Ma coiffeuse, Sarkozy et le trésor du Kef

De Tunis au Nord-Ouest après un crochet par l’île de Djerba, notre envoyée spéciale s’est replongée dans la Tunisie profonde.

Publié le 11 juin 2007 Lecture : 10 minutes.

C’est devenu une habitude : sitôt arrivée à Tunis, je cours chez le coiffeur. Ici le brushing est à 3 euros, contre 40 euros à Paris. Dans le salon, l’ambiance est morose. Ma coiffeuse n’a pas le cur à l’ouvrage, elle vient de perdre une de ses amies dans un accident de voiture sur la route de Tripoli, où elle allait se procurer divers produits destinés à être revendus au détail. C’est le dernier métier féminin à la mode, ici : le commerce des fringues et des cosmétiques achetés à bas prix en Libye. Les clientes sont le plus souvent des mères de futures mariées, qui, parfois, prennent le risque de se rendre en personne de l’autre côté de la frontière. Kadhafi, pourvoyeur de trousseaux pour fiancées tunisiennes ?
J’essaie de détendre l’atmosphère et interroge ma coiffeuse : la Star Academy de la nouvelle chaîne Nesma marche-t-elle bien ? Les mariages seront-ils nombreux cet été ? J’enchaîne sur ce maudit hiver qui n’en finit pas Rien à faire. Alors, je me plonge dans la pile de journaux ramenés de l’avion. À vrai dire, leur lecture ne risque pas de me remonter le moral : « À Sousse, une bousculade a fait trois morts dans une soirée de gala » ; « un jeune homme tue son père » ; « une Tunisienne prise en otage dans une cave par son mari libyen » Et j’en passe !
Une fois « brushinguée », je cède à mon deuxième réflexe et passe quelques coups de fil pour m’informer des manifestations culturelles dans la capitale. Qu’est-ce qui fait chanter Tunis, ces jours-ci ? On me répond que la Semaine du jazz vient de s’achever ; que la Biennale de la danse, de Sihem Belkhoja, bat son plein ; et que la Foire du livre sera close le lendemain. Bien sûr, je m’y précipite.

Dans le hall d’entrée du Palais des expositions, au Kram, un spectacle inattendu m’attend. De jeunes garçons et des grands-pères au look d’imam tendent des sébiles en direction des visiteurs : « C’est pour la construction d’une mosquée, Allah appréciera votre geste et vous couvrira de Ses bienfaits ! » À celui qui m’interpelle, je réponds sans réfléchir : « D’accord, je donne une pièce, à condition que ce soit pour l’édification d’une maison de la culture. » Son regard me fait froid dans le dos.
À l’intérieur, barbes et voiles abondent, à la différence des stands de livres religieux, beaucoup moins nombreux que dans les manifestations de ce type organisées dans d’autres capitales arabes. Ici, le fidèle trouvera des cassettes de prédication et de psalmodies du Coran, des best-sellers comme Les Souffrances de la tombe tout un programme ! -, mais point d’ouvrages vantant le terrorisme ou fournissant la marche à suivre pour devenir un kamikaze. Les organisateurs de la Foire de Tunis ont la réputation d’être exigeants sur le contenu. J’ai vu de mes yeux un responsable demander à un éditeur égyptien de débarrasser son stand de « la momie en noir » qu’il venait d’engager comme vendeuse, une géante voilée de la tête aux pieds, qui, paraît-il, servait de « signal aux Frères ».
En sortant, je croise sur l’immense parking des bouquets de jeunes filles à peine débarquées, par cars entiers, des quartiers pauvres de la capitale. Pour les inciter à aimer les livres, on leur a offert le voyage, des tickets-restaurant, des ouvrages dédicacés Je respire.
Au retour, la circulation est totalement bloquée, mais je reste de marbre. Pour une fois qu’un « bouchon » n’est provoqué ni par l’hypermarché Carrefour ni par un match de foot, mais par un événement culturel Arrivé dans le centre-ville, mon taximan n’arrête pas de râler : « C’est la foire [on ne parle pas de la même] ! Il n’y a plus d’heure pour rouler tranquillement. Trop de gens prennent le volant alors qu’ils devraient être au bureau, trop de voitures populaires, trop de chantiers Que Dieu nous vienne en aide ! »

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Tiens, Dieu, justement L’occasion m’est offerte d’une petite balade à l’intérieur de l’islam confrérique, à travers zaouïas et mausolées de Tunis. Apparemment, la foi est encore vivace et le culte des saints n’a rien perdu de sa force. Le patio de Sayyida Manoubia est plein à craquer. Des jeunes filles y écrivent sur les murs, au henné, le nom de l’élu de leur cur. Dans la Médina, penchée sur la tombe de Sidi Brahim Riyahi, j’observe de respectables dames tentant d’exorciser leur mal de vivre. Plus tard, à Sidi Belhassen, je contemple un rituel millénaire : assis dans sa djebba rutilante, son servant à ses pieds, le descendant du saint patron de Tunis, Hassan Belhassen, reçoit ses visiteurs, qui, tradition oblige, déposent sur son épaule un baiser
De ce bref voyage sous les saintes coupoles, je reviens rassurée. Apparemment, l’islam wahhabite ne l’a pas emporté au Maghreb. Quoique On me raconte que certains « Frères » ont déclenché une guerre souterraine contre les traditions qui font l’identité tunisienne. Ils insinuent que les zarda [fêtes pour les saints] sont haram [illicites], qualifient les rituels de « rites païens » et menacent de l’enfer de vieilles dames qui allument des bougies dans les enceintes des marabouts.
« Non mais, qu’est-ce qu’ils croient ? s’indigne une de mes amies, laïque convaincue. Que le tchador et les gants noirs font partie de notre tradition ?
– Dans le Golfe, on entend dire à la télévision que nous, les Tunisiens, ne sommes pas musulmans, ose sa sur aînée, voile sur la tête depuis son pèlerinage à La Mecque.
– N’écoute plus ces sornettes, ma chérie. Nous n’avons rien à voir avec ces gens-là. L’islam tunisien est différent, tolérant.
– Alors, il faut le dire, pleurniche la sur. Il faut le clamer à la télévision, comme eux, parce qu’ils finissent par nous complexer ! »
Et si c’était là l’origine du mal-être de tant de Maghrébins, écartelés entre leur propre histoire et l’islam wahhabite et salafiste qu’on tente de leur imposer de l’extérieur, par le biais de chaînes de télé ? Plus je fais parler les gens, plus je prends la mesure de l’influence des prédicateurs du Golfe sur le croyant moyen – et, plus encore, la croyante ! Elle se manifeste dans le port du hijab, bien sûr, mais aussi dans la multiplication des best-sellers traitant de l’Au-Delà, du Jugement dernier ou des recettes pour échapper à l’enfer. Dans les taxis, on est de plus en plus souvent accueilli par des psalmodies ; il n’y a pas si longtemps, c’était par Oum Kalthoum ou Ali Riahi. La « médecine du Prophète » fait, sinon des miracles, du moins de nouveaux adeptes, et, dans les conversations, Allah et Mohammed sont, à tout propos, pris à témoin. Peu à peu, le très musulman Assalamou Alaïkoum supplante ses équivalents dialectaux : Sbah al-khir [bonjour] ou Ymassik-bilkhir [bonsoir].

Ce soir, je prends l’avion pour Djerba, cette île que l’on dit douce et qui l’est, en effet, par les murs de ses habitants, la sérénité de ses cieux et la confiance qui y règne : le soir, les commerçants rentrent chez eux en laissant leurs marchandises devant leur boutique, sans crainte des voleurs. Bien sûr, il y a des policiers à tous les carrefours, mais c’est à cause du pèlerinage juif de la Ghriba, qui vient de s’achever, et du démantèlement, il y a quelques semaines, d’un réseau islamiste.
Lors de l’habituelle conférence de presse, Pérez Trabelsi, le responsable de la synagogue de la Ghriba, se débrouille comme il peut face aux flashes des photographes et aux questions qui fusent de toutes parts. Vêtu d’un costume traditionnel djerbien, il répond en arabe et paraît impressionné. Impossible de connaître le nombre exact de pèlerins, cette année : 4 000, affirme Pérez ; 1 500, tout au plus, corrige un habitué. Un peu plus tard, au cours d’une soirée privée, le fils de Pérez Trabelsi avancera le chiffre de 2 500 Quoi qu’il en soit, on reste loin des 5 000 pèlerins de 1999. Entre-temps, il est vrai, il y a eu l’attentat de 2002 contre la synagogue et les sanglantes opérations d’al-Qaïda au Maghreb islamique La présidentielle française a aussi joué son rôle. De nombreux juifs ont préféré accomplir leur devoir électoral plutôt que de se rendre rituellement à la Ghriba, tant cette consultation leur tenait à cur, estime un journaliste libanais de Paris.
Ce 6 mai, jour du second tour, nous attendons l’avion du retour pour Tunis. Peu à peu, la fièvre gagne tous les passagers. Sarkozy ou Royal ? Comme partout au Maghreb, la présidentielle française alimente les conversations et suscite des paris. Les Français de Tunisie auraient en majorité voté pour la seconde, me souffle quelqu’un. Au moment de l’embarquement, une confrère tunisienne reçoit un texto lui annonçant le résultat. « Tu peux boire ton dernier verre. RV avec valises à Bab Alioua [la célèbre station de bus et de louage de Tunis], nous rentrons au pays », indique le message.
À l’annonce du résultat définitif, les pèlerins hurlent leur joie : « On a gagné ! On a gagné ! » Ce qui a le don d’irriter d’autres Français, plus jeunes, qui ne semblent pas porter « Sarko » dans le cur. Pour un peu, tout ce petit monde en viendrait aux mains. Un jeune cameraman lance à l’adresse des pèlerins : « On voit déjà la France que vous nous préparez : arrogante et facho ! »

Après Djerba, le Kef. Je m’enfonce dans les terres en direction de la frontière algérienne. Ici, c’est l’ancien « grenier de Rome ». « L’herbe est haute comme ça, m’a déjà annoncé un cousin. Si ça continue, la récolte va être exceptionnelle ! » Depuis la route, j’aperçois des femmes déambulant dans les champs ou gravissant des collines. Elles « accueillent le printemps », comme c’est l’usage. Dans quelques jours, elles prépareront le bourzgan, un plat typique du Nord-Ouest qu’on sert une fois l’an, en mai.
Nous arrivons à hauteur d’une station d’autocars. Un voyageur nous interpelle : « S’il vous plaît, il part quand le car de 17 heures ? » La ponctualité n’a jamais été le fort des habitants de la région, qui ont une conception du temps bien particulière : seules les saisons rythment la vie des villageois, agriculteurs pour la plupart. Mais le gouvernorat du Kef se dépeuple. Au cours de cinq dernières années, 45 000 de ses habitants se sont exilés dans de grandes métropoles, plus riches.
Sur les hauteurs de la ville, Sidi Boumakhlouf est le refuge des derniers réfractaires à l’exode. Il est vrai que beaucoup sont revenus d’Europe ou du Canada, il y a quelques années : c’est l’élite intellectuelle. Avocats soixante-huitards ou anthropologues géniaux comme Mohamed Tlili, qu’on vient consulter depuis le monde entier, tous ont fait le pari de ne jamais quitter leur ville et sirotent paisiblement leur café à l’ombre de la Kasbah et de l’ancien palais où feu Habib Bourguiba venait s’aérer les bronches. Tunis, ses rumeurs et ses intrigues sont loin.
Si ces laïcs se félicitent que très peu de femmes de la région portent le foulard, ils s’inquiètent cependant : à l’heure de la prière, les mosquées ne sont pas assez grandes pour accueillir tous les fidèles, contraints de déborder sur la voie publique, et certains jeunes n’hésitent pas à prêcher jusque dans des caves. Ici, on ne parle pas d’affaires ni de projets industriels. Pour une simple raison : il n’y en a pas. La région est réputée pour ses céréales, mais aussi pour son imaginaire. C’est la terre du théâtre et du récit. La chanteuse Saliha et le comédien Lamine Nahdi en sont originaires. « Le seul trésor que nous possédons, c’est la culture, martèle Tlili, et il demande à être exploité. »

À 30 km de là, du côté de Dahmani. La vue des constructions sauvages et des rues semées de nids-de-poule me serre le cur. Mais il se trouve quelqu’un pour me réconcilier avec l’ex-Ebba Ksour : Hamida, qui vient de prendre la direction de la maison de la culture locale. À l’instar de Tlili, elle s’affirme convaincue de pouvoir vaincre l’inertie des villageois grâce aux manifestations culturelles qu’elle organise, comme cette pièce de théâtre sur Lalla Charda ou cet hommage aux « instituteurs de la République » qu’elle prépare.
J’apprends qu’à quelques lieues de là, près du site archéologique d’Althuberos, un curieux personnage nommé Ammar a choisi de se terrer dans une grotte pour mener une expérience picturale pour le moins singulière : la « peinture de l’infini ». Il compte bien, paraît-il, faire des adeptes dans le monde entier. En attendant, on vient lui rendre visite, par groupes entiers, depuis Tunis, où son histoire a fait le tour des salles de rédaction.
Sur le chemin du retour, le soleil brille sur les vieilles pierres d’Althuberos. Toutes n’ont pas encore été pillées… Un ami m’apprend qu’un paysan de Dahmani a découvert, profondément enfoui, un trésor constitué de très anciennes pièces d’or. Depuis, tout le monde rêve d’un tel jackpot ! La nuit, on creuse avec des outils modernes, parfois importés illégalement, et, pour les plus croyants, le renfort d’azzama, des charlatans qui se font fort de dénicher le magot à coups de prières La prochaine fois, je dirai à Mohamed Tlili que le dernier trésor du Kef n’est peut-être pas celui qu’il croit…

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