Zarqaoui « délocalise »

Publié le 11 juillet 2005 Lecture : 5 minutes.

Le calme et le sang-froid avec lequel les Londoniens ont réagi à leur « 11 septembre » ne relèvent pas du seul flegme british. Des décennies durant, la guerre menée par l’Armée républicaine irlandaise (IRA) les a confrontés aux explosions, aux odeurs de soufre et au bitume maculé de sang. Ils savaient également que leur ville était dans la ligne de mire de l’internationale djihadiste à cause de l’alignement de Tony Blair sur la politique de George Bush, notamment en Irak. En mai 2003, deux mois après l’invasion américano-britannique, Aymen al-Zawahiri, numéro deux d’al-Qaïda, avait ordonné aux « fidèles » de s’en prendre aux intérêts britanniques. Où qu’ils soient. Quelques semaines plus tard, cet appel reçoit un premier écho à Istanbul : une agence de la banque britannique HSBC et l’ambassade de Grande-Bretagne en Turquie sont la cible d’attentats à la voiture piégée, qui font une dizaine de victimes. Et si Londres a été jusque-là épargné, il le doit en partie au fait qu’il a accordé asile et protection à des islamistes radicaux, au point d’être affublé du sobriquet de Londonistan (voir page 15).
La cible – un mode de transport collectif -, le timing – une échéance politique importante (la tenue du sommet du G8) -, le mode opératoire – plusieurs attaques simultanées, tout indique que le massacre du 7 juillet est « l’oeuvre » d’al-Qaïda, un massacre qui rappelle immanquablement le funeste 11 mars 2004 à Madrid. Aujourd’hui, une seule « étoile » brille dans le firmament de la Salafiya djihadiste, doctrine motrice des partisans d’Oussama Ben Laden : Abou Mossab al-Zarqaoui. Le Jordanien, sans doute terré dans une ferme dans l’immense désert de Syrie (en territoire irakien s’entend), ennemi public numéro un au Moyen-Orient, cible prioritaire de l’armée américaine et des services secrets d’Occident et du Levant, est devenu, grâce à sa « longévité », un symbole du « djihad contre les juifs et les croisés ». Mais de là à penser qu’il serait capable de monter une opération comme celle qui a frappé la City – et qui nécessite plusieurs mois de préparation -, il y a un pas qu’il serait hasardeux de franchir. Le lien organique entre les poseurs de bombes (à ce stade de l’enquête, rien n’indique qu’il s’agisse de kamikazes) et le terroriste en chef en Irak est difficile à établir. Et pourtant…
Si le gouvernement de Tony Blair et celui de son prédécesseur, John Major, se sont montrés on ne peut plus laxistes avec les activistes islamistes exilés à Londres (la liste des griefs retenus par les pays maghrébins contre ces derniers, par exemple, serait trop longue à énumérer), on ne peut en dire autant de Scotland Yard. La police britannique est d’une redoutable efficacité et a sans doute contribué à retarder l’échéance de l’attaque annoncée et attendue depuis des années. À preuve, les nombreuses opérations déjouées, notamment en janvier 2003 quand, grâce à une coopération avec des services maghrébins, un attentat à la ricine a été évité à la dernière minute et une série d’arrestations de terroristes algériens, effectuée à Romainville, en France, et à Manchester, en Grande-Bretagne. Le maillage du territoire, l’étroite surveillance des militants islamistes et le savoir-faire de Scotland Yard laissent à penser que les auteurs des opérations du 7 juillet seraient inconnus de la police britannique. D’autant que depuis plusieurs semaines, les services secrets arabes tirent la sonnette d’alarme : Zarqaoui ne se contente plus de troubler le sommeil des GI’s à Bagdad, il veut « exporter » sa force de frappe.
À l’issue des manoeuvres Flintlock 2005 de juin dernier, des exercices militaires entre troupes US et unités africaines, le général Thomas Csrnko, chef des forces spéciales américaines en Europe, a affirmé, lors d’une conférence de presse à Dakar, que près de 20 % des kamikazes qui se font exploser en Irak sont algériens. Or, en dix années d’insurrection islamiste en Algérie, on n’a relevé qu’une seule attaque suicide. C’était en 1995, et elle visait le commissariat central de la capitale. La proportion de kamikazes maghrébins a considérablement augmenté en quelques semaines : Marocains et Tunisiens flirtent désormais avec le record détenu par les ressortissants saoudiens.
Nul ne sait avec précision le nombre de volontaires arabes ralliant l’Irak pour mener le djihad contre l’occupant américain. En revanche, une nouvelle donne inquiète les services de sécurité européens et arabes : les candidats djihadistes ne vont plus en Irak pour se faire sauter, mais pour recevoir une formation militaire et de technique de guérilla, puis reviennent chez eux, ou en Europe, où ils sont pris en charge par les cellules dormantes d’al-Qaïda. L’Irak de 2005 est en train de devenir un nouvel Afghanistan, celui des années 1980 : un immense laboratoire produisant d’effroyables machines à tuer.
À la mi-juin, Yasser el-Misri, un ressortissant égyptien qui recrutait des volontaires pour l’Irak, était arrêté en Algérie. Ses « confidences » ont permis de reconstituer de nombreuses filières dans le monde arabe, d’identifier les réseaux de prise en charge des volontaires en Syrie et les itinéraires pour leur acheminement vers Mossoul, Ramadi et Bagdad. Les renseignements transmis aux Syriens ont contribué à démanteler plusieurs cellules de soutien logistique et à neutraliser des passeurs. Depuis, les accrochages entre islamistes et forces de l’ordre syriennes sont quasi quotidiens. Malgré le démantèlement de nombreuses filières irakiennes en Europe, l’approvisionnement en kamikazes ne se tarit pas. Zarqaoui n’a, semble-t-il, aucun problème d’effectif pour organiser ses quarante attentats-suicides mensuels (chiffre du mois de juin). Dans la missive qu’il a adressée le 30 mai à Oussama Ben Laden, Zarqaoui annonce à son « grand frère » un changement de stratégie dans sa guerre contre les Américains. De nombreux observateurs y avaient décelé les prémices de la naissance de la Brigade Omar, une unité spécialisée dans la liquidation des dignitaires religieux chiites et des chefs militaires de la Brigade Badr, milice armée du Conseil suprême de la révolution islamique en Irak (CSRII, d’Abdelaziz al-Hakim, parti majoritaire au pouvoir au sein de l’alliance unifiée irakienne). D’autres y ont vu un indice annonciateur de la nouvelle tactique de la guérilla de Zarqaoui : cibler les diplomates accrédités à Bagdad. La première opération s’est tragiquement achevée, le 6 juillet, avec l’exécution d’Ihab Cherif, nouvel ambassadeur d’Égypte, kidnappé quelques jours plus tôt dans une artère commerçante de Bagdad. Et si le changement de stratégie annoncé par Zarqaoui consistait en une extension du champ de bataille au territoire ennemi ? Dans ce cas, les Maghrébins qu’il a formés et renvoyés chez eux seraient les mieux placés pour en être les acteurs. Plus « intégrables » en Europe que ne le seraient les Saoudiens, les Syriens ou les Yéménites, ils sont, à coup sûr, les mieux à même d’« exporter » Zarqaoui.

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