Les secrets de Syrte

Côte d’Ivoire, Darfour, Grands Lacs, Somalie… pour les conflits. Mais aussi réformes des Nations unies, annulation de la dette, suppression des subventions agricoles des pays riches. Les chefs d’État ont rarement été aussi nombreux dans un huis clos. Vo

Publié le 11 juillet 2005 Lecture : 7 minutes.

Mardi 5 juillet, 16 h 55. Le bruit du maillet résonne brutalement dans l’hémicycle du Palais des congrès de Syrte. Olusegun Obasanjo, le président en exercice de l’Union africaine (UA), clôt le Ve Sommet ordinaire des chefs d’État et de gouvernement qui s’est tenu pendant deux jours dans la ville natale du « Guide » libyen, Mouammar Kadhafi.
Foyers de tensions sur le continent, réforme des Nations unies, annulation de la dette pour tous les pays africains, abolition des subventions agricoles des pays riches, ébauche sous une forme ministérielle des États-Unis d’Afrique : à quelques jours de l’ouverture du Sommet, les controverses autour de ces sujets présageaient des débats houleux, voire des conflits ouverts. Mais la guerre de Syrte n’a pas eu lieu. Les chefs d’État ont préféré sauver, au moins en apparence, leur unité. Moins de quarante-huit heures après le début de leurs travaux, ils sont sortis de leur huis clos avec une déclaration commune sur l’aide au développement, destinée aux pays du G8, et un projet de résolution sur la réforme de l’ONU qu’ils iront déposer devant l’Assemblée générale à New York. Un texte où ils en appellent à renforcer les prérogatives du secrétaire général et de l’Assemblée générale, et où ils réclament deux sièges permanents au Conseil de sécurité.
À la veille des deux grands rendez-vous internationaux du sommet du G8 à Gleneagles (Écosse) et de la 60e session de l’Assemblée générale de l’ONU en septembre, une quarantaine de chefs d’État africains ont fait le déplacement en Libye pour affirmer d’une seule voix la place que le continent revendique dans le monde d’aujourd’hui. Une affluence remarquable et une ambiance fraternelle affichée, cache-sexe des divisions qui traversent l’Union.
L’atmosphère est détendue quand ils arrivent le 4 juillet au matin au Palais de Syrte. Dans le grand hall de marbre qui donne sur les deux salles de conférences, les embrassades s’enchaînent, les rires fusent. Le Tunisien Zine el-Abidine Ben Ali tombe dans les bras de Mouammar Kadhafi, tandis que John Kufuor, le président du Ghana, salue chaleureusement son homologue zimbabwéen Robert Mugabe et que, plus discrètement, le Gabonais Omar Bongo Ondimba et l’Ivoirien Laurent Gbagbo se donnent l’accolade. La réconciliation de ces deux hommes, qu’une interview malheureuse du second a brouillés, se fera par petites touches tout au long du sommet.
Au-dessus de leurs têtes, des slogans exaltant l’unité africaine tapissent les murs. On les retrouve partout, des couloirs à la route désertique qui mène à l’aéroport, en passant par les toilettes. « Un passeport africain unique, une monnaie unique, une identité africaine unique, un marché africain unique », proclame en vert sur blanc l’un des messages du « Guide ». Des idéaux formulés comme autant de suppliques, sinon de souhaits, que les chefs d’État regardent distraitement, alors qu’ils avancent chacun leurs arguments parfois contradictoires sur la réforme du Conseil de sécurité.
Le Conseil exécutif avait bien travaillé, les 1er et 2 juillet. Les ministres des Affaires étrangères étaient restés jusqu’à 2 heures du matin à plancher dans les salles du « complexe de Ouagadougou » du Palais des congrès. La déclaration sur les Objectifs du millénaire était prête, les négociations sur les contributions au budget statutaire de l’UA avaient abouti à un compromis raisonnable (voir encadré page 20), le Conseil de paix et de sécurité avait rendu son rapport sur les conflits et réaffirmé la volonté de l’UA de les résoudre (voir pages 24-25). Le projet de déclaration sur la réforme des Nations unies, assorti d’une résolution à déposer devant le Conseil de sécurité de l’ONU, leur a pris beaucoup plus de temps.
À l’initiative du Burkina Faso (Youssouf Ouédraogo, le ministre des Affaires étrangères, a lui-même rédigé le document de travail), cette déclaration, adoptée le 5 juillet par les chefs d’État, demande que deux sièges de membres permanents avec droit de veto et cinq de non-permanents soient accordés à l’Afrique. L’UA réclame le droit pour le continent de « choisir ses représentants au Conseil de sécurité pour agir en son nom et pour son compte ». Cette position rejoint celle du G4 (Inde, Brésil, Allemagne, Japon), à la différence notable que ce dernier s’est déjà déclaré prêt à geler pendant quinze ans le droit de veto des nouveaux membres permanents au Conseil de sécurité, et n’accorde qu’un seul siège non permanent au continent.
Malgré l’avancée remarquable des Africains sur cette question – à Abuja, six mois auparavant, aucun compromis n’avait pu être trouvé -, certains dénoncent déjà l’arbre qui cache la forêt. Des petits pays, à l’instar des Comores, soulignent que le sommet n’a pas résolu la question de fond : qui représentera l’Afrique ? Plutôt que de révéler au grand jour leurs divisions sur les candidatures déjà annoncées, les chefs d’État ont déclaré qu’il fallait d’abord proclamer l’unité afin d’obtenir les sièges désirés. Mais les candidatures récentes qui sont venues s’ajouter à la liste des trois grandes puissances continentales (Afrique du Sud, Égypte, Nigeria) montrent que le consensus est loin d’être trouvé : Angola, Gambie, Kenya, Libye, Sénégal ont chacun leurs raisons d’annoncer leur candidature – ou tout au moins de manifester leur volonté de peser dans le débat.
À Syrte, ces divisions n’ont pas eu droit de séjour. « Nous avons donné un avis clair sur ce que nous demandons, explique Nkosazana Dlamini-Zuma, la ministre sud-africaine des Affaires étrangères. Mais c’est surtout un document qui nous permettra de négocier. » Entre Africains, mais surtout avec le reste du monde. Les observateurs étrangers, venus en nombre, en particulier d’Allemagne et du Japon, n’ont pas quitté des yeux et des oreilles l’évolution du débat. « S’ils ne veulent pas négocier rapidement avec nous pour que nous présentions ensemble une proposition sensée, explique un diplomate allemand, nous ne les attendrons pas. » Le message ne peut être plus clair.
À l’égard des partenaires internationaux, le Sommet a néanmoins eu le mérite d’avoir rassemblé les Africains sur la question de l’annulation de la dette et sur le message que sept d’entre eux allaient porter au G8 (voir les pages Focus). Sans surprise, ils s’engagent à promouvoir la « transparence et la bonne gouvernance » et à prôner « la tolérance zéro contre les pratiques de corruption ». En échange, ils réclament au club des riches d’annuler totalement la dette de l’Afrique et d’éliminer les subventions agricoles. Salué par plusieurs chefs d’État, dont Abdoulaye Wade, le discours en trois langues de José Manuel Barroso, le président de la Commission européenne, lors de la cérémonie d’ouverture, a, lui, appelé à l’élaboration d’un « pacte euro-africain » et rappelé que l’Europe fournissait 55 % de l’ensemble de l’aide au développement.
Des propos qui ont laissé de marbre le « Guide » libyen. Ses dazibaos proclamaient l’indépendance et la supériorité du continent. « L’Afrique n’a pas d’alliance, excepté avec elle-même », « L’Afrique ne vivra pas des offrandes du G8 », « L’Afrique n’est pas une mine pour leurs usines ». Si le fond du message est partagé par tous les Africains qui désirent s’approprier leur développement, le côté provocateur des sentences n’a pas plu aux bailleurs de fonds. L’économiste américain Jeffrey Sachs a lui aussi déploré ce type de slogans : « Si l’on veut atteindre tous les buts que se sont fixés les Africains, on a besoin de partenariat. Les pays riches commencent à changer leur attitude vis-à-vis des pays pauvres, surtout l’Europe. Il ne faut pas que les Africains manquent cette chance. »
L’attitude de Kadhafi n’a par ailleurs pas manqué d’ajouter du piment aux débats entre chefs d’État. Plutôt en retrait au début – assis sur une chaise dans un coin, il observait du coin de l’oeil les retrouvailles de ses « amis africains » -, il a complètement changé d’attitude le 5 juillet au matin. Alors qu’il ne restait plus aux conférenciers qu’à examiner la situation des conflits sur le continent et à clore le sommet, Mouammar Kadhafi a reporté de plusieurs heures la reprise des travaux. Son projet de création de ministères de l’UA, bien que soutenu par une partie des chefs d’État, notamment Abdoulaye Wade et Yoweri Museveni, avait été reçu très froidement la veille par le Sud-Africain Thabo Mbeki qui a critiqué la vacuité dudit projet et s’est interrogé sur le mandat de ces ministres potentiels. Dans les couloirs, on était tout aussi sceptique. « Quand on se lance dans une course de haies, il faut sauter les haies les unes après les autres », rappelait Amara Essy, le prédécesseur d’Alpha Oumar Konaré.
Pour retourner la situation, Kadhafi s’est employé pendant plusieurs heures à battre le rappel de ses alliés. Olusegun Obasanjo a tenu à souligner lors de son court discours de clôture que « l’un des points qui a retenu notre attention, peut-être plus que tous les autres », c’était la proposition du leader, occultant ainsi en quelques secondes les autres questions débattues pendant ces deux journées. Au final, le comité des sept, présidé par Museveni, qui avait jusqu’alors réfléchi au projet, a été enterré et remplacé par une nouvelle commission, dirigée par Olusegun Obasanjo lui-même et composée des dirigeants de l’Algérie, du Kenya, du Sénégal, du Gabon, du Lesotho et de l’Ouganda. Elle devrait lancer des études techniques et rendre ses conclusions lors du prochain Sommet qui se tiendra en janvier à Addis-Abeba et non à Khartoum, comme cela avait été un moment envisagé. Une décision qui prouve, selon les défenseurs du projet, que le président en exercice de l’Union prend le sujet au sérieux. Une manière de remiser aux calendes grecques la proposition polémique du Guide, estiment les autres.
À 16 h 55, le 5 juillet, le Sommet s’achève de façon moins consensuelle qu’il n’avait débuté. Dans le brouhaha, les chefs d’État se lèvent et les membres de leurs délégations se précipitent hors du bâtiment ultramoderne dont ils ont arpenté les couloirs climatisés pendant deux jours. Les grands de l’Afrique se séparent rapidement. Faute d’organisation soignée (voir page 27), la traditionnelle photo de famille – symbole de l’unité africaine – ne figurera pas sur l’album de ces conférences désormais semestrielles.

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