[Tribune] Sommet France-Afrique, le rendez-vous de la Françafrique intellectuelle

En participant au sommet de Montpellier, les 9 et 10 juillet 2021, Achille Mbembe et d’autres intellectuels africains se font « la voix de leur maître ». Il n’appartient pas à la France de guérir le continent de son trauma postcolonial.

Lors de l’événement « Parlons d’Afrique », consacré aux diasporas africaines, à l’Élysée, le 11 juillet 2019 © LUDOVIC MARIN/AFP

Lors de l’événement « Parlons d’Afrique », consacré aux diasporas africaines, à l’Élysée, le 11 juillet 2019 © LUDOVIC MARIN/AFP

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Publié le 30 avril 2021 Lecture : 6 minutes.

« On avait fourré dans sa pauvre cervelle qu’une fatalité pesait sur lui ; qu’il n’avait pas puissance sur son propre destin. » (Aimé Césaire, dans Cahier d’un retour au pays natal, éditions Présence africaine). Nous y sommes tous, à des degrés divers. Nous y sommes tous, l’intellectuel plus que les autres. Nous y sommes tous, mais beaucoup n’en sont pas conscients.
Quels préalables conduisent l’intellectuel africain à croire au messianisme de la France sur le destin de l’Afrique !

Je flaire la confusion entre postcolonie et néocolonialisme. La deuxième notion est une fiction. La postcolonie, c’est la période de fragilité après le trauma colonial. On n’arrive pas à se libérer de l’emprise spectrale du maître. Même quand on pense le combattre, il reste le modèle. Et si les postcolonisés sont des victimes, il sont désormais les seuls responsables de leur salut. Ils doivent générer en leur sein des lumières, ces intellectuels qui vont éclairer le peuple. Tant que le groupe n’a pas atteint la maturité nécessaire, il trainera son aliénation.

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Psychologie du dominant

L’ancien maitre n’a plus voix au chapitre. Il n’a rien fait quand il le pouvait. Comment penser qu’il s’est converti à d’autres sentiments ! Qu’est-ce qui aurait changé dans la psychologie du dominant depuis Ruben Um Nyobè pour que nous pensions à lui comme Messie, interlocuteur indispensable pour notre destin ? Dans quelle page de l’histoire ou des mythologies, avons-nous vu le dominant panser les plaies du dominé ?

Le colon n’a jamais eu l’intention d’assimiler le dominé, de le rendre semblable à lui

Deux concepts sont souvent mêlés quand on définit le processus par lequel se façonne l’identité du dominé : l’assimilation et l’aliénation. J’entends que le colon voulait assimiler le dominé. Il n’en a jamais eu l’intention, même dans les colonies de peuplement comme l’Algérie. Assimiler c’est amener l’autre à votre niveau, le rendre semblable à vous. Alors on n’applique pas l’indigénat mais un dispositif de rattrapage de type discrimination positive.

Le colon a choisi l’aliénation, qui assure une domination des esprits dont les effets restent, même quand on est physiquement parti. Et il lui suffisait d’aliéner l’élite, user de la peur sur le politique et de la flatterie envers l’intellectuel. Mais il fallait aussi et surtout créer une forte défiance entre ces deux composantes de l’élite.

Figé dans les schémas coloniaux

En 1960, 2 % des colonies françaises allaient à l’école. Cette école a formé des commis subalternes et une poignée d’aliénés diplômés, ces « nouveaux Blancs » comme on les désigne encore de nos jours en Afrique, qui allaient perpétuer la domination du maître après lui. L’intellectuel devient l’allié, « la voix de son maître » blanc, et participe à la fragilisation des régimes politiques que le maître met à mal depuis l’indépendance par des coups d’états, des assassinats de leaders…

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Avant 1960, le modèle de pouvoir était le satrapique gouverneur, pas élu par ce peuple sur lequel il avait droit de vie et de mort. Et l’on sait que l’on reproduit toujours, pendant un temps, la violence dont on a été victime. Chacun ses armes, le pouvoir politique exercera cette violence contre son propre peuple et on observera la même violence dans le discours de l’intellectuel.

Au bout du processus, nous avons une société aliénée, sans pensée propre, sans identité, sans éducation. Les murs et les programmes scolaires ne font pas l’éducation. C’est le contenu de ces programmes qui la fait. L’intellectuel doit créer ce contenu, former le peuple, le libérer de l’aliénation. Hélas, l’intellectuel s’est assis dans une paresse intellectuelle incompréhensible et suicidaire. Il ne sait pas que, bien plus que l’homme politique, il est comptable de l’état des satrapies.

On ne décolonisera pas l’Afrique avec les langues étrangères, même après cent rencontres avec Macron

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Pourtant, vaille que vaille grâce aux satrapes, l’école s’est fortement développée. Mais elle continue à transmettre un enseignement aliénant qui fabrique le satrape et l’intellectuel, « la voix de son maitre ». L’intellectuel, figé dans les schémas coloniaux, ne joue pas son rôle de constructeur de la pensée. Son école est la seule au monde où l’enfant aborde les apprentissages en maternelle avec une langue étrangère porteuse de la charge coloniale, avec les programmes coloniaux, aliénants.

Pourtant, on sait depuis Gandhi que l’on ne peut pas atteindre l’imaginaire avec la langue des autres, cette langue qui est le fondement de l’identité, cet imaginaire qui introduit l’enfant dans le groupe. Mon imaginaire a été construit par Le corbeau et le renard et jamais le koki n’y prendra la place du fromage, jamais il n’en aura la noblesse. Pourtant, nous savons depuis Ousmane Sembène que l’on ne décolonisera pas l’Afrique avec les langues étrangères, même après cent rencontres avec Macron.

« Le cheval de Troie de l’ancien maître »

Le politique ne mettra pas cette révolution en œuvre, si l’intellectuel ne le lui apprend pas. Le talon d’Achille de l’intellectuel est d’attendre le salut de l’ancien colon. En cautionnant cette idée de l’Occident dénoncée par Césaire sur l’incapacité de l’Afrique à avoir puissance sur son propre destin, il devient le cheval de Troie de l’ancien maître. Après avoir brocardé les satrapes, il s’en va chez le maître, chercher le chemin du salut.

Et voici le sommet françafricain de Mbembe, l’un des intellectuels africains les plus en vue. La visibilité impliquerait-elle la pertinence ? Pour le bénéfice de qui ? En quoi la Françafrique intellectuelle serait-elle plus vertueuse que la Françafrique satrapique ? Monsieur Mbembe nous avait jadis suggéré une réponse à cette question, quand il disait à peu près ceci : « même quand il croit parler de sa propre voix, le postcolonisé ne se rend pas compte à quel point il reproduit la pensée du maître ». La voix de son maître ! Formidable, il le sait !

Mais l’intellectuel est flatté dans son orgueil de « savant » qui maîtrise la science du maître. Il nous dit que la France doit établir un nouveau partenariat avec ses anciennes colonies. Pourtant, il n’appartient pas à la France de guérir l’Afrique de son trauma postcolonial. Elle n’a pas plus de moyens pour cela que n’en aurait le lion à devenir le guide des antilopes.

Achille Mbembe a accepté de porter, soixante ans après les indépendances, le chantier de la Françafrique intellectuelle

Et quand Achille Mbembe professe que la « France doit financer la démocratie et l’état de droit dans ses anciennes colonies », on s’interroge. La France, encore la France, toujours la France dans le rôle du commandeur… Lassant !

Si, comme il le déclare pour justifier son adhésion au projet, la relation entre la France et ses « anciennes colonies » doit partir sur de nouvelles bases, c’est à la victime de les définir et de les imposer. Ce n’est pas au président français d’en organiser le cénacle messianique. Le lion ne deviendra pas végétarien pour le salut de la gazelle, mais quand la gazelle sera devenue inaccessible. Et pour devenir inaccessible, la gazelle ne doit pas s’adresser au mauvais sorcier.

Maintenant qu’il a accepté de porter, soixante ans après les indépendances, le chantier de la Françafrique intellectuelle, je comprends qu’il soit un peu tard pour que le fier bassa « qui ne mange pas dans la maison de quelqu’un » fasse machine arrière. Tout ce qu’on peut lui souhaiter est que cette affaire démarre enfin, que vite, il en claque la porte et se refasse une virginité en disant « je suis venu, j’ai vu, je n’y crois plus ».

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