À coups de millions

La percée du téléphone mobile a suscité la création de véritables multinationales africaines. Elles ont donné naissance à l’un des secteurs économiques les plus dynamiques du continent, qui emploie des centaines de milliers de personnes.

Publié le 11 juin 2007 Lecture : 7 minutes.

Payer à distance, transférer de petites sommes, consulter les cours des matières premières, commander des fournitures ou, tout simplement, communiquer : à la fois très loin des développements multimédias que peuvent connaître les pays occidentaux, mais au plus près des besoins immédiats des Africains, la téléphonie mobile changera-t-elle l’Afrique ? Pour le moment, aucune étude d’ampleur n’est venue répondre à cette question. Sans doute parce qu’en Afrique tout est allé tellement vite que l’on manque de recul. Fin 2006, cinq ans après que le nombre de lignes de téléphonie mobile eut dépassé celui de lignes de téléphones fixes, 195 millions d’Africains avaient ouvert une ligne de téléphone portable. Un chiffre multiplié par six en quatre ans et qui augmente chaque mois de plusieurs millions. « L’impact sur les économies africaines est significatif, assure Abah Ofon, économiste à la banque britannique Standard Chartered. Il suffit de regarder les investissements entrant dans des pays comme le Sénégal, le Cameroun ou la Côte d’Ivoire. Ensuite, il faut regarder les emplois que les sociétés de téléphonie créent et les rentrées que cela représente pour les États. L’effet multiplicateur sur l’emploi informel est également significatif. De plus, la communication à travers l’Afrique a été largement améliorée via la diffusion du téléphone mobile. Les coûts de communication ont chuté, l’accès à l’information s’est amélioré. Ce dernier point implique aussi des avantages commerciaux. Selon moi, la communication et l’information sont des clés du développement de l’Afrique et cela reste difficile à quantifier. »

Un emploi pour 2 000 à 4 000 clients
Dans beaucoup de pays africains, les sociétés de téléphonie sont devenues des employeurs importants. Celtel emploie en tout 7 000 personnes. Fin 2006, Orange employait 12 500 salariés permanents sur la zone Afrique et Moyen-Orient (qui inclut, outre l’Afrique, la Jordanie) tandis que MTN recensait à la même date 11 481 employés permanents. Fin septembre, Vodacom en comptait 5 321, dont plus de 4 100 en Afrique du Sud, où se trouve son siège social. En moyenne, les sociétés de téléphonie mobile en Afrique emploient un salarié pour 2 000 à 4 000 clients. L’Afrique comptant 195 millions de clients au téléphone mobile à la fin décembre 2006, l’emploi lié à cette activité serait donc supérieur à 100 000 salariés… Un chiffre qui n’inclut pas tous les emplois indirects générés par le fort développement du téléphone mobile.
« Une filiale mobile emploie entre 300 et 1 500 salariés. Plus largement, la téléphonie mobile donne du travail à de nombreuses microentreprises et à des individus, explique Marc Rennard, directeur exécutif international Afrique, Moyen-Orient et Asie chez Orange (France Télécom). En Afrique, nous avons quelques magasins en propre, mais ils restent minoritaires. Au Cameroun ou au Mali, des vendeurs de rue distribuent nos produits. Au Sénégal, 22 000 emplois ont été créés dans 17 000 télécentres. À Madagascar, nous avons un distributeur franchisé, la société Batika. » Les opérateurs ont donc adapté leurs systèmes de distribution au continent. Vodacom a ainsi développé en Afrique du Sud des milliers de boutiques permettant à ceux qui ne peuvent acheter un téléphone mobile d’en utiliser un en cas de besoin dans l’une de ces boutiques « franchisées ». Ailleurs sur le continent, les rues sont également peuplées de cabanes officielles permettant d’acheter des minutes de téléphonie mobile. À chaque fois, le modèle est simple : les revendeurs achètent des cartes prépayées à l’opérateur et revendent des minutes moyennant une commission déterminée. Ils sont des milliers à avoir ainsi trouvé sinon une activité, du moins un complément de revenu.

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Multiplication des investissements
Les sociétés africaines de téléphonie sont également au cur de flux importants d’argent. D’un côté, de très gros investissements étrangers réalisés au cours d’attribution de licences ou de privatisations ont généré des revenus très importants pour de nombreux États africains. Ce fut le cas par exemple lors de la cession de Maroc Télécom au groupe Vivendi, qui avait rapporté en 2001 2,1 milliards de dollars aux caisses de l’État marocain. Ce fut le cas également en 2006 avec la cession de 35 % du capital de Tunisie Télécom pour 2,3 milliards de dollars. En Égypte, la troisième licence de téléphonie mobile a été attribuée mi-2006 pour 2,9 milliards de dollars… Attirant des investissements colossaux, les opérateurs africains sont eux-mêmes de très importants investisseurs dans leurs pays respectifs, procédant aux investissements indispensables au développement des réseaux. Djezzy, le premier opérateur algérien et filiale d’Orascom Telecom, a ainsi investi 457 millions de dollars en 2005 et 392 millions en 2006. Au total, les filiales d’Orascom Telecom ont investi en 2006 environ 850 millions de dollars dans les économies africaines où elles sont présentes.
Celtel International a quant à lui investi 1,14 milliard de dollars en 2006 dans les 14 pays où le groupe est présent, dont 106 millions en République démocratique du Congo et 105 millions en Zambie. Toujours en Afrique, MTC, le principal actionnaire de Celtel, a également investi 172 millions de dollars au Soudan. Entre mars 1999 et mars 2004, le groupe sud-africain MTN a réalisé des investissements nets de 2,49 milliards de dollars. Dopé sensiblement par les activités en pleine croissance au Nigeria, ce montant s’est élevé à 2,04 milliards entre mars 2004 et décembre 2005. Pour la seule année 2006, les investissements nets ont bondi à 5,5 milliards de dollars, dont une très large partie est due au rachat d’Invescom. Entre mars 2004 et mars 2006, le groupe Vodacom a investi 1,9 milliard de dollars, mais cela a été fait essentiellement en Afrique du Sud, la principale source de profit d’un groupe encore très sud-africain. « Du fait de la croissance des réseaux et du parc d’abonnés, nous réalisons des investissements d’une valeur très élevée, explique Marc Rennard. De 80 % à 100 % du bénéfice net est fréquemment réinvesti chaque année, ce qui représente près d’un quart du chiffre d’affaires, contre moins de 15 % dans les pays occidentaux. » C’est d’ailleurs à ce niveau – 15 % du chiffre d’affaires – que devraient se stabiliser les investissements des sociétés de télécoms à l’avenir. C’est déjà le cas, par exemple, des principaux opérateurs sud-africains, leur marché étant arrivé à maturité. Ailleurs, le continent bénéficie encore de la jeunesse du secteur et voit les compagnies les plus jeunes afficher des taux d’investissement supérieurs à 50 % du chiffre d’affaires.

Des bienfaits difficiles à quantifier
Le caractère spectaculaire des chiffres ne doit pas faire oublier que les enjeux dépassent largement la seule question statistique. Malgré un développement impressionnant, les télécoms ne représenteront jamais pour les économies africaines le même apport financier que l’exploitation des matières premières et même les activités agricoles. Si le poids du secteur est parfois relativement important dans certains pays (6,3 % du PIB en Ouganda selon Standard Chartered), il reste généralement assez limité, comme il l’est dans le reste du monde : les sommes générées n’ont en effet aucune commune mesure avec celles que peut engendrer par exemple l’extraction pétrolière. Et le supplément de croissance directement créé est assez faible : selon une étude publiée en 2004 par plusieurs chercheurs de la London Business School, une augmentation de 10 portables pour 100 habitants entraînerait dans un pays en développement type une croissance du PIB par tête de 0,59 % par an par rapport à un pays qui n’aurait pas connu une hausse de téléphone mobile… Le chiffre, pourtant, est injuste : il n’illustre nullement tous les bienfaits indirects amenés par le développement de la téléphonie en termes d’amélioration du contexte économique général.
En termes financiers, la téléphonie mobile ne sortira probablement pas les économies africaines de l’ornière. Mais en termes de communication entre les personnes, elle apporte beaucoup. Son développement peut être comparé à l’influence des routes sur les économies. Le mot « autoroutes de l’information », inventé pour l’Internet, prend alors tout son sens. Au-delà des chiffres d’affaires, la modification des relations des uns aux autres a également une valeur intrinsèque. « Les distances se raccourcissent, les personnes se rapprochent, car la communication est facilitée ce qui, en Afrique, où le lien social est fort, a toute son importance, explique Mirjam de Bruijn, anthropologue au Centre d’études africaines de Leiden, aux Pays-Bas. Aujourd’hui, le portable est un intermédiaire pour les illettrés qui parviennent à communiquer malgré la distance. Même les bandits utilisent le téléphone. Et les Églises envoient des informations et de la promotion via SMS. »
Dans une étude commandée par Vodafone et réalisée en 2004 auprès de communautés rurales en Afrique du Sud et en Tanzanie, le premier bienfait du portable est, de loin, la possibilité de joindre ses amis ou sa famille plutôt que d’aller à leur rencontre. Le portable améliore les relations, l’avis est partagé par 80 % des personnes interrogées. Un constat qui définit l’un des principaux enjeux que doivent désormais affronter les opérateurs de télécoms, comme les économies africaines. Il leur faut viser la démocratisation totale d’un mode de communication devenu indispensable, mais qui a, à ce jour, créé une inégalité entre ceux qui peuvent en disposer et ceux qui ne le peuvent pas. Exception faite des Seychelles et de l’Afrique du Sud, les taux de pénétration en Afrique restent bas, ne dépassant pas 10 % dans certains pays du Sahel, même s’ils sont presque partout en très forte progression. Une réalité qui s’explique principalement par le niveau encore relativement élevé du coût des appels téléphoniques pour une majorité de la population. On estime que les personnes utilisant un portable en Afrique y consacreraient 10 % de leurs revenus, parfois le double. C’est trois ou quatre fois plus que dans les pays développés.

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