais je serais prêt à recommencer parce que, pour moi, la pratique du sport n’est pas synonyme de la victoire à tout prix. La fin ne justifie jamais les moyens. Ce sont là des valeurs à inculquer aux jeunes, sinon c’est la recrudescence des comportements de transgression des règles. Contrairement à ce que disent les managers et autres agents, les sportifs ne sont pas des produits, mais des êtres humains capables de réflexion et de discernement.

J.A.I. : À 70 ans, après plus de quarante-cinq ans consacrés au sport, n’avez-vous pas envie de décrocher ?
L.D. : J’ai démissionné de la présidence du conseil d’administration de la Société nationale des eaux [Sones], de celle du Comité olympique sénégalais et, le 12 juin, de celle de la CAAA. Depuis un an et demi, je me consacre exclusivement à l’IAAF et aux problèmes de l’athlétisme mondial. Je n’ai pas conscience que ma mission soit accomplie, mais, à mon âge, j’ai aussi besoin de repos.

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