Haïti : Emmelie Prophète en sa cité
Dans « Les Villages de Dieu », la poétesse haïtienne donne la parole à Cécé La Flamme. Sous forme de chroniques du quotidien, la narratrice raconte les cités populaires de Port-au-Prince. Un texte saisissant.
Celia Jérôme, la vingtaine, nous entraîne dans son quotidien à Port-au-Prince, rythmé par les guerres de gangs entre la cité « Puissance Divine » et « Bethléem ». Appartenir à une bande, c’est l’espérance d’une vie meilleure, aussi fulgurante et éphémère soit-elle. Leurs membres y entrent et y meurent souvent avant d’avoir passé la trentaine.
Entre-temps, ceux qui accèdent, contre de sales besognes, au sommet de la pyramide se surnomment « Jules César » ou « Cannibale 2.0 ». Ils flirtent avec la sensation d’exister, d’être reconnu, d’avoir un semblant de pouvoir, mimant les mécanismes de ce qu’ils entrevoient d’un gouvernement corrompu auquel son peuple accorde peu de légitimé.
Puissance Divine n’est-elle pas un « coin perdu, furoncle sur la lèvre d’un pays malade » ? Célia Jérôme, la narratrice, a grandi dans cette cité. Elle est contrainte d’y survivre seule quand sa grand-mère protectrice décède. À ses côtés, dans la chambre sous taules, Tonton Fredo, l’oncle mutique, alcoolique, qui n’est jamais vraiment revenu de ses années prometteuses aux États-Unis : « Cette Amérique qui n’avait pas voulu de lui, qui ne lui avait fait aucune place parce qu’il n’avait pas de papiers. » Et puis il y a Carlos, qui la rejoint à 18h30 en quête d’un peu de tendresse contre 1 000 gourdes.
Évasion
Célia est « Cécé La Flamme » sur les réseaux sociaux. Son téléphone, qu’elle doit recharger régulièrement dans le troquet du coin faute d’électricité dans les baraquements, est son « lien avec le monde désiré ». Lucarne d’évasion, il lui offre une existence non moins réelle finalement que celle qui se joue dans la négociation quotidienne pour aller au bout du jour.
Je ne montrais pas que le cadavre, je permettais de voir la misère des gens, leur sidération
Avec cet appareil, elle se met à saisir son environnement, à dresser les portraits de ses voisins et voisines, à capter les drames qui s’y jouent : « J’avais sorti mon téléphone et commencé à photographier le cadavre et tous les gens qui l’entouraient. C’est ce qui faisait la différence entre mes photos sur Facebook et celles des autres, je ne montrais pas que le cadavre, je permettais de voir la misère des gens, leur sidération, leur résignation. »
Les Villages de Dieu est constitué de courts chapitres où l’on vit le quotidien de Puissance Divine à travers le regard perspicace et débrouillard de Cécé, dans un présent auquel elle s’accroche plus que tout parce que « pour vivre dans la cité, il fallait croire très fort au présent et l’inventer à chaque seconde ».
Chemins de traverse
La galerie de personnages s’imprime dans les interrelations, négociées selon les intérêts immédiats autant qu’en fonction des places attribuées aux uns et aux autres. Cécé raconte les impossibilités de rêver comme les fantasmes qui tournent aux cauchemars, les espérances balayées, et aussi « la générosité qui résistait à la très grande violence, la misère et l’indifférence ». Elle décrit surtout les chemins de traverse qu’empruntent tant bien que mal nombre d’entre eux, qui « n’avaient pas les moyens d’un autre lieu, d’une autre portion de ciel ».
Le cinquième roman d’Emmelie Prophète nous embarque dès les premières pages. L’écriture emprunte au reportage journalistique un certain art de la description et de l’immersion et aux chroniques d’actualité l’incarnation des personnages, l’urgence du présent et de ce qu’il dit du monde et des êtres. Un texte saisissant.
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