Vergès dans le rôle de Vergès

Réalisé par Barbet Schroeder, le documentaire L’Avocat de la terreur revient sur le parcours parfois ambigu du célèbre défenseur. Et retrace l’histoire de l’anticolonialisme et du terrorisme.

Publié le 11 juin 2007 Lecture : 8 minutes.

« Un jour, quelqu’un m’a dit : Est-ce que vous défendriez Hitler ? J’ai répondu : Mais je défendrais même Bush ! À condition qu’il plaide coupable, bien sûr. » L’humour, la causticité, le courage, le sens de la répartie, mais aussi la provocation, le cynisme, la vanité, voire la suffisance, une bonne partie des qualités et des défauts de Jacques Vergès apparaissent dans cette réponse choc que l’avocat, aussi célèbre que controversé, faisait au grand cinéaste français d’origine suisse Barbet Schroeder alors qu’il l’interrogeait pour les besoins de son dernier film sur sa conception très particulière du métier de défenseur. Avec, en arrière-plan évidemment, une autre question : mais pourquoi, lui, l’ancien résistant, le pourfendeur de toutes les occupations étrangères, a-t-il été défendre le tortionnaire nazi Klaus Barbie ? À l’instigation, de surcroît, d’un compagnon de route notoire des nazis, le banquier suisse François Genoud ?
Des moments étonnants, passionnants ou drôles, ce documentaire en recèle beaucoup, à l’instar de celui resté fameux que Schroeder avait consacré autrefois à Idi Amin Dada. Mais, alors que ce dernier film était en fin de compte totalement à charge contre le pittoresque et cruel dirigeant ougandais, qui se ridiculisait lui-même à force d’en faire trop devant la caméra du réalisateur, Vergès conserve pour l’essentiel sa réputation – bonne ou mauvaise – intacte au bout de la projection. Sans doute parce que, même quand il défend l’indéfendable, Vergès l’incontrôlable apparaît toujours comme un esprit libre. Mais aussi parce que le style du film le sert.
À l’inverse, par exemple, d’un Michael Moore, qui privilégie la forme pamphlétaire pour asséner une vérité à l’évidence préétablie sur les sujets qu’il traite, Shroeder, qui se refuse à commenter les images par une voix off, faisant confiance à l’efficacité du montage, donne à son documentaire l’allure d’une véritable fiction, d’un thriller plus précisément où il serait question de découvrir progressivement la vérité sur la vie aventureuse et parfois mystérieuse de Vergès. En centrant cette recherche sur un axe : les rapports entre l’avocat et le terrorisme contemporain. D’où le titre du film qui aurait d’ailleurs été soufflé au réalisateur par son personnage principal, ravi, paraît-il, d’énerver les chantres actuels de l’antiterrorisme, ses ennemis idéologiques de l’heure, les Américains, en se présentant comme l’« avocat de la terreur ».
Le tout début du long-métrage entend donner la clé de ce qui inspirera toute la carrière de Vergès : né d’une mère vietnamienne et d’un père réunionnais, il connaîtra immédiatement la condition des dominés, et plus particulièrement des colonisés. D’où son réflexe immédiat de s’engager à 17 ans à peine auprès de De Gaulle dans la résistance contre l’occupant allemand du sol français. D’où, surtout, quelque temps après son entrée relativement tardive au barreau en 1949, l’année même où il était devenu président de l’Association des étudiants coloniaux, son intérêt rapide pour ce qu’on nomme alors simplement dans l’Hexagone les événements d’Algérie. Son premier procès important sera ainsi celui qui l’amène à défendre, pour le compte du Parti communiste auquel il a adhéré, des étudiants qui ont tenté d’empêcher le départ de recrues pour combattre les indépendantistes en Algérie.

La cause qui le rendra célèbre peu après le milieu des années 1950 sera encore liée à la guerre d’Algérie. Après avoir quitté le PC, qui a décidé finalement de soutenir la politique de répression sans merci des insurgés algériens du chef de gouvernement socialiste Guy Mollet, il a créé avec quelques autres un collectif d’avocats français au service du FLN. Ce qui l’amène à défendre Djamila Bouhired, la jeune de la Casbah qui a posé la bombe du Milk Bar, au début de l’offensive terroriste du FLN, en réponse à des actions semblables des ultras de l’Algérie française. Lors de son procès en pleine bataille d’Alger, où l’accusée, torturée pendant dix-sept jours, entend hautement revendiquer son acte patriotique malgré les victimes civiles, il n’est pas question de plaider coupable mais de poursuivre le combat contre le colonisateur. C’est ainsi que Vergès invente sa célèbre « défense de rupture », celle qu’il estime la meilleure pour défendre un militant qui a épousé une cause politique et qui n’attend rien d’un dialogue avec ceux qui le poursuivent en justice pour avoir violé la loi. Résultat : Djamila Bouhired est condamnée à mort, mais elle accueille la sentence avec un éclat de rire. Ce qui amènera immédiatement le président du tribunal qui la juge à se ridiculiser avec cette remarque incongrue : « Ne riez pas, Madame, c’est grave. »
Vergès participera grandement en organisant une intense campagne de presse à sauver de l’exécution sa cliente, dont il est par ailleurs tombé amoureux – il l’épousera quelques années plus tard, après sa libération. Et il continuera, bravant les menaces de mort, d’uvrer pour le FLN, jusqu’à ce qu’il soit interdit d’exercer et doive partir en exil. Après l’indépendance, il se mettra au service du gouvernement algérien, aussi bien en tant qu’avocat que journaliste pour le compte de la revue Révolution africaine. Il sera chargé ainsi par Alger de défendre certains des premiers fedayine arrêtés en Israël, un combat pour la cause palestinienne, au service en général des hommes et des mouvements les plus violents, qu’il ne cessera plus de mener.

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Obligé, en raison de désaccords politiques avec le pouvoir, de se rabattre en Algérie sur un travail d’avocat du quotidien – divorces, etc. – qui ne le passionne guère, Vergès retourne en France au milieu des années 1960. Bien qu’ayant été blessé autrefois dans une manifestation à Paris où l’on dénonçait l’assassinat de Lumumba et ses responsables, au premier rang desquels figurait Moïse Tschombé, l’homme de la sécession katangaise à l’orée de l’indépendance du Congo, Vergès – qui cultive déjà le paradoxe – accepte de représenter ce dernier, arrêté et emprisonné à Alger après un détournement d’avion. Et il continue surtout à défendre de nombreux Palestiniens accusés de terrorisme, notamment ceux du FPLP de Habbache et Waddi Haddad. Jusqu’à ce qu’en février 1970 il disparaisse totalement, pour huit ans.
Disons-le d’emblée : le film ne lève pas le secret sur cette disparition tant commentée et jamais expliquée. Vergès se contente de dire à Schroeder : « Je n’étais pas sur la lune. J’étais avec des gens, et ils sont discrets comme moi, pour des raisons sérieuses. » Le réalisateur a essayé d’aller plus loin en interrogeant de nombreux témoins sur les principales hypothèses avancées sur ce qu’a alors fait l’avocat, devenu certainement l’agent d’on ne sait quel régime ou quelle cause. La plus souvent retenue, et qui suppose qu’il a rejoint Pol Pot – qu’il a connu étudiant – au Cambodge, est sérieusement mise à mal par des anciens dirigeants Khmers rouges, qui la contredisent face à Schroeder avec de sérieux arguments. D’autres pistes – Cuba, Moscou, l’Afrique du Sud – paraissent assez peu crédibles ou totalement improbables. La Chine, où, après avoir servi comme agent en Asie du Sud-Est, il aurait été longuement emprisonné ? Aucun indice sérieux ne l’établit. La RDA ? Pas impossible, mais l’ouverture des archives de la Stasi ne l’a pas confirmé. Les camps palestiniens ? De très bonnes chances, assurément, mais ce n’est pas démontré.

Lorsqu’il réapparaît en 1978, Vergès connaît rapidement une nouvelle célébrité grâce aux causes qu’il défend. Des terroristes palestiniens, arméniens, libanais pro-iraniens. Des membres du groupe Carlos, et en particulier Magdalena Kopp, la compagne du Vénézuélien devenu l’ennemi numéro un en Occident, dont il serait tombé raide amoureux – une réédition, pensent certains, du cas Bouhired -, mais cette fois son redoutable rival l’emporte. A-t-il été seulement l’avocat de ces terroristes – de ces combattants politiques pour une juste cause d’un autre point de vue que le sien – ou a-t-il été un de leurs auxiliaires à l’occasion ? A-t-il en particulier aidé directement le réseau Carlos ? Le film pose ces questions, témoignages à l’appui, sans pouvoir donner une réponse définitive au-delà de forts soupçons.
Parmi les grands dossiers du Vergès des années 1980 et 1990, qu’on dit pourtant devenu purement cynique en politique, deux se rattacheront plus particulièrement, même si c’est indirectement, au combat anticolonialiste de ses débuts. C’est d’abord, paradoxalement une nouvelle fois, la défense du chef de la Gestapo de Lyon Klaus Barbie. Il détourne le procès, toujours selon sa stratégie de la rupture, en accusant l’accusateur, en l’occurrence l’État français, d’avoir utilisé dans les colonies, notamment en Algérie, les mêmes méthodes que celui qui est jugé pour avoir pratiqué la torture. Ensuite, ce sera la défense, plus facile à assumer évidemment, du jardinier marocain Omar Raddad, accusé d’un crime (le fameux « Omar m’a tuer ») et manifestement jugé en fonction non seulement des faits mais aussi de son origine.

Au total, le film de Schroeder, très elliptique pourtant sur certains aspects contestables de la vie de l’avocat (en particulier sa défense lucrative, mais pas toujours très honorable de nombreux puissants d’Afrique), ne sert pas toujours la cause de l’homme Vergès. Le voir et l’entendre affirmer, par exemple, très satisfait, qu’il était seul à plaider pour Barbie contre trente-trois parties civiles représentées par de prestigieux défenseurs, donc qu’il « vaut trente-trois fois plus que ces avocats », ne grandit certes pas son personnage. Mais même ce narcissisme mal contenu, tout comme son côté épicurien de fumeur de cigares et d’amateur de bonne chère ou sa pose de séducteur un peu inquiétant, participe à construire son image de personnage de roman, de héros cinématographique. Et contribue à donner tout son sel au film.

Le réalisateur, après bien d’autres, a-t-il été manipulé en fin de compte par l’avocat rusé – diabolique disent ses nombreux ennemis ? Sans doute en partie, même si son enquête, au-delà de l’interview-fleuve de Vergès, qui donne son lien au long-métrage, était libre et si le final cut lui appartenait. D’ailleurs Vergès, qui, selon Schroeder, n’a pas aimé le film la première fois qu’il l’a vu, a vite compris qu’il ne devait pas se formaliser des scènes qui font apparaître ses travers. Avant la projection cannoise, il aurait déclaré au même Schroeder que, finalement, il pensait que ce film était exceptionnel « à cause de lui et de sa performance d’acteur, le réalisateur n’ayant fait qu’ajouter des archives et des témoins ». Ce qui rejoint l’avis du mensuel de cinéma Première, qui estimait que si le film avait été en compétition sur la Croisette – il était présenté dans la section Un certain regard -, le prix d’interprétation aurait fort bien pu aller pour une fois à la vedette d’un documentaire.

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