Voyage en Islamie

Où en est aujourd’hui la mouvance islamiste ? Présentera-t-elle un candidat unique à l’élection présidentielle de l’an prochain ? Et avec quelles chances de l’emporter ? État des lieux.

Publié le 6 août 2003 Lecture : 8 minutes.

A moins d’un an du scrutin présidentiel, l’islamisme algérien fait à nouveau peur. Comme avant chaque échéance importante, certains veulent en faire, à tort ou à raison, un épouvantail électoral. Il est vrai qu’en dépit des tragiques événements de la décennie écoulée (près de 150 000 morts, 20 milliards de dollars de pertes pour l’économie), la mouvance islamiste reste une réalité sociologique incontournable. Trois courants principaux la composent aujourd’hui.
Le courant légaliste, représenté par trois partis. Par ordre d’importance : le Mouvement pour la réforme nationale (MRN el-Islah), dirigé par Abdallah Djaballah ; le Mouvement de la société pour la paix (MSP, ex-Hamas), que présidait Mahfoud Nahnah, jusqu’à sa mort, le 19 juin dernier ; et Ennahda, une petite formation qui soutient l’action du président Abdelaziz Bouteflika. Certains militants qui ne se reconnaissent dans aucun de ces trois partis siègent dans les assemblées locales ou nationales, sous l’étiquette « indépendants ».
Les groupes armés et leurs réseaux de soutien. Selon l’armée algérienne, leurs effectifs seraient actuellement d’environ six cent cinquante hommes. Des divergences ont longtemps opposé le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), dirigé par Hassan Hattab, et les Groupes islamiques armés (GIA), de Rachid Abou Tourab. Celles-ci tendent néanmoins à s’estomper depuis que le premier, calquant sa stratégie sur celle de son rival, cède à une surenchère nihiliste. Quant aux réseaux de soutien, il est difficile d’en évaluer avec précision l’importance, mais les difficultés auxquelles le GSPC et les GIA se heurtent actuellement pour mener leurs opérations en milieu urbain semblent trahir une diminution de leur efficacité.
Les partis interdits d’activité politique. Les principaux sont le Front islamique du salut (FIS), dissous en mars 1992, et le mouvement Wafa (Fidélité et Justice), dont la légalisation a été refusée, en novembre 2000, par les autorités. Le leader de ce dernier n’est autre qu’Ahmed Taleb Ibrahimi, qui fut ministre de l’Information sous la présidence de Houari Boumedienne, puis chef de la diplomatie sous Chadli Bendjedid (1982-1988). Figurent également dans cette catégorie les maquisards qui ont déposé les armes dans le cadre de la loi sur la Concorde civile, en janvier 2000.
Au cours des douze derniers mois, quatre événements majeurs ont bouleversé la donne au sein de la mouvance islamiste. Il s’agit, dans l’ordre chronologique, de la neutralisation par l’armée, le 12 septembre 2002, dans les Aurès, du Yéménite Emad Abdelwahid Alwan, alias Abou Mohamed, l’émissaire d’Oussama Ben Laden en Afrique du Nord et dans les pays du Sahel ; des déclarations au quotidien égyptien El-Ahram, le 16 juin dernier, du général Mohamed Lamari, chef d’état-major de l’armée algérienne ; du décès, le 19 juin, de Mahfoud Nahnah, cofondateur et leader incontesté du MSP ; de la libération, le 2 juillet, d’Abassi Madani et d’Ali Benhadj, les numéros un et deux de l’ex-FIS, à l’expiration de leur peine de douze ans de réclusion pour, entre autres, atteinte à la sûreté de l’État.

Le spectre d’el-Qaïda
Dans les années 1990, l’identité des auteurs de massacres de villageois avait soulevé de vives polémiques, certains médias occidentaux n’hésitant pas à mettre en cause la responsabilité de l’armée algérienne dans ces sanglantes exactions. En février 1998, l’adhésion du GSPC au Front islamique mondial contre les Juifs et les croisés, le mouvement créé par Oussama Ben Laden, n’avait pas désarmé les critiques. Il faudra attendre pour cela les attentats du 11 septembre 2001 et, surtout, l’élimination, un an plus tard à Merouana, dans les Aurès, d’un Yéménite recherché par le FBI. Abou Mohamed était en effet le « gouverneur » d’el-Qaïda pour la région Maghreb-Sahel. Sa mission ? Assurer la liaison entre les groupes locaux et la direction de l’organisation. Et aménager des bases de repli pour les fugitifs d’el-Qaïda, en vue d’opérations ultérieures en Europe. En compagnie de Mokhtar Belmokhtar, émir du GSPC pour le Sud algérien, le Sahara et le Sahel, Abou Mohamed avait sillonné le Sahara et le Sahel, de la Mauritanie au Tibesti, en passant par le Ténéré et le Nord-Mali. C’est lui qui avait suggéré à son compagnon algérien de s’attaquer à des touristes européens. Quatre mois après sa disparition, Belmokhtar est d’ailleurs passé à l’action en enlevant une trentaine de touristes, dans le Grand Sud. Quinze d’entre eux sont encore ses otages.
Abou Mohamed est tombé sous les balles des soldats algériens le 12 septembre 2002. Deux mois plus tard, des experts de la CIA sont parvenus à l’identifier grâce à des tests ADN. La preuve était établie de l’existence de connexions entre Ben Laden et les groupes armés locaux. Pour ces derniers, il devenait soudain plus difficile de justifier à l’infini leur action sanglante par le fait d’avoir été privés d’une écrasante victoire électorale, en janvier 1992. À l’évidence, les causes de la tragédie ne sont pas toutes intérieures…

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Lamari : « Même si Djaballah est élu… »
Pour le chef d’el-Islah, c’est une aubaine. Le 16 juin, lors d’une interview accordée à Ibrahim Nafi, le directeur de publication du quotidien cairote El-Ahram, le général Mohamed Lamari réitère la volonté des militaires de respecter le verdict des urnes, « fût-il favorable à Djaballah ». Artisan, avec d’autres, de l’interruption du processus électoral, le général explique : « En 1991, le FIS s’opposait clairement au système républicain, considérait la démocratie comme illicite et ne reconnaissait pas le multipartisme. […] C’est la raison pour laquelle nous sommes intervenus. Mais l’élection d’un président issu du courant islamiste n’est pas en soi un problème… Je réaffirme ici que nous respecterons celui que le peuple élira, quel qu’il soit. » Cet engagement conforte évidemment le courant islamiste, mais lui impose, en cas de victoire, de donner des gages quant à la pérennité de la République, au respect des institutions élues et à celui des partis. Pendant la campagne électorale qui s’annonce, Djaballah devra s’efforcer de ne pas rééditer les erreurs du FIS, en 1992. Entre les deux tours des législatives, celui-ci avait en effet multiplié les déclarations incendiaires, sommant les Algériens de modifier leurs habitudes vestimentaires et alimentaires, et promettant de dissoudre l’armée et les services de sécurité.
La Constitution de 1996 interdit aux partis toute référence à la religion, à la langue ou à l’appartenance régionale. El-Islah a réussi à franchir l’écueil en édulcorant son programme. Certes, il ne peut plus mettre en avant son objectif d’instaurer, à terme, une république islamique, mais son discours reste fondamentalement religieux, sous un habillage populiste : dénonciation de la corruption, de la pauvreté, de la dépravation des moeurs, etc.

Mort d’un « chouracrate »
La disparition de Mahfoud Nahnah a été, pour le courant islamiste, un véritable séisme. Le parcours de ce personnage tout en rondeurs fut à tous égards atypique. Représentant des Frères musulmans, une organisation transnationale qui prône l’islamisation de la société « par le bas », sans rechigner à prendre le pouvoir par les urnes, il inventa un certain nombre de concepts qui finirent par s’imposer dans le jargon politique algérien. Ainsi de la « chouracratie », néologisme contractant les termes « choura » (« consultation », selon la loi islamique) et « démocratie ».
Contrairement à l’ex-FIS, qui ne reconnaissait d’autre souveraineté que celle de Dieu, Nahnah n’a jamais été partisan de l’insurrection pour s’emparer du pouvoir, raison pour laquelle il participa, dans les années 1990, à toutes les tentatives de sortie de crise : du « dialogue national », engagé en février 1994, à la rencontre de Sant’Egidio, un an plus tard. À partir de 1996, son parti prendra part à toutes les coalitions gouvernementales.
Sa disparition se traduira-t-elle par un changement d’orientation du MSP ? Celui-ci présentera-t-il un candidat à la présidentielle ? Ces deux questions seront tranchées, dans quelques jours, par le congrès. La personnalité du successeur de Nahnah sera évidemment déterminante, tant le MSP joue un rôle essentiel sur l’échiquier politique. Parce qu’il représente près de 12 % du corps électoral, mais aussi parce que son influence fait contrepoids à celle du MRN el-Islah. Le programme de Djaballah s’apparente en effet à celui du FIS, l’option insurrectionnelle en moins : il ne fait pas mystère de son intention d’instaurer, à terme, une république islamique, avec la charia comme source unique de la Loi. Depuis les législatives d’octobre 2002, le MRN est la deuxième force politique du pays, derrière le FLN d’Ali Benflis. En l’absence d’un candidat du MSP, un boulevard s’ouvrirait sans doute devant Djaballah dans la course à la présidence.

Le retour du FIS
Après avoir purgé leur peine de douze ans de réclusion criminelle, Abassi Madani et Ali Benhadj, respectivement président et vice-président de l’ex-FIS, ont été libérés, mais ils restent privés de leurs droits civiques pendant cinq ans. Benhadj ne pourra donc se présenter à la présidentielle de 2004, comme il en avait l’intention. Pourtant, convaincus que leur parti est une réalité qu’une simple décision judiciaire ne saurait occulter, les deux hommes comptent bien jouer un rôle de premier plan lors de la consultation. Comment ? Depuis sa dissolution, le FIS est en proie à des querelles intestines que la libération de Madani et de Benhadj ne suffira sûrement pas à apaiser : Mourad Dhina, aujourd’hui installé en Suisse, Rabah Kebir, réfugié en Allemagne, Anouar Haddam, en exil aux États-Unis, ou encore Ahmed Zaoui, qui a choisi l’Afrique du Sud pour échapper à la justice belge, ne paraissent pas disposés à enterrer la hache de guerre. Quant à Madani Mezrag et à Ahmed Benaïcha, les chefs de l’Armée islamique du salut (AIS), la branche militaire du FIS qui a déposé les armes en janvier 2000, la loi sur la Concorde civile leur interdit, comme à tous les maquisards repentis, d’être candidats à la présidentielle.
Est-il concevable que Madani et Benhadj se rallient à la candidature de Djaballah ? Peu probable. Le leader d’el-Islah a certes toujours milité pour la libération des dirigeants emprisonnés et pour la réhabilitation du FIS, mais il avait refusé, à la fin des années 1980, de participer à la création de celui-ci, préférant créer son propre parti. Selon toute apparence, Madani et Benhadj, qui ont la rancune tenace, ne lui pardonneront pas cette « faute ». Alors ?
L’hypothèse la plus vraisemblable est que tous deux apportent leur soutien à la candidature d’une personnalité extérieure au parti. Celle d’Ahmed Taleb Ibrahimi, par exemple. Rompus aux techniques de la clandestinité, dirigeants et militants du FIS trouveront sans nul doute le moyen de contourner l’interdiction d’activités politiques qui les frappe et de communiquer leurs consignes de vote en faveur de l’ancien chef de la diplomatie algérienne. Reste à savoir comment réagiront les différents courants du parti…

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