Gordon Brown le patient anglais

Le chancelier de l’Échiquier espère depuis des années que son ami Tony Blair lui céderason poste de Premier ministre. En vain jusqu’à présent Portrait d’un ambitieux qui attend son heure.

Publié le 11 juillet 2005 Lecture : 6 minutes.

« Pour affronter le plus grand des maux de notre temps, nous devons organiser la plus grande croisade de notre temps ! » L’homme qui apostrophait ainsi les manifestants antipauvreté réunis à Édimbourg (Écosse) avant l’ouverture du Sommet du G8 – et, aussi, avant les attentats meurtriers qui ont frappé Londres le 7 juillet -, se nomme Gordon Brown. C’est un puissant : il est le ministre britannique des Finances. Et, à ce titre, il participait à la réunion des pays les plus industrialisés du monde dont la lutte contre la pauvreté en Afrique devait être le thème majeur. Mais cet homme est également l’ami et le rival de Tony Blair. Portrait d’un politicien pas comme les autres…
En 1994, le Granita était un restaurant londonien branché. Il n’était pas facile à l’époque d’y obtenir une table et l’on se serait presque battu pour avoir le privilège d’y déguster une tomate mozzarella. Le 31 mai de cette année-là, deux hommes y dînent. L’un et l’autre sont des étoiles montantes de la politique anglaise. À la fois amis et rivaux, Tony Blair et Gordon Brown sentent que leur heure a sonné. Alors, afin que le destin ne soit pas entravé par une de ces batailles où chacun des combattants, y compris le vainqueur, perd davantage qu’il ne gagne, ils concluent un pacte.
La direction du Parti travailliste, désormais vacante puisque le leader du mouvement, John Smith, vient de mourir, reviendra à Tony. Bien qu’il soit l’aîné, Gordon accepte de s’effacer. Mais – et voilà ce qui fait toute la saveur de ce fameux dîner – une clause secrète aurait été également adoptée, selon laquelle Blair s’engage à céder son poste de Premier ministre à Brown après avoir accompli un premier mandat. Un tel pacte a-t-il réellement été noué ? Nul ne peut en jurer. Les deux hommes, en tout cas, le démentiront. Tony, clairement : « Il n’existe aucun gentlemen’s agreement de ce genre. Ce n’est pas à moi de choisir mon successeur. » Gordon, lui, restera plus vague, se bornant à réaffirmer que cette conversation portait sur « quelque chose de très privé ». Quoi qu’il en soit, la rumeur court toujours, alimentée, depuis plus de dix ans, par la presse anglaise et les bourdonnements de la classe politique. Au point qu’aujourd’hui il se murmure à nouveau qu’après le troisième succès travailliste aux élections législatives du 5 mai dernier, Tony pourrait laisser la place à son ministre des Finances, peut-être même cette année. Si tel était le cas, Gordon Brown, 54 ans, n’aurait plus que quelques pas à faire pour mettre fin à sa longue marche. Quelques pas, puisque son bureau de chancelier de l’Échiquier, sur lequel il règne depuis huit ans, est situé au 11 Downing Street et que celui de Premier ministre est au 10. Il verrait ainsi l’aboutissement d’une patience exemplaire : figure majeure de la politique britannique, n’aspire-t-il pas, depuis vingt ans, à diriger le gouvernement de sa Très Gracieuse Majesté ?
La politique, il est vrai, l’a saisi tôt. À l’âge de 12 ans déjà, cet Écossais, fils d’un pasteur presbytérien et socialiste, distribuait des tracts en faveur du Parti travailliste. Un temps, le sport l’attire, et il rêve de devenir joueur de rugby professionnel. Mais il perd son oeil gauche, à 16 ans, à la suite d’un coup reçu dans une mêlée, ce qui sonne le glas de ses ambitions sportives. Le démon de la politique le reprend. Au point de ne plus le quitter… et d’empoisonner sa vie privée. Comme, par exemple, sa liaison avec la princesse Margarita de Roumanie, fille du roi Michel et descendante de la reine Victoria. Au bout de cinq ans, elle met un terme à leur histoire, car, confiera-t-elle plus tard, « il n’y en avait que pour la politique, la politique et encore la politique ». Une autre relation, qui dura treize ans, avec une avocate d’Édimbourg fut, elle aussi, détruite par cette passion dévorante de Gordon pour la chose publique. Aujourd’hui, il vit, depuis 1994, avec la codirectrice d’un bureau de conseil qu’il a épousée il y a cinq ans et avec qui il a un petit garçon – leur premier enfant, Jennifer, est morte à l’âge de 10 jours.
Mais la politique, qui lui a beaucoup coûté, lui a aussi très vite apporté de grandes satisfactions. À 30 ans à peine, Gordon est élu député d’une circonscription proche d’Édimbourg. C’est à cette époque qu’il rencontre Tony Blair : ils entrent le même jour au Parlement et vont y partager pendant quatre ans un bureau aussi minuscule que sombre. Très vite, ils éprouvent l’un pour l’autre une vive amitié. Non seulement ils apprennent à se connaître et à s’apprécier, mais leurs tempéraments se complètent. L’un, Tony, sémillant et charmeur, soigne déjà sa communication. L’autre, Gordon, faussement indolent, travailleur acharné en réalité, acquiert une réputation de moine-soldat de la politique. Volontiers taiseux, il se montre plus à l’aise dans un cercle d’intimes que devant un auditoire inconnu. L’un ne déteste pas papillonner, l’autre est plus introverti, plus rude, concentré sur le fond des choses et moins attentif à la forme, comme si les principes moraux que lui avait inculqués son père, son héros, servaient toujours de socle à son action. Tous deux sont profondément chrétiens, et cette même foi cimentera encore davantage leur amitié. Au point qu’on surnommera « B & B » ce « couple » qui sera, pendant près de dix ans, inséparable – une exception en politique. D’autant qu’ils gravissent ensemble les échelons du parti. Gordon, dans un premier temps, guide l’attelage. Avec sa voix grave, sa puissante carrure, sa crinière brune, il dégage une impression de puissance et de solidité que Tony, plus fluet, n’a pas encore. Les deux hommes partagent la même analyse et sont mus par la même obsession : moderniser le Labour, qui va d’échec électoral en échec électoral, en lui faisant comprendre qu’une élection se gagne au centre, avec le concours des classes moyennes, et qu’il ne peut plus se contenter de camper à gauche, auréolé de sa réputation de « parti des travailleurs », mais prisonnier de son image de laxisme sur les choix fiscaux et budgétaires.
L’économie sera la grande affaire de Gordon Brown. Dans l’opposition, à l’aube des années 1990, il devient responsable des finances au sein du shadow cabinet, le gouvernement fantôme. C’est donc tout naturellement qu’en 1997, lorsque les travaillistes reviennent enfin aux affaires, il est nommé chancelier de l’Échiquier. Ce sera à la fois sa gloire et son dépit. Son dépit, car, coincé à ce poste, il laisse malgré lui Tony Blair occuper le devant de la scène et que ce dernier, au fil des ans, vole de succès en succès et occupe solidement la fonction de Premier ministre. Mais aussi sa gloire, car Brown va profondément moderniser l’économie britannique. Depuis, il a acquis une telle popularité que, lors des dernières élections, bon nombre de travaillistes attribuaient le mérite de leur succès à leur chancelier de l’Échiquier plutôt qu’à leur Premier ministre !
De fait, sous son impulsion, l’économie nationale se porte plutôt bien : le chômage et l’inflation sont faibles, les taux d’intérêt sont bas et la croissance reste soutenue. Brown, qui est parvenu à réconcilier le vieux Labour avec l’idée de compétition économique, est avant tout partisan de la « stabilité » : « En matière de finances publiques, je crois dur comme fer à la stabilité », aime-t-il répéter. Cela lui a valu la confiance des milieux d’affaires, qui lui savent gré d’avoir joué le jeu des entreprises pour soutenir la croissance sans trop augmenter les impôts. Et cela lui vaut également l’estime de la droite !
Pourtant, dans le même temps, cet adepte des réformes, partisan de la libéralisation des marchés, reste viscéralement un homme de gauche. Grand défenseur des services publics, il a toujours lutté contre la pauvreté et les inégalités sociales, et reste partisan d’une vraie redistribution des richesses. Hostile aux privatisations, il ne rechigne pas à l’interventionnisme. Et renâcle aux mesures néolibérales de Blair dans les domaines de la santé et de l’éducation. Ce qui lui vaut la profonde sympathie de la gauche, où il reste profondément enraciné. Tel est l’homme le plus populaire du Royaume-Uni, le vice-roi de fait du pays, à la fois meilleur allié et meilleur rival de Tony Blair. Un homme qui, patiemment, attend son heure.

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