Peut-on enfin y croire ?

De sommets en rencontres, de promesses en résolutions mort-nées, après plus de deux ans de crise, le pire était presque certain pour le pays. L’accord de Pretoria relance le processus de paix, et fait renaître l’espoir.

Publié le 11 avril 2005 Lecture : 12 minutes.

Il aura fallu attendre deux ans et trois mois pour voir à nouveau s’asseoir à la même table Laurent Gbagbo, Henri Konan Bédié, Alassane Dramane Ouattara et Guillaume Soro, les quatre principaux acteurs de la crise qui secoue la Côte d’Ivoire depuis le 19 septembre 2002. Le 24 janvier 2003, c’était à Paris, au Centre de conférences de Kléber, sous l’égide de Dominique de Villepin, l’ancien ministre français des Affaires étrangères. Le 3 avril 2005, les frères ennemis ont accepté de se rendre à Pretoria pour se réunir autour du chef de l’État sud-africain Thabo Mbeki, nommé médiateur de l’Union africaine (UA) dans la crise ivoirienne, début novembre 2004, alors que de sanglants affrontements opposaient, à Abidjan, soldats français de l’opération Licorne et « Jeunes patriotes ».
Loin de l’ancien colonisateur, à 5 000 kilomètres du marigot ouest-africain, mais en terre africaine, avec aux commandes un Mbeki dont la méthode (voir encadré page 13) ressemble peu à celle de ses homologues francophones, les protagonistes ivoiriens se sont sentis à la fois dépaysés et libres. Résultat : ce qu’on annonçait, à la fin mars, comme le « minisommet » de Pretoria s’est transformé en une véritable rencontre-vérité de trois jours. Tout au long du conclave, le président Gbagbo, l’ancien chef de l’État et président du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), Bédié, le président du Rassemblement des républicains (RDR), Ouattara, le chef de file des Forces nouvelles (ex-rébellion), Soro, ainsi que le Premier ministre Seydou Elimane Diarra ne se quittaient que pour quelques heures de repos chaque nuit. Récit d’un marathon de trois jours et de pas moins de cinquante heures au terme duquel « l’accord de Pretoria sur le processus de paix en Côte d’Ivoire », un document en dix-huit points, a été signé par les cinq « leaders » et le médiateur Mbeki.

Dimanche 3 avril, 13 heures.
Laurent Gbagbo vient juste d’arriver en terre sud-africaine ; Bédié, Diarra, Ouattara et Soro l’y ont précédé au moins la veille. Savait-il que Thabo Mbeki avait l’intention de réunir les cinq « chefs » à huis clos, sans leur délégation ? En tout cas, les grosses pointures de son camp (l’ex-Premier ministre et actuel numéro un du Front populaire ivoirien – FPI, parti présidentiel -, Pascal Affi Nguessan, le président de l’Assemblée nationale Mamadou Koulibaly…) ne sont pas avec lui à Pretoria. Seuls Adou Assoa, son ministre des Eaux et Forêts, Sarata Ottro Zirignon Touré, la directrice adjointe de son cabinet, son porte-parole Désiré Tagro, et deux communicants, Richard Assamoa et Sylvère Nebout, l’accompagnent. Un choix imposé indirectement par Mbeki, qui a convié Laurent Gbagbo en tant que président de la République, et non pas comme dirigeant du FPI. Échaudé par la façon dont son homologue ivoirien a géré l’après-Marcoussis – il ne se sentait pas particulièrement tenu par ces accords, pourtant signés par son propre parti -, le nouveau médiateur a préféré jouer la carte personnelle. Une stratégie qu’il imposera également aux adversaires de Gbagbo, engageant ainsi la responsabilité de ceux qu’il estime être à la fois l’origine et la solution de la crise. Pour certains membres de l’opposition, cependant, l’absence des plus « durs » du régime inquiète. Comment vont-ils réagir à un futur accord qu’ils n’ont pas négocié ?
Ce dimanche 3 avril vers 13 heures, Laurent Gbagbo arrive à la résidence des hôtes de Pretoria. Il y est rejoint par les quatre autres chefs de délégation. Photo de famille dans le hall, autour de Mbeki. L’atmosphère est tendue, on ne se serre pas la main, mais on se prête, bon gré mal gré, à la volonté du médiateur de l’UA, totalement à l’aise, qui lance, sur le ton de la plaisanterie : « C’est seulement quand on aura conclu positivement nos discussions que les avions décolleront d’Afrique du Sud. » Quelques minutes plus tard, il est avec les frères ennemis à la même table. D’abord celle du déjeuner, qu’ils partageront, ensuite celle d’une salle plus intime, où ils plancheront seuls à partir de 15 heures.
Deux heures plus tard, la trentaine de membres des délégations attendent toujours d’être conviés aux discussions, avant de comprendre qu’il n’en sera rien. Sans doute plus agaçant à leurs yeux : ils n’avaient reçu aucun emploi du temps précis de la réunion. Notamment chez les Forces nouvelles, plus réservées. Seule une feuille comportant les huit points à l’ordre du jour avait été distribuée. Ils se révéleront d’ailleurs rapidement caducs, car plutôt que de commencer par le premier, le noeud gordien de la crise (la nationalité, l’article 35 de la Constitution relatif aux conditions d’éligibilité à la présidence de la République), Mbeki a préféré parcourir, tout l’après-midi et la soirée du 3 avril, la longue lettre d’invitation qu’il avait envoyée à ses hôtes du jour à la mi-mars. Un exercice qui ressemble davantage à de la palabre qu’à un exposé des problèmes auxquels il faut trouver une solution.

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Dimanche 3 avril, 23 heures.
La première journée est terminée. On prévoit que le « minisommet » risque de s’éterniser. Mbeki remercie ses invités et les convoque le lendemain à 10 heures. Les délégations quittent la résidence sous escorte rapprochée. Les chefs et leurs seconds s’engouffrent dans des Mercedes blanches, les autres, qui ont attendu toute la journée dans les salons adjacents, montent dans des minibus. Gbagbo et sa délégation logent non loin, au Sheraton de Pretoria. Les autres à Johannesburg (à 50 kilomètres de là) : Ouattara, Diarra, Soro et leurs amis, à l’Intercontinental du quartier chic de Sandton. Bédié et ses camarades du PDCI au Park Hayat de Rosebank. À l’arrivée, pas question de s’éterniser dans le hall ou au bar. La fatigue gagne. Et, surtout, Mbeki est convenu avec ses hôtes de garder secrète l’évolution de leurs travaux : rien ne sortira de la pièce où ils se sont enfermés. Il faut éviter les réactions des extrémistes, là-bas, en Côte d’Ivoire. Tout au plus débrieferont-ils les très proches, à l’abri des oreilles indiscrètes. Mais comment résumer dix heures de conversation quand on rentre à l’hôtel à minuit, éreinté, et qu’il faut en repartir au petit matin ? Ils ont juste le temps de leur indiquer que, le lendemain, les questions importantes des réformes législatives, du processus Désarmement, démobilisation, réinsertion (DDR) et de l’article 35 seront abordées et que tous visent le même but : les élections d’octobre 2005, seule sortie de crise possible.

Lundi 4 avril, minuit.
Chacun est rentré à l’hôtel. La journée a été très longue. Les six négociateurs (Gbagbo, Bédié, Ouattara, Diarra, Soro et le président sud-africain) ont poursuivi leurs discussions à bâtons rompus. Mbeki, de l’avis de tous, tient parfaitement son rôle. Humble mais directif, sérieux mais parfois badin, sa modestie (soulignée par Gbagbo) désarçonne d’autant plus qu’elle s’accompagne d’une fermeté et d’une « inventivité » (Bédié) dont il a déjà su faire preuve dans les autres médiations qu’il a conduites sur le continent. Sa disponibilité totale et sa volonté sincère de parvenir à un accord détendent les cinq hommes. « Il s’est impliqué personnellement », explique son ami et vice-ministre des Affaires étrangères, Aziz Pahad. Autre avantage, il se garde de tout favoritisme. S’il peut apprécier le côté policé anglo-saxon de Ouattara, il reconnaît que Gbagbo revient de loin et qu’il faut cesser de le condamner de toutes parts.
Les Ivoiriens commencent à le connaître. « La balle est peut-être dans son camp », estime un délégué des FN, « mais il fait déjà partie de l’équipe. On n’a pas tiré de leçons des échecs précédents. Mbeki y compris. C’est à son tour d’être à l’épreuve ». En clair, de se frotter aux cinq protagonistes de la crise. Seul, lui aussi. Il n’est accompagné que de Mojunku Gumbi, sa conseillère juridique, qui prend les notes dont l’équipe saura faire bon usage au moment de la rédaction du communiqué final (voir ci-contre).
À la fin de la journée, les six hommes ont bien avancé. Le statut de la Radiotélévision ivoirienne (RTI) va être revu, et on la remet sous la tutelle du ministre de la Communication, Guillaume Soro. La composition de la Commission indépendante électorale (CEI) est réaménagée, avec l’arrivée en son sein de membres issus des FN. Le désarmement « concomitant » (le retour en caserne des forces régulières et le cantonnement des rebelles) est approuvé. Du déjà-entendu, que Mbeki remet à nouveau au goût du jour. Mais tout le monde accepte que le futur texte final du sommet comporte une « déclaration de fin de guerre ». Ce n’est pas une première, non plus.
Si la plupart des délégués sont condamnés à s’armer de patience, certains d’entre eux se rencontrent à la demande de leurs « chefs ». Dans une pièce voisine, le colonel Gouri, représentant du colonel Philippe Mangou, chef d’état-major (Cema) des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci), s’entretient avec le colonel Soumaïla Bakayoko, Cema des Forces armées des Forces nouvelles (FAFN), en présence d’Alain Donwahi, président de la Commission DDR. Objet de la discussion : la reprise du dialogue sur le terrain. Rendez-vous est pris pour le 14 avril, à Bouaké, en présence de la médiation sud-africaine. « Si tout se passe bien d’ici là, les experts que j’envoie dès le 7 avril sur place s’occuperont de superviser la coopération entre les deux états-majors, confie Mosiua Lekotha, le ministre sud-africain de la Défense. Si la situation se radicalise, je m’y rendrai moi-même ».

Mardi 5 avril, 17 heures.
Dans le grand jardin de la résidence, Alphonse Djé Djé Mady (secrétaire général du PDCI), Louis-André Dacoury Tabley (secrétaire général adjoint des FN), Ali Coulibally (porte-parole du RDR), Noël Nemin (PDCI) et Henriette Diabaté (secrétaire générale du RDR) se reposent et plaisantent entre eux en cette fin d’après-midi. Voilà déjà six heures qu’ils surveillent les très brèves sorties de leurs « patrons ». Il leur faudra encore cinq heures de patience avant d’aller se coucher. Certains ne peuvent réprimer des bâillements, d’autres sont convoqués à l’intérieur pour apporter rapidement une précision à une question sur laquelle butent les négociateurs, et d’autres encore font quelques incursions, juste pour essayer de savoir… « Ils auraient bien été inspirés de nous mettre un téléviseur, rigole l’un des délégués. Qu’au moins on ait de quoi s’occuper. »
Mais, si deux jours auparavant, on s’énervait facilement du peu d’informations que le protocole sud-africain avait daigné divulguer sur le déroulement de la rencontre, on commence finalement à se faire à ces pratiques diplomatiquement peu correctes. Pour l’un des membres d’une délégation du G7 (sept des dix signataires des accords de Marcoussis), cette mise à l’écart est regrettable, car, une fois rentré à Abidjan ou à Bouaké, comment faire pour défendre, aux yeux des militants et de la population, les conclusions d’un texte signé par les chefs et dont on n’a pas suivi l’élaboration ? Pour un représentant du Premier ministre, en revanche, la méthode « concentrée » peut se révéler efficace : à Accra III (fin juillet 2004), les nombreux délégués avaient tous une interprétation différente des textes et de la situation. Pour le médiateur sud-africain, la stratégie est claire : discuter en conclave avec les responsables des partis est la seule manière de trouver une solution politique à une crise purement politique.
Dans la salle, les négociations atteignent leur moment crucial. On a décidé de faire suivre les travaux de la Commission indépendante électorale (CEI) et du Conseil constitutionnel par un superviseur nommé par les Nations unies. Les lois prévues par les accords de Marcoussis – pour la plupart votées en décembre dernier -, qui n’ont respecté ni la lettre ni l’esprit desdits accords, repasseront devant les députés d’ici au 30 avril. Les négociateurs ont accepté, à la demande de Bédié, le plan pour la sécurité des ministres issus des FN à Abidjan. Et Soro, le retour de ses camarades ministres au gouvernement ainsi que le principe du désarmement. Mbeki a également fait admettre à Gbagbo le démantèlement des milices sous la direction du Premier ministre, Seydou Diarra, de l’armée régulière et des « forces impartiales » (soldats français et forces de l’ONU). Reste le problème de l’éligibilité des candidats à la présidentielle. Le médiateur a gardé le plus difficile pour la fin.
Gbagbo demande alors un aparté avec Bédié et Ouattara. Seuls, les trois hommes concernés par la réforme de l’article 35 concluent un pacte qu’ils tiendront secret. En fait, selon de bonnes sources, les trois hommes se sont accordés pour décider ce qui avait été déjà admis à Marcoussis en janvier 2003 : la possibilité laissée à tous de se porter candidat à la présidentielle. Et sont convenus de s’en remettre à Mbeki pour faire aboutir cet accord. Gbagbo reconnaîtra lui-même que, n’ayant pas été capables de s’entendre sur cette question, les Ivoiriens ne voient pas d’un mauvais oeil l’implication réelle de la communauté internationale. Mbeki contactera donc le secrétaire général de l’ONU Kofi Annan et le président en exercice de l’UA Olusegun Obasanjo pour leur exposer la solution, avant de la rendre publique, une semaine après la publication du communiqué final. Pour la première fois depuis plus de deux ans, on ne mentionne même pas la question du référendum.
C’est l’heure de la pause. L’ambiance est au beau fixe. Gbagbo vient même dire bonjour à Sidiki Konaté, qui papote autour d’un café avec le colonel Bakayoko et Noël Nemin. « C’est la première fois qu’on se parle depuis septembre 2002 », se réjouit le porte-parole de Soro. « Il m’assure qu’on avance vers la paix. Qu’on est tous fatigués. Qu’on la veut tous. »
Les délégations rentrent à minuit ; la déclaration finale a été revue et corrigée en anglais par tout le monde. Malgré quelques fuites vite contenues, l’heure est au « silence-radio ». « On ne veut pas recommencer Accra III, où l’on s’était mis d’accord avant que Gbagbo se rétracte sur la déclaration finale », explique un délégué.

Mercredi 6 avril, 13 h 30.
Dans la salle plénière de la résidence, les membres des cinq délégations installés en cercle se taisent soudainement. Le président sud-africain vient de faire son entrée, suivi de Gbagbo, Bédié, Ouattara, Diarra et Soro. On attendait la déclaration finale vers 9 heures. Des précisions dans la traduction (les délégations n’ont reçu la version française que vers 3 heures du matin à leurs hôtels respectifs) et les ultimes rectifications ont retardé la fin du sommet. Tout le monde – délégués, journalistes et observateurs – est suspendu aux lèvres de Mbeki.
De sa voix posée, le médiateur énumère les décisions prises par les quatre principaux protagonistes de la crise, les engagements contractés et le calendrier établi. Tout paraît si simple. « Dans quelques jours, nous connaîtrons la décision prise sur la question de l’éligibilité à la présidence, précise-t-il. Et j’espère sincèrement que cela mettra un point final à la question pour qu’on puisse promouvoir le processus de paix. » Il termine en disant : « Si personne ne lève la main pour s’opposer à l’accord de Pretoria sur le processus de paix en Côte d’ivoire, je le déclare accepté et j’invite chaque leader à venir signer. » Ouattara et Soro, assis côte à côte, se sourient. Gbagbo plaisante avec Mbeki. À la table d’un autre parti d’opposition, on murmure : « Gbagbo a signé ! »
Tout le monde est unanime pour reconnaître les mérites de Mbeki. « C’est la première rencontre ivoirienne sans témoin non africain, se félicite Richard Assamoa, conseiller en communication de Gbagbo. C’était donc une rencontre fraternelle. »
Aziz Pahad souligne, lui, que même si l’accord de Pretoria n’annonce rien de vraiment neuf, ils ont tous admis l’avoir signé volontairement. « Ils doivent rentrer chez eux maintenant et expliquer à leur peuple la nécessité de résoudre le problème. S’ils interprètent l’accord de manière divergente, le médiateur s’est donné le droit d’arbitrer. » Aura-t-il besoin d’en user ?

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