« Gorge profonde », c’était lui !

Dans les années 1970, il fut le mystérieux informateur qui révéla à Bob Woodward, du « Washington Post », les drôles de combines de la Maison Blanche et provoqua la chute de Richard Nixon. À 91 ans, il vient de baisser le masque. Il se nomme Mark Felt et

Publié le 11 juillet 2005 Lecture : 12 minutes.

A 2 h 30 du matin, le samedi 17 juin 1972, cinq « cambrioleurs » en complet veston, les mains protégées par des gants de chirurgien et les poches bourrées de billets de 100 dollars, sont arrêtés au siège électoral du Parti démocrate, dans l’immeuble du Watergate, au bord du Potomac, à Washington. Ils ont avec eux des appareils photographiques et des microphones. Sur deux d’entre eux, on trouve des carnets d’adresses où figurent d’étranges gribouillages : « W.H. » ou « W. House »… Autrement dit : Maison Blanche.
Tel fut le point de départ du scandale du Watergate, le seul qui ait jamais contraint un président des États-Unis à la démission. L’affaire a à ce point marqué les esprits que deux scandales ultérieurs dans lesquels furent impliqués des occupants de la Maison Blanche – Ronald Reagan et Bill Clinton, en l’occurrence – furent baptisés sur ce modèle : Irangate et Monicagate.
Le Watergate a été tellement riche en secrets, rebondissements et coups fourrés qu’il a inspiré un film hollywoodien, Les Hommes du président, tourné en 1976 par Alan J. Pakula, avec Dustin Hoffmann et Robert Redford. Et qu’après de récentes révélations, il risque fort d’être à l’origine d’un second.
Pourquoi le scandale a-t-il pris de telles dimensions, passionné à ce point l’opinion, américaine et internationale, et « secoué l’Amérique jusque dans ses fondements », comme le dit l’historien Robert Lacour-Gayet ? Tout simplement, parce qu’il remettait en question la base même de la démocratie américaine : le respect de la loi et de la Constitution. Les États-Unis ne sont pas, en effet, une monarchie de droit divin. Ils n’ont jamais eu de rois ni de reines. S’ils sont « unis », c’est seulement autour de cette Constitution, plusieurs fois amendée, mais jamais remise en cause. Pour les Américains, aucun gouvernement ne saurait être au-dessus de la loi. « Le gouvernement qui viole la loi, disait le juge Louis Brandeis, provoque le mépris de la loi. »
Watergate a été l’affrontement de deux institutions majeures : la Maison Blanche, qui était soupçonnée d’avoir violé la loi, et la presse, qui entendait la défendre. Le match a duré deux ans et il a été acharné, parce qu’il opposait des personnalités hors du commun : d’un côté, le président Richard Nixon ; de l’autre, à la rédaction du Washington Post, deux journalistes à peine trentenaires, Bob Woodward et Carl Bernstein, soutenus par un directeur comme il y en a peu, Ben Bradlee.
Mais cet affrontement a laissé subsister une zone d’ombre sur laquelle la lumière n’a été faite que trente-trois ans plus tard, le 31 mai dernier. Car à ces protagonistes s’en ajoutait un autre, dont l’anonymat avait été jusqu’ici scrupuleusement préservé. Piment supplémentaire, ce mystérieux personnage avait été affublé d’un surnom, « Gorge profonde » (Deep Throat), qui était le titre d’un film X sorti en ce mois de juin 1972. C’était le temps où le cinéma porno déroulait ses premières bobines des deux côtés de l’Atlantique… Ce surnom était une manière de suggérer que les informations provenaient des « profondeurs » même de l’administration.
Qu’étaient donc venus faire les cinq « cambrioleurs » dans les bureaux du Comité national démocrate, en pleine campagne électorale et avec un tel matériel, sinon les mettre sur écoute ? En novembre 1972, Nixon allait jouer sa réélection face au candidat démocrate, le sénateur George McGovern. Était-il possible que les intrus soient entrés au Watergate sur l’ordre du Parti républicain, donc de la Maison Blanche ?
Naturellement, le Federal Bureau of Investigation (FBI) ouvrit une enquête. Quatre-vingt-six personnes furent interrogées, dans l’administration et au Committee to Re-elect the President (le Comité pour la réélection du président, CRP). Lors de chaque interrogatoire, la Maison Blanche et le Comité exigèrent la présence d’un avocat, tout en niant l’existence d’un quelconque lien entre leurs activités et celles des « cambrioleurs ». Trois mois d’enquête n’apportèrent aucune preuve. Toute l’histoire n’aurait-elle été qu’une banale tentative de cambriolage ou d’extorsion de fonds ? En novembre, Nixon fut réélu à une écrasante majorité.
Au Washington Post, cependant, Woodward et Bernstein sont chargés de l’affaire. Dès le dimanche 18 juin, un article du quotidien évoque l’hypothèse d’une tentative de mise sur écoute des démocrates. Le lundi, les deux journalistes écrivent leur premier papier dans lequel ils identifient l’un des cinq cambrioleurs : James McCord, un employé du CRP. Et Woodward commence à s’informer sur Howard Hunt, dont le numéro de téléphone a été retrouvé sur l’un des carnets d’adresses saisis. C’est à ce moment-là qu’il a un coup de génie – ou, plus simplement, un bon réflexe professionnel.
Après des études de droit à l’université Yale et un diplôme obtenu en 1965, Woodward avait servi quatre années durant (plus une à cause du Vietnam) dans la Marine, afin de s’acquitter de l’engagement qu’il avait pris de servir l’État en échange d’une bourse d’études. En 1970, il avait le grade de lieutenant et était attaché à Washington aux services de l’amiral Thomas Moorer. Ses fonctions l’amenaient parfois à porter des documents à la Maison Blanche. Un soir, dans une salle d’attente où il patientait, il voit arriver un monsieur très distingué, complet sombre et chemise blanche. La cinquantaine et les cheveux blancs, celui-ci dégage une forte impression d’autorité. Les présentations ont lieu :
« Lieutenant Bob Woodward.
– Mark Felt », répond l’homme.
La conversation s’engage. Woodward brûle de rencontrer des « gens intéressants », de se faire des relations. Il a déjà ce sens des contacts personnels qui va bientôt l’amener à vivre l’une des plus extraordinaires aventures de l’histoire du journalisme. Et lui permettra, une trentaine d’années plus tard, de rencontrer longuement le président George W. Bush pour écrire un livre à succès Plan of Attack (Plan d’attaque).
Woodward raconte son parcours à un Felt peu bavard et lui confie ses ambitions. Il lui explique notamment qu’il suit des cours du soir à l’université George-Washington. Le monsieur très distingué tressaille et lui explique qu’il a lui-même suivi des cours du soir dans la même université, dans les années 1930, avant d’entrer au FBI. Tiens, tiens… À l’époque, ajoute-t-il, il a parallèlement travaillé pour un sénateur de son État, l’Idaho. Woodward lui répond que lui aussi a travaillé pour un congressman, John Erlenborn, un républicain de Wheaton, Illinois, la ville de son enfance.
Les deux hommes se sont découvert deux points communs. Ce ne seront pas les derniers. Ils poursuivent leur conversation, Felt garde ses distances, mais, quand Woodward lui demande son numéro de téléphone, il lui donne sa ligne directe au FBI.
Ils se croiseront une autre fois, rapidement, à la Maison Blanche, avant que Woodward se décide à appeler Felt au FBI, puis chez lui, en Virginie. Cette fois, son interlocuteur se montre un peu plus bavard et raconte qu’après ses études de droit, il a travaillé à la Commission fédérale sur le commerce. On lui avait demandé de vérifier si donner à du papier toilette le nom de Red Cross (Croix-Rouge) conférait à ce papier un avantage concurrentiel excessif en donnant à penser qu’il pouvait être recommandé par la Croix-Rouge américaine. Découragé par des tâches aussi peu gratifiantes, il avait fait acte de candidature au FBI.
En août 1970, libéré de la Marine, Woodward fait un essai au Washington Post. Sans succès. Mais il a quand même pris goût au journalisme et réussit à se faire engager par un hebdomadaire du Maryland, le Montgomery Sentinel, à 115 dollars par semaine. « C’est de la folie », s’emporte son père. Consulté, Felt est à peu près du même avis. Il juge le journalisme superficiel, déplore que les journalistes aillent rarement au fond des choses. Woodward lui répond que, le cas échéant, il pourrait l’aider un peu à creuser ses informations…
Pendant l’année où il travaille au Montgomery Sentinel, Woodward garde le contact avec Felt, qui devient son « mentor ». Il passe ainsi un week-end chez lui et fait la connaissance d’Audrey, son épouse. À son grand étonnement, il constate que Felt a la plus grande admiration pour ce personnage très controversé qu’est J. Edgar Hoover. En 1924, à 29 ans, ce dernier avait été nommé patron du Bureau of Investigation. C’est lui qui avait ajouté l’adjectif « Federal »… Felt est impressionné par sa rigueur et sa ponctualité. Arrivé tous les matins à 6 h 30, Hoover dirige la maison d’une main de fer. En revanche, Felt semble avoir de la Maison Blanche une opinion beaucoup plus mitigée, en raison des énormes pressions qu’elle exerce apparemment sur le FBI.
Le 1er juillet 1971, Felt est officiellement nommé numéro trois du FBI. Administrativement, le numéro deux est Clyde Tolson, mais ce dernier est en mauvaise santé et ne vient même pas tous les jours au bureau. Dans les faits, Felt est donc le bras droit de Hoover, responsable du quotidien de la maison, à la seule condition qu’il rende compte au patron (et à Tolson). Et applique les directives générales.
En septembre 1971, Woodward finit par entrer au Washington Post. Il prend soin de rester en relation avec Felt, mais celui-ci est catégorique : Woodward ne doit dire à personne qu’ils se connaissent. Ni qu’il connaît quelqu’un au FBI ou au département de la Justice. Une règle d’or dont l’avenir montrera l’importance.
Quelques mois plus tard, survient un autre événement capital. Vers 9 h 45, dans la matinée du 2 mai 1972, Felt apprend la mort de Hoover. Il est l’héritier présomptif, mais, dans les jours qui suivent, sa déception est immense : Nixon nomme directeur intérimaire l’un de ses fidèles, Patrick Gray. Ce dernier – qui vient de mourir le 6 juillet 2005 -, avait pris sa retraite d’officier de marine en 1960 pour le soutenir dans la campagne électorale face à John Kennedy. « J’aurais dû démissionner », commentera Felt, par la suite.
Le 15 mai 1972, un certain Bremer tire sur le gouverneur George Wallace – l’un des candidats à la présidentielle de 1968 – et le blesse gravement. Nixon convoque Felt pour s’informer. Passé à tabac par la police, Bremer est à l’hôpital, indique celui-ci. « Quel dommage qu’on ne lui ait pas fait la peau ! » s’écrie le président. C’est la première fois que Felt rencontre Nixon. Après la nomination de Gray, cette déclaration à l’emporte-pièce ne contribue pas à le lui rendre plus sympathique. Les échanges d’informations entre Felt et Woodward fonctionnent, en revanche, à merveille, et le Post publie plusieurs articles sur Bremer, tueur solitaire obsédé par le désir de tirer sur un candidat à la Maison Blanche.
Un mois plus tard, cherchant des renseignements sur Howard Hunt, Woodward appelle tout naturellement Mark Felt au FBI. Ce sera leur première conversation sur le Watergate. Woodward apprend que Hunt a travaillé pour la CIA de 1949 à 1970. Son interlocuteur lui laisse entendre que l’affaire du faux cambriolage risque de « faire du bruit ».
En juillet, Carl Bernstein, le partenaire de Woodward, enquête en Floride. Il y découvre la trace de plusieurs chèques, dont un de 25 000 dollars viré sur le compte de Bernard Barker, l’un des « cambrioleurs ». Ces dollars avaient été remis à Maurice Stans, l’un des collecteurs de fonds de la campagne de Nixon. Le 1er août, Woodward et Bernstein publient un article qui, pour la première fois, établit un lien direct entre ces fonds et le Watergate.
Comment Felt est-il devenu « Gorge profonde » ?
D’abord, grâce au secret qui a toujours entouré ses contacts avec Woodward. Pour prendre rendez-vous, les deux hommes se sont mis d’accord sur une série de signaux dignes d’un film d’espionnage. Déplacé de l’avant à l’arrière du balcon de l’appartement de Woodward, un pot de fleurs dans lequel est fiché un petit drapeau rouge signifie : demande de rendez-vous urgent. Ledit rendez-vous a lieu la nuit suivante, vers 2 heures du matin, dans un parking souterrain proche du Key Bridge de Rosslyn, en Virginie.
Pour sortir de chez lui, Woodward doit emprunter l’escalier et la porte de service, prendre un taxi devant un hôtel voisin, se faire conduire à quelque distance de là, descendre, marcher quelques centaines de mètres, puis prendre un autre taxi. Il ne doit jamais aller directement au parking, mais descendre à distance respectable et marcher. Si l’un des deux manque le rendez-vous, on repart de zéro, une autre fois. Woodward s’est toujours demandé comment Felt se débrouillait pour observer quotidiennement son balcon…
En sens inverse, pour savoir si Felt souhaite s’entretenir avec lui, Woodward doit regarder, chaque jour, la page 20 de son exemplaire du New York Times, auquel il est abonné. En cas de besoin, cette page sera entourée d’un grand cercle et, dans le bas, un cadran dessiné à la main précisera l’heure du rendez-vous, en général au parking de Rosslyn. Woodward n’a jamais su non plus comment Felt réussissait à se procurer son exemplaire du New York Times.
Woodward et Bernstein étaient les seuls à connaître l’identité de Gorge profonde. Même Ben Bradlee, le patron du Post, l’a longtemps ignorée. Mais il avait chaque jour la preuve que l’information que lui apportaient ses journalistes était vraie, alors, il leur faisait confiance. Felt n’était certes pas leur unique source d’information, mais son aide était néanmoins capitale. Parce qu’il suivait de près la progression de l’enquête policière et judiciaire, confirmait ou non les informations venues d’autres sources, indiquait de nouvelles pistes de recherche…
Même suspecté par la Maison Blanche, Felt a toujours réussi à détourner les soupçons, allant jusqu’à prendre la direction d’enquêtes sur l’origine des fuites. En 1979, dans un livre de Mémoires intitulé The FBI Pyramid from the Inside, il niera obstinément être Gorge profonde, ce personnage rendu encore plus mythique par le livre de Woodward et Bernstein, le film de Pakula et la silhouette de l’acteur Hal Holbrook se détachant dans le parking reconstitué…
Pourquoi ce mensonge ? Felt est-il « un traître ou un héros » ? Cette question, la presse américaine se l’est à nouveau posée lorsque, trente-trois ans plus tard, il est enfin passé aux aveux. Pour beaucoup, aucun doute : c’est un héros. Il était de ceux qui, au gouvernement, « s’indignaient de l’énormité et de la gravité des actes de corruption dont ils étaient témoins à la Maison Blanche », écrit, par exemple, Seymour Hersh dans The New Yorker du 13 juin. Pour d’autres, tel l’avocat John O’Connor, l’avocat de la famille Felt, auteur d’un retentissant article dans Vanity Fair, Felt se considérait comme « la conscience du FBI » et était résolu à s’opposer aux sales combines de Tricky Dicky, cet arnaqueur de Nixon, qu’il n’était pas le seul, à l’époque, à détester. À la vérité, il n’est pas exclu que le justicier avait aussi en tête de se venger de l’humiliation infligée lorsque le président lui avait préféré Gray pour succéder à Hoover…
Quant au revirement final, les aveux du 31 mai, ils s’expliquent certainement, selon la formule de Time, par un mix of high and low, « un mélange de bonnes et de mauvaises raisons ». À 91 ans, Mark Felt, dont la mémoire est, dit-on, chancelante, ne risque plus rien : il peut se permettre de faire connaître la vérité à Joan, sa fille, et à Nick Jones, son petit-fils. Et il ne manquera pas de défenseurs, tel l’hebdomadaire britannique The Economist, pour affirmer qu’il a mené le bon combat. Et puis, il y a également une bonne brassée de dollars à ramasser ! Les droits d’un livre ont été vendus à Public Affairs Books pour, dit-on, 1 million de dollars. Et ceux d’un futur film ont été achetés par Universal Pictures. Il serait produit par Playtone, la société de Tom Hanks.
Et Nixon ?
Dans les mois qui suivent sa réélection, il nie toute implication dans l’affaire du Watergate, malgré l’ouverture de deux enquêtes diligentées l’une par la justice, l’autre par une commission sénatoriale. Le 13 juillet 1973, son ancien secrétaire personnel, Alexander Butterfield, révèle qu’il a enregistré systématiquement toutes les conversations tenues dans le Bureau ovale de la Maison Blanche depuis 1971. Mais il refuse de livrer les bandes. Ses collaborateurs et les responsables du Comité pour sa réélection sont inculpés de faux et de parjure. Fin juillet, sur injonction de la Maison Blanche, le président doit quand même remettre les bandes correspondant à la période du Watergate. Le 30 octobre 1973, le Congrès ouvre une procédure d’impeachment. Le 8 août 1974, Nixon annonce sa démission.
Son commentaire ? « Avoir essayé d’installer des tables d’écoute chez un adversaire politique ne me paraissait pas un crime d’ordre moral. »

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