Fausse alerte, vrais calculs

En brandissant la menace – insensée – d’une banqueroute, la direction a convaincu les syndicats d’avaliser plus d’un millier de licenciements.

Publié le 8 août 2003 Lecture : 4 minutes.

Le 1er juillet dernier, la compagnie Tunisair a supprimé cinq cents emplois, et sept cents autres devraient suivre d’ici à la fin de l’année, ce qui permettrait de ramener les effectifs de 7 200 employés à 6 000.
Il s’agit de la première étape dans l’exécution du plan de restructuration (voir encadré ci-contre) envisagé depuis 1995. Rafaa Dekhil, président-directeur général de Tunisair, s’est avéré un excellent manoeuvrier pour le faire admettre par les syndicats.
À la faveur de la crise internationale du transport aérien, et tout au long du dernier trimestre 2002, il confiait à ses interlocuteurs qu’il s’attendait à un déficit de 60 millions de dinars (41 millions d’euros, voir J.A.I. n° 2189-2190) pour 2002. Le 27 janvier dernier, lors d’une réunion avec les analystes boursiers, d’habitude bien informés, le PDG faisait même monter ce chiffre à 70 millions de dinars. L’idée d’une banqueroute de Tunisair a de surcroît été évoquée dans la presse locale. Une prévision insensée : la compagnie dispose d’un bon matelas financier – avec un capital et des réserves de 322 millions de dinars -, d’une flotte comprenant une trentaine d’avions modernes d’une moyenne d’âge de cinq ans, et, en fin de compte, de la garantie de l’État.
Il s’agissait en fait d’un alarmisme volontaire qui s’est avéré payant puisque, en brandissant la menace d’une banqueroute de la compagnie, la centrale syndicale – à l’exception des pilotes qui continuent à négocier – a fini par avaliser le principe des licenciements économiques et des départs anticipés à la retraite. Ce n’est qu’une fois cet accord obtenu que Tunisair a annoncé le « vrai » déficit net de la compagnie pour 2002, qui n’a été que de 32 millions de dinars, donc près de la moitié de la somme estimée. Plus fantaisistes encore, les simulations prédisant un déficit cumulé additionnel de 200 millions de dinars entre 2003 et 2006 : la compagnie prévoit désormais un déficit de 30 millions de dinars en 2003 et le retour aux profits dès l’année prochaine.
Le 30 juin, Dekhil s’est expliqué, devant l’assemblée annuelle des actionnaires, sur l’écart entre estimations et résultats pour l’année 2002 : selon lui, le déficit aurait atteint ses propres évaluations si Tunisair n’avait bénéficié, en 2002, de recettes exceptionnelles d’un montant total de 29 millions de dinars. Celles-ci proviennent de la cession d’une partie de ses actions dans le capital de l’Union internationale de banques (UIB), de la vente d’un Airbus A300 et d’un effet de change favorable. Des recettes tout simplement « omises » pendant des mois pour les besoins de la cause.
Cette mise sur les rails du plan de restructuration marque le point de départ de Tunisair vers un nouvel avenir. Mais lequel ? D’abord la rupture avec le confort « douillet » de la gestion d’une entreprise publique. Désormais, et si l’on en croit Dekhil, seule compte la rentabilité financière. Et s’il existe des contraintes de service public comme, par exemple, l’ouverture d’une ligne internationale non rentable, ce sera à l’État de compenser. En matière de bonne gouvernance et de transparence, un pas a été franchi en 2002. Des audits effectués par les services de tutelle ont permis de déceler pas moins de 1 200 irrégularités de gestion dont le suivi est en cours. Le rapport du commissaire aux comptes pour l’exercice 2002 nous apprend, entre autres, que pour des raisons inexpliquées, Tunisair avait consenti au distributeur privé d’électroménager Batam (en cours de redressement judiciaire) des prêts totalisant 6 millions de dinars, dont 1 million de dinars reste impayé.
Mais nombreux sont ceux qui doutent encore que Tunisair puisse se dégager complètement de la gestion publique. De ce fait, la question de la privatisation se pose. On a même prêté à Dekhil des desseins secrets, depuis sa nomination à la tête de Tunisair, en octobre 2001. Ce qu’il dément formellement. « On a dit que la nouvelle direction générale est venue pour casser la compagnie et la vendre à une société privée, a-t-il confié aux actionnaires. Je vous le dis, Tunisair restera un acquis national. » L’accusation semble en effet infondée. Dekhil est un commis de l’État qui compte toujours maintenir Tunisair dans le secteur public, tout en ouvrant une part minoritaire de son capital au privé et en lui permettant de s’adapter à la libéralisation du transport aérien international et à ses mutations.
Toutefois, rien n’empêche une privatisation par tranches. C’est ce que sous-tend le concept de « filialisation » des activités annexes, introduit dans le plan de restructuration. Dans la pratique, on va plus loin, puisque de nouvelles entités sont en train d’être mises en place, en partenariat avec des privés nationaux et étrangers, et parfois avec une participation en-dessous de 50 % de Tunisair. Une société de catering est en cours de formation avec, comme actionnaires, Tunisair (45 % du capital), Nouvelair, Karthago Airlines, le Consortium tuniso-koweïtien de développement (CTKD) – auquel est adossé le groupe hôtelier Abou Nawas -, et Eurest Inflight Services, numéro un du catering dans le Bassin méditerranéen et filiale de Kompass, leader mondial de l’alimentation à bord. Pour l’entretien des appareils, Tunisair s’est engagé dans un partenariat au sein de Eads Sogerma-Tunisie, avec Nouvelair, Eads Sogerma Services (Airbus), et Karthago Airlines, dans l’intention de faire de l’aéroport de Monastir, où sont installés les ateliers, un pôle régional de maintenance des avions.
Ce ne sont pas là les seuls domaines investis par les privés. La seconde phase du plan de restructuration vise le réseau international. Et l’étude confiée à Lufthansa-Consulting pourrait aboutir à un possible désengagement de Tunisair du charter (45 % du trafic passagers en 2002) et du fret (60 % de part de marché en 2002), et peut-être même de certaines lignes régulières du réseau international.
Le vide serait alors probablement rempli par les deux compagnies privées tunisiennes : Nouvel Air et Karthago Airlines. Ce qui ne dérange nullement Dekhil, qui, depuis son arrivée, s’est engagé dans un partenariat poussé avec ces deux compagnies.
Aujourd’hui, les lignes intérieures Tuninter sont contrôlées à 98 % par Tunisair. Mais jusqu’où ira ce partenariat ? « Nous sommes prêts à changer Tunisair en un groupe de sociétés tunisiennes », répond Dekhil. Reste à savoir si le privé ne sera pas alors majoritaire dans ce regroupement.

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