Ankara sur le pied de guerre

Recep Tayyip Erdogan pourrait autoriser une opération militaire en Irak pour en finir avec les séparatistes du très actif PKK.

Publié le 11 juin 2007 Lecture : 6 minutes.

La Turquie menace de se lancer dans une guerre de grande envergure sur sa frontière orientale dans le nord de l’Irak. L’objectif serait d’éliminer les bases du très actif Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), de détruire définitivement ses ambitions séparatistes et de mettre fin aux attentats terroristes et aux coups de main qui ont enflammé l’opinion nationaliste en Turquie. Mais, comme dans toutes les guerres « asymétriques » menées par une armée conventionnelle contre une guérilla insaisissable, une victoire turque décisive n’est absolument pas garantie – Israël en a fait l’expérience au Liban l’été dernier. Les guérilleros s’évanouissent dans la nature en face de forces supérieures et reprennent le combat le lendemain.

Loin d’éliminer le séparatisme kurde en Irak, la guerre pourrait le relancer en Turquie même où vivent quelque 15 millions de Kurdes. La Turquie a mené une guerre acharnée contre le PKK de 1984 à 1999, avec un bilan de 35 000 morts et quelque 2 millions de personnes déplacées. Le souvenir de cette guerre est encore vivace des deux côtés, et l’on ne tient guère à en découdre de nouveau. Pour les Turcs, l’argument est qu’une campagne décisive contre le PKK serait la meilleure manière de l’empêcher. Ce qui semble certain, cependant, c’est qu’une opération turque dans le nord de l’Irak porterait un sérieux coup aux relations déjà tendues d’Ankara avec Washington, qu’elle déstabiliserait encore le fragile gouvernement du Premier ministre irakien Nouri al-Maliki soutenu par les États-Unis et pourrait même compromettre la croissance économique de la Turquie.
En revanche, une guerre contre le PKK pourrait être politiquement fort utile au Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan dans la perspective des élections législatives du 22 juillet. Elle pourrait apaiser les tensions entre son gouvernement islamiste modéré et les chefs de l’armée, qui veulent en finir avec le PKK. Elle pourrait aussi calmer les attaques de l’opposition kémaliste ultralaïque et ultranationaliste. Un des impératifs de l’héritage de Kemal Atatürk, le fondateur de la République turque, est la défense de « l’intégrité territoriale » de la nouvelle Turquie qu’il a fait resurgir au début des années 1920 des ruines de l’Empire ottoman vaincu dans la Première Guerre mondiale. Les possessions ottomanes ont été pillées à maintes et maintes reprises par les grandes puissances aux xixe et xxe siècles. Atatürk s’était juré que nul ne pourrait plus jamais s’emparer d’une parcelle de territoire turc. Il n’est donc pas surprenant que le séparatisme kurde soit considéré comme une menace mortelle par les Turcs, surtout lorsqu’il est suspecté d’être soutenu par les Américains, comme en Irak.
Du point de vue des Turcs – et en vérité du point de vue de beaucoup d’Arabes -, la destruction par l’Amérique de l’État irakien a eu pour conséquence une violente guerre civile et un nettoyage ethnique entre les communautés, qui doivent inévitablement entraîner un découpage de l’Irak entre des entités chiite, sunnite et kurde, lesquelles pourraient peut-être, plus tard, être regroupées dans une large fédération lorsqu’une certaine stabilité aura été rétablie.
Pour le moment, cependant, le Kurdistan irakien n’est que la partie de l’Irak où règnent une paix et une prospérité relatives. Les Kurdes sont les seuls alliés fiables de l’Amérique en Irak. Avec les encouragements, l’argent et les armes des Américains, les milices kurdes – les peshmergas – ont été chargées de missions de sécurité dans les régions arabes de l’Irak, ce qui a inévitablement conduit les Turcs à soupçonner qu’une partie au moins de ces ressources se sont retrouvées au PKK. Un petit État kurde autonome a déjà vu le jour. Il s’emploie activement à incorporer par un plébiscite officiel Kirkouk et ses environs riches en pétrole. Pour les Turcs, c’est comme agiter un drapeau rouge devant un taureau, car l’absorption de Kirkouk donnerait aux Kurdes les moyens économiques d’une pleine indépendance.

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Le dilemme immédiat qui se pose à Erdogan est celui-ci : ou bien autoriser une opération militaire contre le PKK en Irak et risquer une rupture non seulement avec les États-Unis, mais aussi avec le gouvernement régional turc du nord de l’Irak présidé par Massoud Barzani, et avec le gouvernement Maliki ; ou bien renoncer à une guerre contre le PKK et risquer d’être accusé par les forces armées et par les nationalistes laïcs d’avoir capitulé devant le « séparatisme » kurde.
Beaucoup d’observateurs estiment qu’il y a de fortes chances qu’il autorise une opération dans les semaines qui viennent. Cent cinquante mille hommes avec chars et artillerie sont massés à la frontière irakienne. Des opérations de déminage sont en cours depuis plusieurs semaines du côté irakien de la frontière, et des forces spéciales turques, souvent en civil, se sont, dit-on, avancées jusqu’à 20 ou 40 kilomètres à l’intérieur de l’Irak afin de préparer le terrain et de bloquer les routes qui permettraient au PKK de se réfugier dans les montagnes.
Les provocations ne manquent pas. Au début de juin, une attaque à la grenade de séparatistes du PKK a tué huit policiers et en a blessé six autres dans une caserne de la province turque de Tunceli. Un attentat à la bombe qui a fait sept victimes dans un centre commercial d’Ankara le 22 mai serait aussi l’uvre du PKK. Les affrontements entre forces turques et guérilleros kurdes sont quotidiens. Le PKK serait responsable de quelque cinq cents morts violentes, l’an dernier, en Turquie. La situation est explosive. Une autre étincelle – et un feu vert d’Erdogan – pourraient déclencher une offensive générale.
En fait, c’est surtout aux États-Unis que la Turquie en veut. Elle leur reproche, malgré leurs promesses, de n’avoir pas réglé le problème du PKK. Elle voudrait que les troupes américaines, qui sont partout présentes en Irak, désarment le PKK, ou tout le moins le contiennent. Les États-Unis l’ont inscrit sur la liste des organisations terroristes, mais ils n’ont pas fait grand-chose pour le mettre hors d’état de nuire, sans doute par crainte des réactions de leurs alliés kurdes irakiens.
L’an dernier, à la demande des Turcs, les gouvernements américain et turc ont engagé deux généraux à la retraite, Joseph Ralston du côté américain et Edip Baser pour la Turquie, et les ont chargés de concevoir une stratégie anti-PKK. Résultat zéro, selon Erdogan. Le 3 juin, le secrétaire américain à la Défense, Robert Gates, a demandé à la Turquie de ne pas envahir le nord de l’Irak. Lors d’une conférence sur la sécurité à Singapour, il a formulé l’espoir qu’« il n’y aurait pas d’action militaire unilatérale de franchissement de la frontière en Irak ».
Les États-Unis ont invité Ankara et Bagdad à réduire la tension par des entretiens bilatéraux. Une délégation turque s’est rendue à Bagdad le mois dernier, mais elle ne semble pas avoir obtenu les assurances qu’elle recherchait. Le vice-Premier ministre irakien, Burhan Salih, a affirmé brutalement que l’Irak n’accepterait aucune atteinte à sa souveraineté.
Les Turcs se posent une question jusqu’ici sans réponse : que veulent faire les États-Unis des Kurdes ? Washington a-t-il accepté l’idée d’un État kurde en Irak – ce qui susciterait inévitablement des ambitions comparables chez les Kurdes de Turquie ? Ils ont une autre inquiétude, plus profonde. Les États-Unis et leur allié israélien – qui lui-même entretient de longue date des liens étroits avec les Kurdes – ont-ils l’intention d’utiliser les forces vives du nationalisme kurde pour affaiblir et déstabiliser non seulement la Turquie, mais aussi l’Irak, la Syrie et l’Iran, qui hébergent tous trois une minorité turque à l’intérieur de leurs frontières ? Les Turcs sont clairement conscients de la politique du deux poids deux mesures de l’Amérique. Elle tolère l’occupation prolongée par Israël des territoires palestiniens, les raids quotidiens et le meurtre des résistants palestiniens, le tout au nom d’un prétendu droit légitime d’Israël à l’autodéfense, mais elle s’oppose à la Turquie lorsque celle-ci, toujours par souci d’autodéfense, cherche à protéger son territoire national des séparatistes kurdes. La Turquie a menacé de faire la guerre à la Syrie en 1998, pour forcer Damas à expulser le chef et fondateur du PKK, Abdallah Ocalan. Ocalan est aujourd’hui enfermé dans une prison turque, sur une île, mais le PKK a rebondi et représente à nouveau une menace. La Turquie sera-t-elle forcée de faire la guerre à l’Irak pour défendre la sacro-sainte notion kémaliste « d’intégrité territoriale » ?

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