[Tribune] Fortement critiqué, le Qatar est pourtant le seul pays du Golfe à ériger un droit du travail
La Coupe du monde de football approche et critiquer la situation des travailleurs étrangers qui peinent sur les chantiers du Qatar reste de bon ton. Pourtant, Doha fait de vrais efforts pour améliorer leur condition.
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Sébastien Boussois
Docteur en sciences politiques, spécialiste des relations euro-arabes et collaborateur scientifique du Cecid (Université libre de Bruxelles), auteur d’« Émirats arabes unis, à la conquête du monde » (éd. Max Milo).
Publié le 5 mai 2021 Lecture : 6 minutes.
Le Qatar-bashing est devenu depuis longtemps une religion pour certains en France. Le sujet des droits des travailleurs est très souvent abordé et, de fait, la situation n’était pas bonne il y a dix ans, comme dans tout le Golfe.
Mais le Qatar l’a reconnu et a entamé un long processus d’évolution et d’ouverture qui porte déjà ses fruits mais demande encore de nettes améliorations, ce que le pays ne nie pas.
Polémique sur polémique
L’approche de la Coupe du monde 2022, qui met les pleins feux sur le pays, produit polémique sur polémique, ce qui permet avant tout de détourner le regard de certains de ses voisins et détracteurs, qui s’en donnent à cœur joie en matière de violation des droits humains élémentaires, et notamment de ceux des travailleurs.
En Arabie saoudite, l’opacité est totale
Aux Émirats arabes unis, le système de parrainage moyenâgeux de la kafala existe toujours, le blanchiment d’argent et la spéculation dans l’immobilier sont devenus religion d’État, et les chantiers employant une main-d’œuvre immigrée sans fin depuis vingt ans et jusqu’à l’exposition universelle Dubaï 2020 sont d’un autre calibre que les chantiers qataris.
En Arabie saoudite, l’opacité est totale, en particulier en ce qui concerne les grands chantiers de la ville futuriste de Neom, voulue par le prince héritier Mohammed Ben Salmane, à la tête d’un des pays les plus rétrogrades du monde arabe du point de vue des droits humains.
Un événement rare
Alors que les attaques contre Doha fleurissent à nouveau, on semble oublier que tout ce qui a été reproché à l’État qatari depuis dix ans l’a fait avancer en la matière et l’a poussé à collaborer avec les institutions internationales.
Voir la plus grande manifestation sportive du monde organisée dans un pays musulman, c’est un évènement suffisamment rare pour s’en réjouir a minima
Le Qatar a organisé près de 450 compétitions de dimension internationale depuis vingt ans. En 2022, il accueillera la Coupe du monde de football, qui se tiendra pour la première fois dans un pays arabe. La région n’est pas réputée pour son avant-gardisme en matière de droits humains, c’est un fait. La guerre des récits dans le Golfe est violente et c’est à qui dénoncera le plus grossièrement son voisin pour éviter de retenir ou d’attirer l’attention.
Mais voir la plus grande manifestation sportive du monde organisée dans un pays musulman, c’est un évènement suffisamment rare dans l’histoire de la région, prise entre crises et instabilité permanente depuis des décennies, pour s’en réjouir a minima.
Les Arabes seront pour une fois presque tous unis autour du sport le plus populaire de la planète. Des milliards d’individus auront les yeux rivés sur le tournoi quotidiennement pendant un mois. Les polémiques, d’ici là, auront sûrement disparu car ce sera le moment des réjouissances, du jeu, du cirque.
Un embryon de droit du travail
L’attribution de la Coupe du monde ne signifie toutefois pas que le Qatar s’est vu délivrer un blanc-seing : il doit maintenir la pression et poursuivre ce long chantier entrepris depuis plusieurs années afin de produire un embryon de droit du travail pour les 80 % de sa population qui sont immigrés et viennent essentiellement d’Inde, du Bangladesh et du Népal. Des pays pauvres, ravagés qui plus est en cette période de pandémie.
Il est un peu absurde de résumer les économies que réaliserait le Qatar sur le dos de ces populations, alors qu’un salaire minimum vient d’être mis en place, que les heures supplémentaires sont plafonnées, et que ces ouvriers envoient le gros de leurs revenus à leurs familles restées dans leur pays d’origine.
Les revenus issus de la Coupe du monde seront bien plus importants que de prétendues économies de bouts de chandelles réalisées au détriment des immigrés. Il y a dix ans, le témoignage d’un chauffeur de taxi venu de l’océan Indien était parfois douloureux à entendre. Aujourd’hui, les étrangers manifestent leur souhait de continuer à travailler au Qatar au regard de la situation dans les pays voisins.
Qu’a fait concrètement Doha pour aller dans le sens de l’Histoire ? Il a commencé par abandonner la kafala, donc. Des milliers d’ouvriers meurent sur les chantiers pharaoniques de Dubaï tout comme de nombreux autres ont perdu la vie au Qatar, mais Doha en a tiré des leçons. Désormais, un bureau de l’Organisation internationale du travail est chargé d’aider le pays à installer et faire appliquer une législation concernant le travail, que les entreprises privées peinent encore parfois à faire respecter.
En Europe aussi
Quel autre pays en a-t-il fait autant dans le Golfe ? Aucun. Tous ces micro-États disposent d’une population faible et aspirent à accueillir des évènements mondiaux qui nécessitent une immigration économique comme celle que l’Europe a connue dans les années 1970. Combien sont morts alors dans les mines et les usines, fournissant le travail harassant nécessaire à la reconstruction du Vieux Continent ?
500 personnes meurent chaque année d’accidents du travail en France
Aujourd’hui encore, 500 personnes meurent chaque année d’accidents du travail en France. En dix ans, 5 000 décès, 78 000 blessés graves et 2 600 maladies professionnelles reconnues ont été recensés. Le tout pour un volume de chantiers largement inférieur à celui du Qatar.
Rappelons enfin que la majorité de ces chantiers sont sous la maîtrise d’œuvre de sociétés françaises ! Ce sont donc elles qui doivent, aussi, contribuer à ce que le secteur privé dans son ensemble applique la nouvelle législation. L’inspection du travail n’est pas encore suffisante mais déjà 7 000 constats ont été dressés l’année dernière. De plus, une application multilingue permettant à chaque travailleur de connaître ses droits et ses devoirs vient d’être lancée.
« Des critiques à géométrie variable »
Plus de dix ans après les faits, des détracteurs du Qatar continuent aussi à dénoncer les processus d’attribution de la compétition par la Fédération internationale de football association (Fifa). Mais à ce jour, aucun procès n’a abouti sur une condamnation pour corruption des dirigeants des grandes fédérations sportives. Si les rumeurs qui circulent étaient fondées, l’institution serait à l’arrêt, en refonte ou en faillite. Or il n’en est rien.
Tous les quatre ans, la Coupe du monde surgit avec son lot de surprises et de polémiques. Certains avaient contesté l’attribution à la Russie de l’organisation de l’édition 2018, mais les vrais fans de football s’étaient réjouis, se contre-fichant bien de la politique. Et il a fallu attendre longtemps pour entendre des voix dénoncer la situation des Ouïgours après que la Chine a été désignée pour recevoir les Jeux olympiques d’hiver de 2022. À tort ou à raison. Du pain et des jeux avant tout, des critiques à géométrie variable ensuite.
On peut appeler au boycott, crier au scandale… Et après ? Surtout quand le pays en question, tel le Qatar, reconnaît ses failles et cherche à les corriger. Ne vaut-il pas mieux miser sur les évolutions et contraintes induites par le jackpot que représente l’organisation d’un tel événement, pour faire passer un message ? La Coupe du monde 2022 pourrait servir à cela.
Plutôt que d’exclure par principe tout le Moyen-Orient, ne vaut-il pas mieux accompagner les pays dans leur ouverture ?
Et parce que les instances qui attribuent ces compétitions seront régulièrement confrontées aux mêmes polémiques, ne faudrait-il pas tout simplement inclure dans les candidatures un chapitre clair et précis sur le respect des droits humains ? Cela fera gagner du temps à tout le monde.
En choisissant un pays hôte, les fédérations lancent aussi un message d’espoir vers des régions où l’organisation de grandes compétitions est moins attendue et pourrait permettre à certains pays d’accélérer leur développement dans de nombreux domaines.
Plutôt que d’exclure par principe tout le Moyen-Orient, ne vaut-il pas mieux accompagner les pays dans leur ouverture, ne pas condamner d’emblée ceux qui tentent d’améliorer les choses, même s’ils reviennent de loin ?
Ça n’aurait aucun sens et surtout ce serait totalement contre-productif, à moins de se satisfaire, peu démocratiquement d’ailleurs, de n’octroyer l’organisation de compétitions de haut vol qu’à des pays occidentaux. Quant à multiplier les appels au boycott, cela enverrait un bien mauvais signal aux futurs pays qui décrocheront des compétitions majeures en dehors du cercle occidentalo-centré – ce qui arrivera de plus en plus, car le monde glisse à l’est – et qui renonceraient dès lors à toute ouverture, s’estimant condamnés d’avance. Condamnation d’autant plus injuste que les exemples du Brésil ou de l’Inde nous ont montré que rien ne prouve que les démocraties « à l’occidentale » d’aujourd’hui n’abritent pas les régimes populistes anti-démocratiques de demain.
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