Bandar Ibn Sultan

D’où proviennent les moyens d’existence et d’influence, quasiment illimités, de ce prince saoudien munificent qui représenta son pays à Washington pendant un quart de siècle.

Publié le 11 juin 2007 Lecture : 6 minutes.

« L’enquête n’aurait conduit nulle part, sinon à ruiner totalement une relation stratégique pour notre pays. » Ainsi le Premier ministre britannique a-t-il sobrement commenté la décision prise en décembre 2006, sur la demande pressante de l’Arabie saoudite – menaçant d’annuler une commande de 72 avions Eurofighter Typhoon -, de mettre un terme à l’enquête en cours sur le « contrat Yamamah ». Ce vocable paisible, signifiant « la colombe » en arabe, désigne les ventes d’armements, d’un montant de 43 milliards de livres (63 milliards d’euros), de la firme British Aerospace (aujourd’hui BAE) au ministère saoudien de la Défense en 1985.
Tony Blair était interrogé, la semaine dernière à Heiligendamm, sur les révélations de la presse britannique concernant les pots-de-vin records qu’aurait reçus à cette occasion l’ambassadeur de Riyad à Washington, le prince Bandar Ibn Sultan. Les versements visés, qui auraient dépassé 1,5 milliard d’euros sur une dizaine d’années, étaient effectués sur deux comptes du ministère saoudien de la Défense dans des banques de la capitale américaine, et ces sommes étaient utilisées par le munificent Bandar.
Ce membre de la famille royale a laissé sa trace dans nombre de tractations internationales, pour la plupart réussies. Ce petit homme toujours en alerte est un diplomate qui ne se contente pas de représenter son pays et de s’entremettre dans le jeu des puissances ; il a tenu un rôle parfois décisif dans la politique intérieure du pays auprès duquel il fut accrédité pendant vingt-deux ans, rien de moins que les États-Unis d’Amérique.

Ce prince est un bâtard, fils d’une servante. Il n’en est pas moins un petit-fils du fondateur de la dynastie saoudienne, neveu des cinq rois qui se sont succédé depuis 1953 et fils de l’actuel prince héritier Sultan. Il a épousé une cousine, la princesse Haïfa, fille de feu le roi Fayçal. Il est monogame, il a quatre fils et quatre filles.
Après avoir suivi une formation de pilote militaire au Royaume-Uni, puis aux États-Unis, il ne cessa bientôt plus de faire la navette entre les trois pays et les deux cultures, aussi à l’aise de part et d’autre. Il est doté d’une agilité d’esprit stupéfiante. Si bien que ses débuts dans la diplomatie, un peu par hasard, à l’âge de 29 ans, furent couronnés de succès. En 1974, le président Nixon avait promis au roi Fayçal de lui livrer soixante avions de combat F-15, qui n’étaient alors qu’en projet. Successeur de Nixon, Gerald Ford avait renouvelé la promesse, qui devait être accomplie en 1977. Seulement, en 1976, Ford avait été battu par Carter. Il s’agissait alors de convaincre le nouveau président, et c’est à cette fin qu’une délégation militaire dirigée par Bandar fut envoyée à Washington.
Bandar trouva le terrain miné. Entre-temps, le gouvernement israélien avait commandé secrètement 170 avions américains, assortissant cet achat de pressions sur le Congrès pour que les ?F-15 ne soient pas livrés à l’Arabie saoudite. Le jeune officier plongea dans la mêlée. Il eut bientôt ses entrées à la Maison Blanche, Bureau ovale compris, et auprès des parlementaires qui comptaient. Seul, pourrait-on presque dire, contre le puissant lobby israélien, il inversa la majorité au Sénat en quelques jours. Impressionné, Carter lui demanda son aide pour le vote, particulièrement important à ses yeux, de ratification du nouveau traité sur le canal de Panamá. La majorité ne tenait qu’à un fil, et Bandar eut tôt fait de convaincre un opposant qui se trouvait être le seul sénateur arabe – d’origine libanaise.

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Le soldat s’était mué en diplomate. Washington serait sa résidence pendant vingt-sept ans, en ses qualités successives d’attaché militaire et, bientôt, de doyen du corps diplomatique. Il avait vite appris, pendant sa campagne pour le F-15, qu’aux États-Unis les enjeux décisifs sont au ras du sol. Il ne s’était pas embarrassé d’arguments stratégiques ou philosophiques pour convaincre les syndicats que la commande saoudienne créerait des milliers d’emplois aux États-Unis. Son charme et sa munificence l’aidèrent à multiplier ses amis là où il convenait. Ces atouts et le talent du joueur opérèrent avec un succès constant et dans un rayon croissant.
L’avantage, quand on est un diplomate saoudien et du sérail, est qu’on n’est jamais à court de moyens, comme vient de le rappeler l’affaire Yamamah. Sa résidence d’Aspen, au Colorado, est le lieu de fastueuses réceptions. Il sillonne le monde à bord de son Airbus A-340. On ne compte plus les personnalités qui ont profité du voyage, telles que le président Bush père, invité à une partie de chasse en Espagne pour le consoler de sa défaite électorale, au début de 1993, en compagnie de son épouse, de l’ex-conseiller à la sécurité nationale Scowcroft et du général Schwartzkopf, qui prenait sa retraite de commandant en chef victorieux de la guerre du Golfe.

Il faut dire que les relations de l’ambassadeur et du président, amorcées avec Carter, développées avec Reagan et son épouse – par l’intermédiaire de laquelle il arrivait à Bandar de peser sur des nominations – avaient atteint un degré d’intimité stupéfiant avec George et Barbara Bush. Le prince saoudien fut, avec son épouse, le seul couple étranger à la famille invité par les Bush à d’innombrables fêtes familiales En quittant la Maison Blanche, le président improvisa un dîner pour une vingtaine d’amis proches. Bandar était à Riyad. Prévenu à 2 heures du matin, il sauta dans son avion et arriva pour l’apéritif.
Parmi les autres amis plus ou moins intimes, il faut citer le prince Charles d’Angleterre, qui a le même âge que Bandar, qui est comme lui ancien élève de l’école de l’air de Cranwell, et qui l’invita à son second mariage, et Colin Powell, qu’il rencontra en 1979 et qui fut longtemps son partenaire de racquettball, une sorte de squash. Plus surprenante, peut-être, est la très fidèle amitié nouée avec Nelson Mandela, qui, lui aussi, l’invita – seul étranger à la famille avec Thabo Mbeki et Desmond Tutu – à son mariage avec Graça Machel le jour de son quatre-vingtième anniversaire.
Cette intimité avec l’ancien président sud-africain s’est nouée au cours de l’activité commune persévérante et finalement couronnée de succès que déployèrent les deux hommes, en 1997-1998, pour obtenir que Kadhafi finisse par livrer les auteurs présumés de l’attentat de Lockerbie au tribunal écossais siégeant aux Pays-Bas.
Car la vie mondaine du prince Bandar n’est que la partie scintillante d’une activité diplomatique et presque planétaire. Ses relations avec Margaret Thatcher, sans être aussi étroites qu’avec les Bush, sont assez solides pour qu’elle ait copréfacé avec Mandela, et sur un ton élogieux, la biographie du prince. Il faut dire que l’ambassadeur rendit au Premier ministre un service insigne qui valait bien une royale commission. En 1984, Riyad voulait à nouveau acheter des avions américains F-15. Cette fois, le Congrès se montra intraitable contre Reagan, qui, du coup, se laissa convaincre de permettre aux Britanniques de vendre des appareils Tornado aux Saoudiens au grand dam des Français, qui proposaient des Mirage 4000 – 25 % ou 30 % moins chers et sans attendre le feu vert de Washington. De là naquit le contrat Yamamah. Et est-ce faire un rapprochement extravagant que de rappeler la mise en cause, à cette époque, de Mark Thatcher, le fils du Premier ministre, dans une affaire louche restée sans suite judiciaire ?

Bandar fut aussi pour quelque chose dans la définition de la stratégie Reagan contre « l’empire du Mal », et pour beaucoup dans l’aide financière apportée par son pays aux États-Unis pour combattre les régimes marxistes au Nicaragua, en Éthiopie et en Angola. Alors que l’Arabie n’avait pas de relations diplomatiques avec l’Union soviétique, c’est probablement lui qui convainquit Gorbatchev, lors d’un entretien en tête à tête, de retirer ses troupes d’Afghanistan.
En 2005, le prince a quitté ses fonctions d’ambassadeur pour devenir secrétaire général du Conseil national de sécurité, l’organe le plus puissant du pays au moment où Riyad allait devenir le centre de l’activité diplomatique de la région.

1. The Prince, the Secret Story of the World’s Most Intriguing Royal, de William Simpson, HarperCollins, 2006.

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