Lokua Kanza, le passeur de sons
L’artiste congolais revient avec « Moko », un album qui voyage entre les continents et les générations. Le multi-instrumentiste s’est découvert une nouvelle vocation : transmettre.
On s’était habitué à ce que Lokua Kanza prenne son temps entre deux albums. Mais le précédent, Nkolo (World Village) remonte tout de même à… 2010. Qu’a fait l’artiste congolais pendant onze ans ? « J’ai travaillé, j’ai beaucoup travaillé », glisse-t-il de sa voix douce. Il y a d’abord eu une parenthèse de trois ans pour « soucis d’ordre privé », qui ont précipité son départ du Brésil pour rejoindre la France, où il vit encore, à Boulogne, en région parisienne. Puis le multi-instrumentiste s’est lancé dans un enregistrement au long cours pour aboutir à ce nouveau disque « Moko » dont la sortie est prévue le 4 juin prochain.
Étonnantes fiançailles
Pendant huit ans, Lokua Kanza a joué à saute-frontières. Il s’est invité dans les studios de douze pays différents : RDC bien sûr, mais aussi Sénégal, Côte d’Ivoire, Cameroun, Afrique du Sud, Nigeria, Hongrie, Brésil, USA, Inde, Angleterre et France. À l’écoute de l’album, ce tour du monde saute aux oreilles : on y entend pas moins de sept langues et des instruments inhabituels, comme la flûte du virtuose indien Naveen Kumar ou les synthés hypnotiques du français Jean-Philippe Rykiel. En douceur, Lokua Kanza provoque d’étonnantes fiançailles entre la rumba et le mbalax ou la bossa et l’orchestre symphonique de Budapest mené par l’arrangeur allemand Chris Walden.
Cet album aux airs d’auberge espagnole, parfois menacé comme les précédents par une overdose de bons sentiments, impose néanmoins une évidence : Lokua Kanza est un étonnant « métisseur » de genres, de talents, de générations. Un passeur. Il réussit à concilier l’inconciliable. « J’ai demandé à l’une de mes parolières, Laurence Dugas-Fermon, de faire sonner des mots français comme si ce n’était pas du français, reconnaît-il, tout sourire. Beaucoup d’auteurs s’étaient cassés les dents là-dessus, mais elle a produit un texte aux allitérations très rythmiques, Melopyg peut passer à l’écoute pour un dialecte africain ! »
« Tonton » Manu Dibango
Sur le disque, les stars invitées se suivent sans se ressembler : ses vieux complice sénégalais Wasis Diop et congolais Ray Lema, le jeune koriste malien Sidiki Diabaté, le percussionniste ivoirien Paco Séry, la chanteuse camerounaise Charlotte Dipanda… « Mes collaborateurs sur l’album ont entre 4 ans et 86 ans », s’amuse-t-il. Sa plus petite fille, Lolé Lokua, avait 4 ans au moment de l’enregistrement du titre Love is the power, sur lequel elle participe aux chœurs. L’invité de 86 ans n’est autre que Manu Dibango, qui a mis son saxophone au service du chanteur peu de temps avant de disparaître.
« J’étais chez moi quand on m’a dit que tonton était parti, se souvient Lokua Kanza, toujours ému. J’ai d’abord cru à une mauvaise blague. Puis j’ai réalisé qu’il me fallait accepter son départ. C’est une énorme perte pour nous tous, pour la musique, pour moi. Manu a donné un grand coup d’accélérateur à ma carrière. On s’est rencontrés lorsque je jouais dans l’orchestre des Redoutables d’Abeti à Kinshasa, il m’avait dit après le concert : « Rendez-vous à Paris. » Et il m’a ouvert les bras lorsque j’ai été le retrouver en France. C’est grâce à lui que j’ai pu jouer, seul, devant 6 000 à 8 000 personnes ! Quand j’ai demandé à Claire (ndlr : Diboa, sa manageuse) combien il fallait payer Manu pour son featuring dans l’album, elle m’a dit : « Ça va te coûter très très cher ! » Puis elle m’a envoyé un texto : « Zéro franc CFA. » Tonton était comme ça… d’une générosité incroyable. »
Miriam Makeba fut mon mentor… sans le savoir
D’une mère tutsi originaire du Rwanda et d’un père de l’ethnie mongo, Pascal Lokua est né le 21 avril 1958 à Bukavu, dans l’est de l’actuelle RDC. Il apprend à chanter dans une chorale d’église après avoir déménagé à Kinshasa. Parmi les aînés qui ont compté, Lokua Kanza cite aussi Miriam Makeba. « C’est plus tard que j’ai compris que je pouvais faire de la musique un métier : quand j’ai vu Miriam Makeba sur scène au stade du 20-Mai, se souvient-il. Je suis tombé amoureux de la femme, de sa personnalité, de son talent, alors que je ne comprenais rien de ce qu’elle disait, à part les mots en swahili. »
Quelques années plus tard, le bassiste de la star sud-africaine, Raymond Doumbé, lui confie qu’elle aimerait qu’il compose pour elle. Il n’y croit pas. Plus tard encore, alors qu’il lui a fait porter des roses dans sa chambre, en marge du festival allemand de Würzburg, il la rencontre enfin. Premiers mots de la diva : « Où sont mes chansons ? » Il lui composera plusieurs titres (après neuf mois de procrastination angoissée) et réalisera même un duo avec la chanteuse panafricaine. « Elle fut mon mentor… sans le savoir », reconnaît celui qui a longtemps pratiqué en solitaire en imaginant ce qu’elle pourrait penser de son travail.
Encadrer et encourager les jeunes
Passé par le conservatoire à Kinshasa, et par le Centre d’informations musicales (CIM) de Paris, il se définit comme l’antithèse du musicien africain autodidacte. Après avoir beaucoup reçu de ses aînés, il veut lui-même aujourd’hui transmettre aux nouvelles générations. Depuis 2016, il est l’un des jurys de The Voice Afrique Francophone, émission pour laquelle il s’est encore rendu à Abidjan il y a quelques semaines. « Tous ces jeunes gens, aussi talentueux soient-ils, ne sont pas ceux qui sont réellement médiatisés, regrette-t-il. Ils ne se prennent pas pour des stars, ils bossent. Mais le talent et le travail ne suffisent pas. Il faut une infrastructure, un manager, un producteur… » Lui-même a invité Pamela Baketana, la candidate qu’il avait coachée (victorieusement) lors de la première édition du programme télé, sur un titre de son dernier album, « Tout ira mieux. »
Je rêve de créer une école, même si elle n’a pas de locaux physiques. Il faut que les États africains nous donnent des moyens
Au sein de la Confédération internationale des sociétés d’auteurs et compositeurs (Cisac), il a déjà milité avec Angélique Kidjo pour que les jeunes artistes africains aient la possibilité de vivre plus facilement de leur travail. « Je rêve aujourd’hui de créer une école, même si elle n’a pas de locaux physiques, révèle-t-il. Il faut que les États africains nous donnent un peu de moyens, mais c’est notre devoir à nous d’encadrer et d’encourager les jeunes. Il ne faut pas qu’il n’y ait qu’un Lokua, qu’on reste dans le rêve du grand frère, il faut aller beaucoup plus loin. »
À 63 ans, le papa de six enfants travaille aussi à la transmission au sein de sa propre famille. « Je ne dissuade pas mes enfants d’apprendre la musique », rigole-t-il. C’est son propre fils, Stephy Lokua, ingénieur du son de 35 ans, qui a travaillé avec lui sur son dernier disque. « Ça n’a pas été facile ! On s’est même souvent pris la tête. On voulait aller dans des directions différentes, mais finalement, on a trouvé une voie commune. »
Une série de concerts africains
Pour l’instant, il n’y a pas de tournée prévue dans la foulée de la sortie de Moko, du fait de la pandémie. Mais le chanteur envisage une série de concerts africains. « Si on y arrive, j’aimerais en profiter pour faire des masterclass ou proposer à des jeunes d’assister aux répétitions. C’est si important de voir des musiciens au travail », rêvasse-t-il. Peut-être pense-t-il alors à ses fugues d’adolescent à Kinshasa, lorsqu’il quittait en douce la maison familiale pour aller écouter ses idoles : Franco, Tabu Ley Rochereau et le Grand Kallé. Un jour, une de ses sorties l’a même conduit en prison, où, pendant deux jours, il a chanté pour divertir ses compagnons de cellule.
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