[Édito] Deux ou trois choses que je sais de BBY, par François Soudan
Entré à Jeune Afrique il y a quatre décennies, le directeur de la rédaction rend hommage à Béchir Ben Yahmed, décédé le 3 mai.
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François Soudan
Directeur de la rédaction de Jeune Afrique.
Publié le 25 mai 2021 Lecture : 6 minutes.
Ce n’est pas Béchir Ben Yahmed qui m’a recruté à Jeune Afrique, mais un grand journaliste méconnu à l’écriture ciselée, disparu il y a deux ans, alors titulaire du poste que j’occupe encore aujourd’hui : Philippe Gaillard. Je n’ai été reçu par BBY que six mois plus tard, dans son vaste bureau en rez-de-jardin de l’avenue des Ternes. L’entretien de fin de stage fut bref : avec un salaire mensuel de 2 500 francs, il m’offrait le droit de plonger dans la piscine en me précisant qu’il ne fallait pas compter sur une bouée de sauvetage en cas de noyade.
Pour lui, j’étais dans le rêve alors que lui était dans la vie »
Ainsi débutèrent quatre décennies à ses côtés, qui ont fait ma carrière de journaliste, et, au-delà, ce que je suis devenu. J’avais 25 ans, la barbe et les cheveux longs, je militais au PSU de Michel Rocard et j’avais en poche une carte de la CGT, ce qui effrayait certains cadres de l’entreprise mais faisait sourire BBY, pour qui j’étais dans le rêve alors que lui était dans la vie.
L’exemple d’un chef
À l’époque, on entrait à JA comme on entre en religion : avec foi, passion et patriotisme. L’hebdomadaire se bouclant le lundi soir, les week-ends n’existaient pas, les jours de récupération encore moins, et nous étions quelques-uns à profiter de nos courtes vacances pour sillonner le monde à nos frais sur d’improbables compagnies aériennes et en rapporter des reportages, juste pour le plaisir de les écrire et de les signer. L’exemple d’un chef sans cesse à la tâche, à la fois journaliste, patron de presse et fondateur, donc triplement légitime, faisait que nous acceptions ses incessantes exigences comme autant d’évidences. Nous lui devions tout, et il avait l’élégance de reconnaître auprès de certains d’entre nous qu’il nous devait beaucoup.
Longtemps intellectuelle, mon admiration s’est peu à peu muée en affection »
Contrairement à ce qu’a pu dire à son sujet une demi-cohorte de nains – il s’en trouve toujours, dont le seul talent est de tremper leur plume barbouillée de mélasse dans le fiel de l’aigreur et de la jalousie –, Béchir Ben Yahmed a toujours placé la liberté d’opinion au-dessus des intérêts commerciaux de son Groupe. L’auteur de ces lignes peut en témoigner, lui qui, un an après avoir été embauché, avait valu à Jeune Afrique un procès en diffamation et la perte d’un gros contrat de publicité : « Décidément, vous me coûtez cher », m’avait dit BBY.
Celui que ses détracteurs se plaisent à décrire m’aurait indiqué la porte de sortie, pas lui. Une fois, une seule, Si Béchir m’a demandé de retirer l’un de mes éditoriaux, que je m’apprêtais à publier. C’était à propos de la Tunisie de Ben Ali, quelques mois avant la chute de ce dernier : je m’y montrais très critique et il ne jugeait pas opportun de formuler ce type de jugement – qu’il partageait pourtant – à ce moment-là. Il y mit les formes et je l’acceptai.
Républicain dans l’âme
J’ai toujours admiré Béchir Ben Yahmed. Une admiration qui ne fut ni béate, ni naïve, ni servile, mais qui se fondait sur la capacité qui était la sienne de comprendre et de prévoir, de se mettre à la place de l’autre, d’introduire toujours le facteur temps, de lutter contre sa propre subjectivité. Longtemps intellectuelle tant sa culture générale était impressionnante, cette admiration s’est peu à peu muée en affection et, la pudeur étant l’une de nos caractéristiques communes, je crois, bien qu’il ne s’en soit ouvert, que cette affection était réciproque.
Cameroun, Maroc, Côte d’Ivoire… Nos différends ne furent pas rares »
Ce lien n’a pas empêché nos différends : ils ne furent pas rares, jamais fondamentaux. Sur le Cameroun lors du bras de fer sanglant qui opposa Paul Biya à son prédécesseur Ahmadou Ahidjo, sur la guerre entre l’Irak de Saddam Hussein et l’Iran de Khomeyni, sur le degré de viabilité des bantoustans de l’apartheid, sur le génocide des Tutsis du Rwanda, à propos de Yasser Arafat, de Robert Mugabe, de Laurent Gbagbo ou d’Ibrahim Boubacar Keïta, nous fûmes souvent en désaccord sans qu’à aucun moment BBY ne m’ait empêché, au retour de mission, d’écrire ce qu’il me semblait bon d’écrire.
Nos échanges sur le Maroc ont été animés, parfois passionnés. Ce républicain dans l’âme, dont la conscience politique s’est forgée dans les luttes pour les indépendances tunisienne et algérienne, n’a jamais adhéré aux codes de la monarchie, surtout quand elle s’incarnait en la personne du roi Hassan II, avec qui il entretenait des rapports difficiles.
Subtilité et finesse
Ses amitiés se situaient à gauche de l’échiquier politique marocain : Abderrahim Bouabid, Abderrahmane Youssoufi, l’inamovible ambassadeur du Maroc à Paris Youssef Bel Abbès constituant à cet égard une exception. Le baisemain, les heures d’attente et tout ce protocole auquel il reprochait à ses amis Michel Jobert et Jean Daniel de se plier trop aisément, très peu pour lui.
Certes, d’un roi l’autre, de Hassan II à Mohammed VI, son regard a changé. Driss Basri, ce grand vizir que lui et moi ne supportions guère, est parti, et BBY n’avait aucune gêne à reconnaître que le royaume avait changé – en mieux. Mais ce fond de réticence et d’incompréhension vis-à-vis de ce qu’on appelait le Makhzen ne s’est jamais dissipé tout à fait. Ce qui ne rend que plus méritoire la position qu’il s’est imposée de prendre dès 1975 – alors que JA était largement diffusé en Algérie et fréquemment saisi au Maroc – en faveur de la marocanité du Sahara occidental. Quitte à ce que les intérêts commerciaux du Groupe en souffrent, BBY a toujours pensé et écrit que le Maghreb n’avait pas besoin d’un État de plus.
Sa grande intelligence du monde m’a formé, instruit, élevé »
Béchir Ben Yahmed et moi n’avons pas non plus toujours été en phase à propos de la Côte d’Ivoire. Lors de la crise électorale de 2010-2011, ma sensibilité me rapprochait de Laurent Gbagbo, que je connaissais assez bien, alors que lui soutenait sans s’en cacher Alassane Ouattara, son ami de quarante ans. Mais à aucun moment il n’est intervenu pour tenter d’infléchir ma ligne rédactionnelle, y compris lorsque j’ai publié et commenté les résultats de sondages donnant (à tort) le président sortant vainqueur au second tour.
Lorsque nous en avons parlé quelques mois plus tard, BBY m’a confié qu’Alassane Ouattara, lui non plus, ne lui en avait pas fait reproche, alors qu’il aurait certes pu se plaindre de voir le journal de son ami pronostiquer ainsi sa défaite. Tous deux savaient faire la part des choses, avec cette subtilité et cette finesse qui distinguent certains hommes des autres.
C’est peu dire que Béchir Ben Yahmed m’a fait grandir. Sa grande intelligence du monde m’a formé, instruit, élevé, et je ne lui serai jamais assez reconnaissant d’avoir été mon mentor en journalisme, comme Jean Lacouture le fut en écriture.
De l’indépendance du Zimbabwe au gazage des Kurdes d’Halabja, que JA révéla au monde, de la première biographie en français de Nelson Mandela aux maquis angolais de Savimbi, de la Marche verte à la chute de Bourguiba, en passant par nos entretiens matinaux, rue d’Auteuil, où il me confiait son admiration pour l’exceptionnelle rationalité d’un Deng Xiaoping ou d’un Lee Kuan Yew, modèles asiatiques hélas induplicables selon lui sur le continent africain, beaucoup des souvenirs marquants de ma carrière doivent leur existence à cet Africain capital. Là où il s’en est allé aux premières heures du lundi 3 mai, c’est un peu de mon ADN qu’il a emporté avec lui.
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