Au Nigeria, bienvenue à Lagos

Avec son nouveau livre, Manuwa Street, la journaliste Sophie Bouillon explore sans faux-semblant les inégalités et la violence de la mégalopole.

“Si tu te crois fort, viens à Lagos. Tu verras.” La capitale du Nigeria, le 26 octobre 2020. © AKINTUNDE AKINLEYE/EPA/MAXPPP

“Si tu te crois fort, viens à Lagos. Tu verras.” La capitale du Nigeria, le 26 octobre 2020. © AKINTUNDE AKINLEYE/EPA/MAXPPP

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 25 mai 2021 Lecture : 3 minutes.

Les lecteurs du Polonais Ryszard Kapuscinski (Ébène : aventures africaines) et du Suédois Stig Dagerman (Automne allemand) le savent : il se pourrait que l’avenir du journalisme ne se joue ni sur internet ni dans les quelques journaux papier qui tentent encore de survivre. C’est en tout cas la conclusion à laquelle il est possible d’aboutir après avoir lu Manuwa Street, le nouveau livre de Sophie Bouillon. À mille lieues des dépêches qu’elle rédige depuis Lagos pour l’Agence France Presse, la journaliste de 37 ans propose un long reportage de 140 pages sur l’année qui vient de s’écouler et qui restera dans les mémoires comme l’année du coronavirus.

Fidèle au style qui lui valut le prix Albert-Londres pour Bienvenue chez Mugabe, paru dans dans la revue française XXI, Sophie Bouillon enchevêtre avec délicatesse les détails de sa vie personnelle, ses états d’âme professionnels et ses observations acérées et lucides du quotidien. Elle donne à voir l’énergie et la cruauté de la mégalopole la plus peuplée d’Afrique subsaharienne. Il ne s’agit pas de se raconter dans une perspective d’autofiction nombriliste, mais plutôt d’être honnête avec ce que l’on est quand on vient d’un pays nanti et que l’on est payé pour raconter les soubresauts d’une nation rongée par les inégalités et la violence politique.

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Brutalité du capitalisme

« “Sérieux, de tous les pays où tu peux aller avec ton passeport, c’est ici que tu veux venir habiter ?” La question ne m’était pas destinée. Et pourtant, malgré le brouhaha des discussions et la musique que crachaient les amplis, elle avait résonné particulièrement fort dans mon esprit. C’était enfin le week-end. Un samedi du mois de janvier 2020. Je dinais avec des amis au RSVP, un bar-restaurant branché des îles, avec piscine extérieure, DJ tendance et clientèle VIP », écrit la journaliste sans chercher à cacher d’où elle parle. Quelques pages plus loin, la brutalité du capitalisme nigérian vous percute quand elle raconte les « déguerpissements » et la destruction de quartiers entiers pour le bénéfice de quelques promoteurs.

Derrière les vitres de votre 4X4, vous verrez toujours ces hommes, femmes, enfants qui dorment, se lavent, pissent, défèquent dans chaque rue

« Dix mille personnes. Les militaires secouaient des cloches pour réveiller ceux qui dormaient encore. Ils tapaient sur les portes des maisons. Les chiens aboyaient. “Dépêchez-vous”, criaient-ils. A midi pile, les bulldozers détruiraient tout. Les 10 000 habitants de Tarkwa avaient quatre heures pour évacuer les lieux.» Rien ne viendra empêcher l’évacuation manu militari de Tarkwa Bay dont il ne restera bientôt que des « amoncellements de blocs de béton brisés et de meubles déchiquetés sous les cocotiers ». Et la journaliste reste seule avec son métier dérisoire : « J’ai pris quelques vidéos avec mon téléphone, et je les ai postées sur Instagram. Hashtag : “Il faut sauver Tarkwa.” C’est comme ça qu’il faut dire maintenant, n’est-ce pas ? »

Amarré au milieu des déchets

Pourtant, malgré ce sentiment d’impuissance qui finit par miner les meilleures volontés, Sophie Bouillon croit encore au pouvoir des mots. Et elle les offre généreusement à ceux qui n’ont pas la parole. Manuwa Street est, entre autres, l’histoire d’une rue où se croisent des gens ordinaires que la plupart des journalistes ignorent ou ne veulent pas voir. L’histoire d’une rue de Lagos comme il en existe tant.

« Vivre à Lagos est un rappel à l’ordre permanent de nos privilèges, poursuit l’autrice. Achetez un yacht et invitez-y tous les businessmen les plus riches de la ville, il sera toujours amarré au milieu des déchets et des odeurs d’égouts. Élevez les murs de votre villa tant que vous le pourrez, tentez donc d’ignorer le reste de la ville derrière les vitres teintées de votre 4X4. En partant travailler, vous verrez toujours ces dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants qui dorment, se lavent, pissent, défèquent, se coiffent ou s’habillent dans chaque rue. Dans chaque conteneur ou bâtiment abandonné. Dans chaque recoin. Sur chaque mètre carré de la ville. » Bienvenus à Lagos !

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Manuwa Street, de Sophie Bouillon, Premier Parallèle, 140 pages, 16 euros

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