Constantin Melnik, l’anti-James Bond 007

Publié le 6 août 2003 Lecture : 4 minutes.

Bien que j’aie passé ma vie autour des services secrets et connu toutes leurs mutations, je n’ai jamais appartenu à aucun d’entre eux. Je me suis occupé des services français en pleine guerre, mais ce ne fut que pendant une période relativement brève de trois années et je ne pense pas que ce type d’activité m’aurait intéressé si j’étais né dans la Russie impériale de mes ancêtres. « Espion » malgré moi, j’ai donc pu m’attacher à faire connaître cet univers particulier avec une liberté qui, pour des raisons de réserve et de secret, est interdite, en France tout au moins, aux autres initiés. J’espère seulement avoir contribué à lui donner une image respectable, conforme à sa nature profonde et qui a été si profondément dévoyée tant par le « roman d’espionnage » que par l’attachement morbide de la France gaullienne à de répugnantes « barbouzes ».
De l’avis de tous les observateurs qualifiés, l’époque où j’ai suivi ce genre de problèmes à l’hôtel Matignon a été bénéfique – ce qui me fait regretter d’autant plus que ni de Gaulle, ni Pompidou, ni Giscard d’Estaing ne se soient appuyés sur les succès ainsi obtenus pour créer les services de renseignement efficaces mais démocratiques de temps de paix qui ne verront le jour en France que sous François Mitterrand et seulement en 1989.
J’ai eu la chance également de connaître personnellement les responsables des services occidentaux qui, lorsque Staline menaçait l’Europe, étaient de grands chefs de guerre disposant de la confiance pleine et entière de leurs gouvernements. Puis, après l’effondrement du communisme, j’ai pu, grâce à mes origines russes et à l’originalité de mon combat, confronter mes points de vue et expériences avec ceux de nos anciens adversaires du KGB ou de ses alliés au sein de « la nouvelle civilisation ».
Les réflexions ainsi glanées n’intéresseraient que les spécialistes et, bien que je me sois longuement interrogé sur la question, je me contenterai, dans ce survol analytique de ma vie, de passer rapidement en vue les quelques idées générales qui devraient faire partie du bagage intellectuel de tout honnête homme.
En premier lieu, il ne faut pas confondre les services secrets des démocraties avec ceux des régimes totalitaires. Les services de renseignement de « la nouvelle civilisation » étaient pléthoriques et omnipotents, fondus dans une organisation monstrueuse avec les organes de contre-espionnage intérieur et la police secrète, alors que les services démocratiques sont légers et coupés de toute attache policière. Le KGB et ses alliés étaient le bras armé offensif du Système au service de l’expansion de la nouvelle religion, alors que nos services démocratiques ne font face, d’une manière défensive, qu’aux menaces qui pèsent sur la nation et sur ses valeurs. Enfin, les services des régimes totalitaires mettent en oeuvre quotidiennement des méthodes sous-tendues par le mépris de l’homme, alors que les démocraties ne les emploient qu’avec répugnance, en dernier recours lorsque la menace devient proprement terrifiante. Comparer le KGB et la DGSE française reviendrait à mettre sur le même plan une division de SS et une équipe de judokas.
En deuxième lieu, si les services secrets sont un acteur important de l’Histoire, ils n’en sont pas le facteur unique comme le prétend la mythologie de « l’espion qui gagna la guerre » ou de « l’opération qui transforma le monde ». Je ne connais d’ailleurs que de rares cas où l’action des services secrets a joué un rôle véritablement décisif, comme lorsque les Alliés sont parvenus à fabriquer un double de la machine à coder de Hitler, permettant ainsi aux états-majors anglo-américains de lire à coeur ouvert dans les opérations militaires du IIIe Reich. N’oublions pas cependant le côté positif global de la connaissance des moyens militaires de l’adversaire rendue possible de nos jours par la surveillance aérienne des avions espions et des satellites : dans la situation d’équilibre nucléaire, elle a été un élément de dissuasion, interdisant toute attaque surprise et maintenant donc la paix.
Il est certes possible également de dresser la liste des succès dus bien entendu à la qualité des hommes et des organisations mais, surtout, à des conditions historiques favorables. Ainsi, grâce au rejet par la population française de l’occupant allemand et à l’héroïsme d’une poignée – les admirables Marie-Madeleine Fourcade et Rémy, qui m’ont tellement appris et apporté -, la Résistance française procura des renseignements de tout premier ordre aux Alliés.
Quelle que soit l’importance des résultats obtenus – qui ne sont pas quotidiens et voisinent avec bien des échecs et du travail bureaucratique terne à souhait -, il ne faut pourtant pas attribuer aux services secrets ce que Léon Poliakov appelait joliment « la causalité diabolique ». Pendant que je supervisais ses activités de renseignement depuis l’hôtel Matignon, les informations obtenues par le SDECE français ont permis l’arraisonnement et la saisie en pleine mer de plus d’armes que l’Armée française n’en a ramassé sur le territoire algérien au cours de durs combats. Ni ce succès des services secrets français qui ont asphyxié le ravitaillement en armes de la rébellion ni, d’ailleurs, les réussites de l’Armée dans ses opérations antiguérilla n’ont pourtant changé le cours de la guerre, déterminé par l’attachement inébranlable de la population musulmane à l’idée d’indépendance.
De même, si je suis fier d’avoir entamé les contacts secrets avec les nationalistes qui allaient aboutir à la paix, je ne me fais aucune illusion : si le général Grossin ne les avait pas entrepris, ils auraient été établis par n’importe quelle chancellerie désireuse de profiter de la reconnaissance par le général de Gaulle d’une « République algérienne » pour mettre fin à une guerre désormais devenue absurde.
Nécessaires pour faire face aux défis de l’Histoire, les services secrets ne sauraient, en effet, être considérés comme suffisants.
Des services « très secrets », de Constantin Melnik, Éditions de Fallois, 324 pp., 14,48 euros.

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