Catastrophe humanitaire en Palestine

En mission dans les Territoires occupés au début de juillet, le rapporteur spécial de l’ONU pour l’alimentation dresse un état des lieux alarmant.

Publié le 6 août 2003 Lecture : 5 minutes.

Jayous est un village de 3 500 habitants, situé sur les douces collines de Qalqilya, dans la région de Tulkarem, où un sol fertile produit en temps normal plus de 60 % de tous les légumes de Cisjordanie. Dotée d’une vaste terrasse blanche, la mairie est perchée sur un promontoire surplombant une vallée riche en eau, où s’étendent à perte de vue les oliveraies, les orangeraies et les serres de tomates. Le maire s’appelle Fayez Selim. C’est un paysan moustachu, au sourire chaleureux, au visage énergique. « Je suis ici, mais mon corps est là-bas », dit-il. Là-bas c’est la vallée, les sources et la plaine. Haut de 8 mètres, flanqué de fossés et de deux clôtures électriques, le mur de l’apartheid sépare le village de ses terres.
Le mur est la dernière trouvaille de Sharon : forcé par les dispositions de « la feuille de route » (et la pression américaine) d’accepter à terme un État palestinien, le général fait enfermer 41 % des terres de la Cisjordanie dans un mur destiné finalement à s’étendre sur 1 600 kilomètres. Deux cent cinquante kilomètres de sa partie occidentale sont déjà construits.
En mission officielle pour l’ONU, j’ai visité du 3 au 13 juillet les Territoires occupés de la Palestine. J’ai donc discuté du mur avec les généraux responsables de l’administration militaire des Territoires occupés de Cisjordanie au ministère de la Défense de Tel-Aviv. Ils m’ont dit : « Si des villageois sont coupés de leurs champs, nous ménageons un accès sous forme de tunnel, en dessous du mur de la clôture. » Effectivement, je vois en contrebas de la mairie un passage souterrain. Le maire raconte : « Depuis juin, à plusieurs reprises, des familles ont tenté de rejoindre leurs oliveraies. Les soldats ont lâché les chiens, des femmes ont été battues, des jeunes blessés par balles. Depuis lors, plus personne ne se risque dans la vallée. »
Jayous est un exemple entre beaucoup. Des dizaines de milliers de dunams (1 dunam = environ 10 m2) de terres fertiles palestiniennes ont déjà été « expropriées » par le mur ; 40 % des ressources en eau de Cisjordanie coulent désormais vers les colonies juives des Territoires occupés et vers Israël.
Avec une régularité lancinante, le conflit israélo-palestinien envahit nos écrans de télévision, nos journaux : assassinats ciblés israéliens, ripostes de la résistance palestinienne, expropriations, colonisation, grèves de la faim des prisonniers politiques… Mais il existe une tragédie plus sourde, à développement lent, largement ignorée des médias occidentaux : c’est la faim, la malnutrition chronique et grave qui détruit lentement une grande partie du peuple martyr de Palestine.
La Banque mondiale vient de publier ses derniers chiffres. Depuis 2001, le Produit intérieur brut (PIB) de Palestine – 5 800 km2 de territoires occupés, 3,78 millions d’habitants – s’est effondré de 46 % ; 61 % des Palestiniens vivent en dessous du seuil de pauvreté ; 15,6 % des enfants de moins de 5 ans souffrent de sous-alimentation et d’anémie grave. Résultat : chaque année des milliers d’enfants subissent des lésions cérébrales et sont rendus invalides, à vie. Cinquante-six pour cent des ménages ne mangent plus qu’une fois par jour. Plus de 80 % des Palestiniens dépendent désormais de l’assistance publique internationale. Exemple : le Comité international de la Croix-Rouge nourrit et approvisionne en eau tous les jours 50 000 familles, soit 650 000 personnes.
Et tout cela dans un pays autrefois aisé, de villes et de villages cossus, habités par des marchands et des paysans prospères. Les raisons de cette catastrophe humanitaire ? L’occupation militaire israélienne depuis 1967 et l’expropriation continue des ressources d’eau et des terres au profit des « zones militaires de sécurité » et des colonies de peuplement juives. À Beit Hanoun, à Gaza, j’ai vu des milliers d’orangers déracinés par les blindés, des dizaines de maisons dynamitées. Cela venait de se passer le 26 juin 2003. À Jéricho, Mohamed Mohsen Rmeiliah m’a conduit dans ses plantations de bananes calcinées : elles venaient d’être détruites – pour raison de « sécurité » – par les bulldozers de l’occupant.
La pire arme contre l’économie palestinienne est, peut-être, la politique dite de la « fermeture ». Tous les cent cinquante villes, bourgs et villages de Cisjordanie sont « fermés » par des barrages, l’occupant filtre toutes les entrées et sorties de personnes et de marchandises. Gagner ses champs, aller à l’école, rejoindre un hôpital, se rendre à un marché deviennent pour les Palestiniens des opérations humiliantes, longues, hasardeuses. Quant à la bande de Gaza – le territoire le plus densément peuplé de la planète où s’entassent plus de 1 million d’êtres humains sur un peu plus de 500 km2 -, elle est de toute façon hermétiquement fermée par une clôture électrifiée qui l’entoure entièrement et lui coupe même l’accès de son unique passage vers l’Égypte, de Raffah.
Ma mission m’a permis une totale liberté de mouvement. De la Mouqata’a en ruines, à Ramallah, où siège Yasser Arafat, nous sommes allés directement à Tel-Aviv, au ministère de la Défense. L’attitude des généraux en charge des Territoires occupés est surprenante. Avec une totale franchise, ils avouent : « Nous connaissons la situation humanitaire douloureuse de beaucoup de Palestiniens. Nous la regrettons sincèrement. Mais les check-points, les couvre-feux et les fermetures sont indispensables pour la sécurité d’Israël. »
Deux mille huit cents Palestiniens et 750 Israéliens sont morts, des milliers et des milliers de personnes ont été blessées ou mutilées depuis le début de la seconde Intifada, en septembre 2000. À toutes ces victimes, quelles que soient leurs origines, nous devons une profonde compassion. Je reconnais totalement la légitimité du souci de sécurité des autorités israéliennes. Mais l’actuelle politique de fermeture, le mur de l’apartheid et la destruction progressive de l’économie palestinienne dépassent de très loin ce souci. Ils constituent une inadmissible punition collective de tout un peuple.
Élaborée par les États-Unis, l’Union européenne, l’ONU et la Russie, la « feuille de route » visant à la création d’un État palestinien, doté de frontières internationales et ayant comme capitale une partie de Jérusalem constitue un espoir certain. Embourbé en Irak, George W. Bush semble exercer aujourd’hui une pression réelle sur les généraux israéliens. Mais pour que cette « feuille de route » aboutisse, il faut que cessent immédiatement sur le terrain les mesures de fermeture et de destruction d’infrastructures, responsables directes de la lente agonie du peuple martyr de Palestine.

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