Rêve d’abondance

De la capitale et de ses banlieues comme de l’intérieur du pays, voire de l’Algérie voisine, on converge de partout vers l’hypermarché Carrefour de Tunis. Même si beaucoup admirent plus les produits qu’ils ne les achètent.

Publié le 11 avril 2005 Lecture : 4 minutes.

C’est la sortie de la semaine, le loisir par définition, la boîte à rêves. Une salle de cinéma ? Une galerie d’exposition ? Un parc d’attractions ? Vous donnez votre langue au chat ? La destination favorite des Tunisiens est le géant du commerce français : Carrefour. 10 000 m2, 55 commerces, 1 800 places de parking, de quoi satisfaire tous les goûts et ruiner les petites bourses. Le complexe est situé entre Tunis et sa banlieue Nord, sur un ancien terrain vague devenu une véritable aubaine pour les promoteurs immobiliers : un balcon sur le parking de l’hypermarché vaut presque aussi cher qu’une vue sur le port de Carthage !
Tunis se souvient encore du jour de l’inauguration, ce 14 avril 2001 : 6 000 visiteurs, au prix d’embouteillages monstrueux, de discussions animées dans les foyers… Et de panique chez les autres distributeurs – comme Promogros ou Bonprix – qui vont s’empresser de réviser leurs heures d’ouverture, leurs prix, leurs campagnes publicitaires. La fréquentation de Carrefour ne faiblira pas pour autant. La route de la Marsa est encombrée tous les jours de la semaine, mais surtout le week-end où l’on redoute les heures de sortie de Carrefour comme la fin d’un grand match. Deux bonnes heures sont parfois nécessaires pour parcourir les 15 kilomètres qui séparent le site du centre-ville. Mais l’on ne s’énerve pas pour autant. La sortie vers l’hypermarché n’est pas une corvée, comme souvent en Europe, mais un véritable plaisir. Un plaisir auquel on se prépare : les hommes se mettent sur leur trente et un, les dames ont pris soin de passer au hammam ou chez le coiffeur.
C’est qu’on vient de partout pour visiter Carrefour. De la capitale comme de ses lointaines banlieues, de l’intérieur du pays comme de l’Algérie voisine. Des cars traversent en effet la frontière, affichant pour destination : Oran-Carrefour. Destination unique, séjour bref, tourisme utile. Le voisin algérien qui venait naguère faire ses courses dans les petites villes frontalières et prenait plaisir à faire un brin de causette avec la population locale se contente aujourd’hui de regarder le cousin tunisien à travers les vitres de son autobus.
Il faut dire que l’espace, bien aménagé, tranche avec les centres commerciaux bon marché du Palmarium, ou avec ceux, froids et trop chers, des Berges du Lac. Ici, boutiques chic, prêt-à-porter de marques accessibles, kiosques à journaux et parfumerie se côtoient. Des aires de repos offrent une restauration rapide, un cadre agréable et un des meilleurs cafés de Tunis. Des familles entières s’y attablent. On y rencontre la jeune secrétaire comme le cadre supérieur, le paysan de Béja comme le directeur du journal local venu observer la foule. Des adolescentes se pavanent dans les allées. Elles vont à Carrefour comme on va au bal, avec l’espoir d’y rencontrer l’homme de leur vie. Des responsables de sociétés privées y préparent leurs réunions. Antonio, un Tuniso-Italien à la retraite, vient ici trois fois par semaine pour se livrer à son exercice favori : admirer la beauté des consommatrices tunisiennes. Un vieux monsieur avoue qu’il vient surtout l’été, pour échapper à la canicule extérieure.
À l’intérieur de l’hypermarché, les rayons offrent une gamme de produits variés avec plusieurs marques au choix : fruits et légumes, prêt-à-porter, électroménager ou livres. Plus besoin d’aller dans un magasin spécialisé. Avec, en prime, des promotions en toute saison. Pas question de crier à l’impérialisme non plus. Les produits tunisiens sont présents, triés sur le volet. On ne traite pas n’importe comment avec Carrefour, et on ne lui refile pas n’importe quelle marchandise, le client en est persuadé. Les prix, quant à eux, varient. Certains articles coûtent moins cher que dans la distribution traditionnelle. Mais, au final, la facture est souvent plus salée : on croit faire des économies, mais l’on dépense généralement davantage en cédant à la tentation…
Toutefois, le piège de Carrefour est moins dans la dépense que dans l’illusion de se procurer le « produit étranger ». Du parking aux barrières de sécurité, de la tenue des caissières à la qualité du service, tout est disposé pour vous faire croire qu’une fois à l’intérieur vous êtes de l’autre côté de la Méditerranée. L’abondance règne. Les rayons sont bien approvisionnés, les étiquettes bien collées, les vêtements rangés sur des cintres. Une sélection de vins et de fromages français attire le gastronome. Carrefour, c’est le voyage en Europe à moindres frais.
C’est aussi l’espace où il est possible de s’imaginer que l’on fait partie des acheteurs nantis. Celui de la liberté de consommation. Il suffit de tendre la main pour se procurer le produit. Parfois même, il suffit de faire semblant d’acheter. Telle cette famille qui pousse devant elle deux énormes chariots ; les adultes scrutent les prix et choisissent, les enfants se hissent pour attraper des barres de chocolat. Les moins sages en profitent pour avaler un pot de yaourt. Tout le monde s’achemine vers la caisse et, une fois devant… la famille abandonne les deux chariots et se dirige vers la sortie, les mains vides. Le geste tient lieu de consommation. Carrefour, ou l’illusion d’exister.

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